Le kilt excepté, la jupe signale la
femme : tête de linotte, aguicheuse ou « féminine », celle qui
la porte appartient bel et bien à un genre dominé. L’historienne Christine Bard
analyse l’institution d’une « Journée de la jupe », qui viserait à
relégitimer le port de ce vêtement. Une nouvelle libération, après la
libération du pantalon pour femmes ?
Historiquement,
la jupe est le symbole d’une féminité construite comme un genre spécifique,
comme l’Autre du référent « universel » porteur du pantalon – un genre
joli, mais pas très intelligent. Elle n’a pas perdu sa connotation
traditionnelle, comme en témoignent les propos de Mgr André Vingt-Trois, sur
Radio Notre-Dame, le 6 novembre 2008, à propos du rôle des femmes dans la
célébration des offices : « Le plus difficile, c’est d’avoir des
femmes qui soient formées. Le tout n’est pas d’avoir une jupe, c’est d’avoir
quelque chose dans la tête. » Pour cette phrase, repérée par Le Canard enchaîné,
l’archevêque de Paris a obtenu le « macho d’or » 2008 des Chiennes de
Garde et une plainte a été déposée (quelques jours seulement, le temps
d’obtenir des excuses) au tribunal ecclésiastique de Paris. Enfin, une
association est née, retournant le stigmate : le comité de la jupe. Son analyse : « Si de
telles paroles jaillissent, c’est qu’on avait oublié de refermer la porte de
son inconscient et qu’elles se sont échappées, les coquines ! Et voilà la
vérité : jupe = rien dans la tête ». Demeure, dans ce symbole de la
jupe, un fonds traditionnel que l’on ne peut évacuer comme s’il ne s’agissait
que d’un passé révolu.
Quand jupe égale pute
L’alternative
possible du pantalon féminin ayant facilité cette évolution (car on le suppose
plus décent ce qui est loin d’être toujours le cas), la jupe a pris aussi le
sens de fille facile. Mot de vieux, car aujourd’hui on dit plutôt
« pute », au point d’empêcher l’immense majorité des collégiennes
d’enfiler le vêtement traditionnel de leur genre, pourtant hypervalorisé par la
mode. En 2006, Diam’s chantait : « Dans ma bulle, le romantisme a
pris une gifle, / Les actrices de films X sont devenues des artistes. / Dans ma
bulle, on critique les femmes en jupe, / Mais t’as pas besoin d’venir d’la ZUP
pour te faire traiter de pute. / Dans ma bulle, ça parle cash, ça partage, ça
parle mal, / Ca part au quart de tour, ça part au chtar, / Dans ma bulle, l’amour
est en garde à vue, / Non, y’a plus de love dans les rues de ma bulle. »
Fadela Amara évoque dans les quartiers difficiles l’existence de
« résistantes » à la féminité « agressive »,
hypermaquillées. Les violences sexistes cristallisées par l’allure vestimentaire,
l’association « Ni putes ni soumises » les dénonce depuis 2003.
L’équation « jupe = pute » s’est banalisée, partout et pas seulement
dans les cités.
En
2006, au lycée agricole privé d’Étrelles, dans le canton de Vitré, à 40 km de
Rennes, très blanc et très catholique, l’association « Libertés
couleurs », spécialisée dans la prévention des conduites à risques, anime
un atelier sur la sexualité. Habilement guidés par l’éducateur-animateur, les
élèves de première prennent conscience de ce que représente désormais la
jupe : un nouveau tabou. La documentariste Brigitte Chevet suit ces débats
avec sa caméra. Les adultes découvrent une culture juvénile trans-classes
marquée par un mélange de puritanisme plus ou moins religieux, aucune religion
n’en ayant l’exclusivité, et une influence du « porno » et de ses
avatars.
La
jupe, symbole de quelle résistance ?
C’est
de ce lycée qu’est partie l’initiative de la « Journée de la jupe et du respect », reconduite
d’année en année. Trente établissements en 2009 ont décidé d’en faire un moment
d’expression et de création sous la forme de spectacles – rap, danse,
photographie. L’immense besoin des jeunes de parler de sexe, d’amour et de
genre trouve enfin un espace pour être, un peu, assouvi.
En
2006-2007, Ségolène Royal étonnait avec une stratégie vestimentaire
inhabituelle, toujours en robe ou en jupe. Une candidate en phase avec des
« résistantes » en jupe dans tous les milieux, de tous âges, dans
tous les quartiers, alors que des féministes lui demandent un pantalon de temps
en temps, au moins pour offrir de quoi s’identifier à l’immense majorité des
femmes. Mais Ségolène Royal porte le genre féminin en drapeau, dans un climat
inquiétant de violence symbolique. Et lorsqu’elle se rend au cours de la
campagne à Clichy-sous-Bois, pour une fois en pantalon, les critiques fusent : a-t-elle renoncé
aux atours de la séduction parce qu’elle se rendait dans un des
« territoires perdus » de la République ?
Puis
vient le film de Jean-Louis Lilienfeld et son succès considérable, en mars
2009. Un projet commencé en 2006, dont le titre contient une revendication
« certes un peu kitsch mais emblématique », selon le réalisateur.
Pour Isabelle Adjani, le personnage de la prof qui prend en otage sa classe
« porte sa jupe comme un symbole de révolution, car le pantalon est devenu
une armure, un voile pour les filles des cités ». Sonia Bergerac, la
professeur de français incarné par Adjani, va jusqu’à demander l’institution
d’une « Journée de la jupe » au collège, par laquelle l’État affirmerait
que l’on peut mettre une jupe sans être une pute. La fiction a rejoint la
réalité.
