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samedi 19 juillet 2014

Lutte contre les discriminations Hommes-femmes

Rennes, Ville égalitaire, bon genre




Il existerait des cités idéales dans lesquelles hommes et femmes seraient sur un pied d’égalité, terrains neutres où ils ne s’observeraient pas en extraterrestres. Pour me rendre dans l’une d’entre elles, je n’ai pas eu à faire la navette entre Mars et Vénus, juste à prendre le train. J’ai rendez-vous à Rennes avec l’adjointe au maire déléguée aux droits des femmes, Jocelyne Bougeard.

Poignée de main, un peu de baratin – elle s’étonne que le sujet intéresse un journaliste – et voilà qu’elle me conduit à Rennes Métropole. Un grand bocal administratif, couleur « technoterne », grignoté d’une enfilade de bureaux à l’identique. Je me dis qu’elle n’est pas très sexy, cette ville de l’égalité... Des slogans MLF à la loi sur la parité de 2000, les dates fondatrices de la lutte pour l’égalité des sexes n’ont pas manqué. Malgré toutes ces avancées, les femmes ne jouissent toujours pas des mêmes droits que les hommes. A Rennes, on n’accepte pas cette situation. Avant de commencer la visite, je déplie mon kit de l’égalité. Celui que le Conseil des communes et régions d’Europe (CCRE), association d’autorités locales comprenant des villes et des régions dans une trentaine de pays, propose depuis 2005 aux villes désireuses d’adopter l’architecture égalitaire. Il s’agit d’un plan d’action détaillé en vingt-neuf articles, allant du cadre politique à la fourniture des biens et des services. Coincé entre le paragraphe sur la violence sexuée et les transports en commun, l’article 23 règle même la question du « trafic des êtres humains qui affecte les femmes et les filles de manière disproportionnée ». Bref, un guide des bonnes manières à suivre pour recevoir l’estampille « ville de l’égalité ».

C’est en 2004 que sort de terre cette « cité utopique », selon l’une de ses architectes, la sociologue Françoise Gaspard, experte du comité de l’ONU sur la Convention internationale de 1979 pour l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (Cedaw). Ses trois piliers sont la parité des sexes dans les décisions locales, la réalisation de statistiques sexuées et l’intégration de la dimension du genre dans les politiques locales, qu’il s’agisse de sécurité, d’emploi, des transports, de la culture... A partir de ces fondations, chaque municipalité rivalise d’initiatives pour appliquer, selon ses priorités, la charte du CCRE. Par exemple, changer les horaires des réunions, comme a Modène, en Italie : « Si elles ont lieu en fin de journée, les femmes doivent choisir entre y assister ou s’occuper de leurs enfants », s’exaspère la sociologue. Ou encore le projet expérimental « Frauen-Werk-Stadt », lancé à Vienne en 2004, qui permet aux seules femmes architectes de redessiner certains quartiers de la ville. En 2002, dans le cadre du projet « Sister Cities Going Gender », Franc- fort a créé son « équipe du genre », task force chargée de veiller au respect des mesures paritaires. Quant aux édiles turinois, ils ont dû se soumettre à une étude intitulée « The Glass Ceiling », basée sur la méthode de la psychologie cognitive, afin d’étudier les mécanismes discriminatoires dans les lieux de décision. Ecole de politique locale ouverte aux seules femmes à Venise, conseil des femmes barcelonaises, guides et campagnes de sensibilisation en tout genre... l’agenda est copieux.

Je m’y perds un peu malgré les nombreuses balises : la Déclaration de San Francisco en 1945, fondatrice des Nations unies, qui af- firme le principe de non-discrimination en raison du sexe ; l’article 119 du traité de Rome qui pose l’égalité des salaires ; les conférences mondiales sur les femmes organisées par l’ONU depuis Mexico en 1975... Mais de l’égalité des droits à celle des faits, il y a encore un long chemin à parcourir. Trop au goût des femmes du CCRE, qui, dès 1983, ont organisé la première conférence européenne des élues locales et régionales à Pise.

