Comment avons-nous pu
l'oublier si longtemps ? Ana Mendieta est une des artistes les plus
bouleversantes que nous aient offertes les années 1970 : la
remarquable rétrospective que lui consacre la Hayward Gallery de
Londres le rappelle enfin. Et pourtant…
Il y a peu de temps que ressurgit sa
mémoire. Longtemps, son œuvre est restée dans l'ombre d'un géant, le grand
sculpteur minimaliste Carl Andre, son amant. Et l'histoire s'est surtout
souvenu de la troublante plasticienne comme de la victime d'un fait divers
tragique : sa chute mortelle, le 8 septembre 1985, du 34eétage d'un immeuble
new-yorkais du Greenwich Village. Meurtre ou suicide ? On savait le couple des
plus turbulents, leurs disputes toujours violentes. Mais le doute persiste sur
les circonstances du drame. Carl Andre a été relaxé après trois ans
de procès. Elle avait 36 ans.
Mais déjà, elle avait
développé une œuvre remarquable. Celle d'une pionnière qui mixa l'art corporel
et le "land art", interrogeant précocement les questions de genre
sexuel. Celle d'une singulière qui mêla le terreau de ses origines
cubaines aux influences de l'art conceptuel. De son corps, elle fit une terre
de conquête, le lieu de toutes les questions. Nul hasard si elle est devenue
une des héroïnes des historiennes d'un art féminin, ou féministe.
Dès ses débuts, en
1972, la jeune étudiante colle sur son visage les poils d'une barbe, en clin
d'œil aux élans transsexuels d'un Marcel Duchamp. L'année suivante, elle met en
scène un viol dont elle aurait été la sanguinolente victime, invitant le public
à découvrir son corps malmené dans son appartement.
LE CORPS ET LA TERRE
C'est de 1973 à 1980
qu'elle réalise sa série la plus connue, celle des "Siluetas". Lors
de nombreuses performances, elle entre littéralement en dialogue avec la terre,
comme en témoignent aujourd'hui photographies etvidéos que
dévoile en intégralité l'exposition londonienne. On y voit sa
silhouette faire corps avec le paysage : saisie par la caresse d'une
vague ; offerte au flux d'une rivière ; devenant flamme. Creusant sa tombe,
déjà, dans l'herbe et la paille, le sable, la pierre ou la boue.
Du corps, ne reste
souvent que sa trace. On dirait les empreintes laissées par une divinité
préhistorique. Les restes d'un culte primitif : comme l'artiste l'a toujours
reconnu, ces œuvres initiées par un voyage marquant
au Mexique se souviennent avant tout de son enfance à Cuba, où
elle est née en 1948 et qu'elle a quittée en 1961 au moment de la révolution
castriste. "C'est le sentiment de magie, de connaissance et
de pouvoir de l'art primitif qui influence mon attitude personnelle
envers l'art, écrivit-elle. A travers mon art, je veux
exprimer l'immédiateté de la vie et l'éternité de la nature".
Apaiser le sentiment
de l'exil, aussi : sa douleur perpétuelle, que n'anéantit jamais l'obtention de
la nationalité américaine en 1971. Dans ses tentatives de fusion avec la terre,
c'est cela aussi qu'Ana Mendieta essaie de réparer. Revenant à cette forme
de paganisme des cultes de la santeria cubaine, proches du
vaudou : "Mon art repose sur la croyance en une énergie
universelle qui traverse tout, de l'insecte à l'homme, de l'homme au spectre,
du spectre à la plante, de la plante à la galaxie, résume-t-elle. Mes
œuvres sont les veines d'irrigation du fluide universel". Et le sang y
coule encore…
Ana Mendieta, Hayward Gallery,
Southbank Centre, Belvedere Rd, Londres,Royaume-Uni. Tarif : 13 euros. Jusqu'au 15
décembre. www.southbankcentre.co.uk
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