RENNAIS, RENNAISES, MODE D’EMPLOI

Surbookée, Jocelyne Bougeard a décidé de coupler ses deux réunions de la matinée : préparer le baptême d’une place Simone-de- Beauvoir et revoir le filage des manifestations de la journée internationale des femmes. Pour beaucoup de communes françaises, le combat pour la parité se borne à organiser une sauterie le 8 mars. A Rennes, la lutte est quotidienne. Elle ne peut se passer de symboles : en dix ans, la voirie s’est largement féminisée. Joël, passionné d’histoire chargé de l’étude des voies de communication, tient l’index des noms de rues et en rédige les bio- graphies. Il devra écrire celle de l’auteure du « Deuxième sexe ». On discute de l’affiche il- lustrant le thème du 8 mars : les enjeux du féminisme au XXIème siècle. Une première proposition montre une jeune métisse en foulard. C’est percutant, d’actualité, mais le sujet du voile n’est-il pas trop brûlant ? Décalé des luttes féministes ? On passe d’une gravure montrant une femme savante du XVIIIème siècle contemplant une mappemonde, à une litho- graphie de William Blake représentant trois femmes nues – une Africaine et une Sud- Américaine entourant une Européenne. La graphiste penche pour ce projet, mais l’élue tique sur la nudité, trop marquée « femme- objet ». Est également exclu le scénario convoquant une poussette. Des crayonnés se mélangent à mes notes ; elle commence à prendre forme, cette ville de l’égalité. Direction le bureau des temps. Ici, on travaille à ce que l’heure tourne au plus serré. Homme, femme, le genre importe quand il s’agit de réfléchir à l’organisation du travail. A la mairie, on raconte encore le coup de sang d’Edmond Hervé en 1977 : tout nouveau maire de Rennes, il s’insurgea contre le fait que les agents de propreté, essentiellement des femmes, travaillaient de nuit ou au petit matin, pour que les fonctionnaires disposent de locaux propres à leur arrivée au bureau. L’édile se pencha sur la problématique de l’aménagement du temps de travail et créa en 2002 le bureau des temps. Sa mission : identifier les problèmes d’articulation des temps sociaux et trouver des solutions pour conjuguer vie professionnelle et vie sociale. Première application avec le projet « Rennes, égalité des temps » : « L’une de nos plus belles avancées a été de réaménager les horaires de travail des femmes d’entretien afin qu’elles puissent mener une vie plus facile. Aujourd'hui elles travaillent parmi nous de 7h30 à 15h30 ou de 10h45 à 18h45 et font partie intégrante de la municipalité" se félicité Evelyne Reeves, responsable du bureau des temps qui emploie deux femmes et deux hommes -pure coïncidence: "Il faut bien comprendre que les femmes sont de véritables petits ordinateurs ambulants qui courent entre leur emploi et les charges domestiques. Le temps est une construction sociale, un levier pour lutter contre les inégalités. »

CUISINE ET DÉPENDANCES

Je sors trier mes idées près du local poubelles qui sert de fumoir. J’engage la discussion avec Marylise, gouailleuse à la cinquantaine usée, qui a justement bénéficié de cette mesure : « C’est vrai que c’est une belle avancée sociale pour les femmes, on ne va pas s’en plaindre, mais ça n’a pas révolutionné la société. Vous connaissez des hommes de ménage, vous ? » A l’heure de déjeuner, face à nos assiettes, Jocelyne Bougeard m’attaque de front : « Faites- vous le ménage chez vous?»Oui!«Les courses ? » Parfois... « La vaisselle, le repas- sage ? » Les réponses se perdent dans ma barbe, je commence à culpabiliser, voyant mon passeport pour la ville de l’égalité s’éloigner. Onze ans après la loi sur la parité, les femmes déchantent : elles plafonnent dans des rôles de conseillères municipales et pénètrent rarement les sphères de décision, écartées des réseaux financiers, comme si seuls les hommes avaient le droit de porter les bourses. Le jeu de mot est volontairement lourd, on en est toujours là. A Rennes comme ailleurs, les blagues machistes pourrissent parfois les réunions. Et « quand intervient un recrutement d’importance, on me dit : “tu vas être contente, c’est une femme !” », raconte, fataliste, Jocelyne Bougeard.

Si la guerre des sexes fait couler beaucoup d’encre, l’égalité, elle, intéresse peu. A Montréal, il a fallu changer quelques ampoules pour commencer à intéresser les journaux. Depuis que la municipalité a généralisé les éclairages dans les parcs et les rues isolées, les femmes se déplacent enfin sans peur des mauvaises rencontres. Sans avoir à s'imposer un couvre-feu. A Rennes, on projette d'organiser des "marches exploratoires" , ces excursions nées à Toronto au début des années 1990 au cours desquelles des femmes sillonnaient la ville pour cibler les lieux dangereux. Mais la lutte pour l’égalité ne saurait se réduire à des aménagements urbains. Comme le préconise Jocelyne Bougeard, chaque décision devrait être subordonnée à une réflexion sur le genre, ce que le CCRE appelle « l’analyse sexuée », afin de sortir des chasses gardées : aux femmes, la petite enfance et l’aide à domicile ; aux hommes, les transports, l’urbanisme, le budget... Comme si les femmes n’étaient ni compétentes ni touchées par ces questions quotidiennes.

Je m’attendais à autre chose. J’espérais découvrir des projets urbains spécialement conçus pour les femmes, des bus-à-poussettes ou des panneaux de signalisation dont les bons- hommes afficheraient des courbes féminines ; j’imaginais des baies vitrées à la place du béton, des fleurs, du rose, des amazones, une cité matriarcale. Clichés. L’égalité des sexes s’apparente plutôt à un travail de fourmi.

DRÔLES DE DAMES

« Déléguée aux droits des femmes, pas de la femme ! » Jocelyne Bougeard ne m’a pas loupé. Elle reprend quiconque utilise le singulier comme s’il s’agissait d’un générique. Sensibiliser, informer, soutenir le réseau associatif, telle est l’une des missions que cette femme de conviction mène depuis dix ans, le poste ayant été créé en 1995 – une première en France. Comment faire bouger les lignes ? Les filières restent sexuées, contrairement au budget municipal qui ne prend toujours pas en compte la dimension du genre. C’est pour- tant là que se joue l’égalité : voter le financement d’un stade de football favorisera les garçons, subventionner l’amicale bouliste du coin fera plaisir à ces messieurs et les filles se contenteront du gymnase.
 
Si le CCRE pose un cadre de principe, sur le terrain, on fonctionne au bon sens et aux bonnes volontés. La « mobilisation transversale » – c’est-à-dire l’implication de tous les services municipaux – existe dans les discussions, à la cafétéria, lors d’une réunion, selon les affinités. Du coup, à Rennes, les choses évoluent peu à peu. Ainsi, une femme fut adjointe à la circulation et à la voierie tandis qu’un élu assure la politique de la petite enfance. Plus de 40 % des chefs de service sont des femmes. Il n’y a pas de petites victoires : Claudine Larzul, responsable de la mission égalité et de l’aménagement du temps de travail auprès de la direction des ressources humaines, s’attaque à la mixité des vestiaires et raconte comment elle en a débarrassé un de ses images pornographiques. Diplomatie et discrétion : « Nous n’avons pas voulu communiquer là-dessus, mais l’égalité passe aussi par ce type de mesures. » Dans ce combat larvé de chaque instant, il faut savoir « chausser les lunettes de l’égalité », combattre les stéréotypes, les inégalités qui ne sautent pas aux yeux, « convaincre plutôt que contraindre ». Je lorgne l’énorme classeur dans lequel elle pioche régulièrement des notes, chiffres, compte-rendu touffus qui dessinent la silhouette de la femme libérée. Professionnelle, salariale, des chances, des sexes, l’égalité déborde des dossiers. Je rame pour recentrer le débat, Claudine Larzul me rétorque qu’on ne peut pas traiter ce sujet par le bout
Jocelyne Bougeard
de la lorgnette. Retour au classeur... 
 
Troisième employeur de la région avec près de cinq mille salariés, Rennes a obtenu en mars 2008 le label « égalité professionnelle entre les femmes et les hommes », décerné par l’Afnor, qui récompense la mise en œuvre d’actions concrètes en matière d’égalité liée au genre dans le domaine professionnel. Elle est, aujourd’hui encore, la seule ville à s’en prévaloir. Plus qu’un satisfecit, ce label constitue un point de non-retour, à l’image d’un chef qui devrait défendre sa nouvelle étoile. Et ce n’est pas gagné, comme le confirme Elisabeth Mallaurie, la chargée de mission égalité : « A Rennes aussi, peut-être un peu moins qu’ailleurs, la question de l’égalité ne vient sur la table des négociations que si on la pose... »

Article lu sur Nouvelles clés.

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