Le
pantalon sous la jupe
Vêtue
d’un tailleur-pantalon, la ministre de l’Intérieur s’écrie : « Et
pourquoi pas une nuit du string ? » Par une sorte de réflexe féministe
élémentaire, la Journée de la jupe dérange : les femmes n’ont-elles pas
mis des années, des siècles à conquérir le droit au pantalon ? Les mieux
renseignés sauront d’ailleurs que l’ordonnance de la préfecture de police de
Paris interdisant en 1800 aux femmes de s’habiller en homme n’a jamais été
abrogée. Question de décence, dans la mesure où la culotte ou le pantalon
mouleraient trop les formes féminines ? Question de principe plutôt. Le
principe de la différenciation symbolique des sexes est sacralisé par la
religion. Il est écrit dans le Deutéronome (XXII,
5) : « Une femme ne portera pas un costume masculin et un homme ne
mettra pas un vêtement de femme. Quiconque agit ainsi est une abomination à
Yahvé, ton Dieu ». La confusion des sexes, annonciatrice de la fin du
monde, fait partie des grandes peurs de l’Occident.
En
différents points du monde, et sous l’empire des trois grandes religions
monothéistes, des femmes sont victimes de violence parce qu’elles transgressent
les lois vestimentaires imposées à leur sexe. « Un jeune homme a tué sa
sœur hier à Batman, une ville du sud-est de la Turquie à moitié kurde, parce
qu’elle avait revêtu un pantalon pour assister à un mariage. Après l’avoir
blessée d’un coup de fusil, il l’a jetée du haut du toit du domicile pour faire
croire à un suicide ». Des dizaines de femmes, au Soudan (dans le sud,
région chrétienne) sont battues par la police et emprisonnées pendant une
journée parce qu’elles portent un pantalon « moulant ». Dans les
quartiers ultra-orthodoxes de Jérusalem, en juin 2008, des militants de choc
veulent imposer aux femmes un vêtement « modeste » : des jupes
longues, les bras couverts et le col fermé. Ils s’en prennent notamment à une
femme divorcée qui porte le pantalon, la passent à tabac et la menacent de mort . En France, le cabinet de
Valérie Pécresse réclame par pétition qu’elle cesse de ne porter que des
pantalons . La
ministre de l’Enseignement supérieur promet de faire un effort. L’incident, qui
pourrait passer pour un poisson d’avril, est révélateur. Ces exemples le
montrent : le pantalon permet formidablement d’analyser la sexualité, les
identités sexuées et les relations entre les sexes, car c’est un vieux symbole
du pouvoir. Ne dit-on pas « porter la culotte » ?
Vive la jupe pour hommes !
Que
la victime « retourne » le stigmate, elle restera toujours spécifiée,
altérisée. N’est-ce pas le cas encore pour Ségolène Royal ? Ou pour la prof en jupe ? Pour
ébranler l’ensemble du système symbolique du genre, la contribution des hommes
est essentielle. On connaît bien la dissymétrie qui veut que la femme
masculinisée, bien qu’en état de transgression, s’élève dans la hiérarchie,
tandis que l’homme efféminé s’avilit. C’est cette hiérarchisation même dont les
innovations vestimentaires du XXe siècle ne viennent pas à bout. Les femmes ont
conquis une liberté (relative) qui devrait leur offrir le choix entre le
vêtement fermé et le vêtement ouvert. Une forme d’identification masculine peut
leur permettre de sortir du rôle féminin. Les hommes, eux, n’ont pas encore le
choix. Ils héritent du modèle vestimentaire bourgeois, uniforme, gris ou noir,
qui les fait libres, égaux et frères si l’on remonte à la signification
originelle du pantalon pour les sans-culottes de l’an II. En réalité, il les
fait surtout « hommes », détenteurs de privilèges afférents à leur
classe de sexe.
On
peut s’interroger sur ce qui s’est perdu dans le rejet de l’ordre vestimentaire
aristocratique, qui a survécu chez les dandys du XIXe siècle, et réfléchir à ce
que les hommes ont à gagner dans l’extension de leurs libertés vestimentaires.
Les séduisantes créations de la haute couture, depuis la fameuse collection de
Jean-Paul Gautier en 1985, ne touchent qu’un public limité. La jupe des folles,
le kilt gay, les falbalas des drag queens (et
la soutane des sœurs de la Perpétuelle indulgence) sont également minoritaires.
La jupe pour hommes est pourtant homosexualisée, comme la figure de la femme en
pantalon le fut en son temps. L’Association des hommes en jupes, créée en 2007, tente de
l’hétérosexualiser et de la banaliser. La tâche est rude, mais l’argumentaire
est solide, et la multiplication des sites commerciaux montre que la skirt attitude a le vent en poupe. À la
manière de celles qui ont osé le pantalon, vaste club informel de marginales
qui ont apporté à l’art, la culture, la vie des idées, des contributions
décisives, les pionniers de la jupe masculine produiront peut-être du nouveau,
éviteront au moins de reproduire l’ancien. Comme le résume Bruno Lodts,
créateur de jupes pour hommes, issu du milieu gothique, « Je vois mal les
soldats américains attaquer l’Irak en jupe. […] La jupe ne donne pas envie de
taper. Elle rend doux ».
Si
la Journée de la jupe est une ruse de plus pour conduire les femmes à
« assumer leur féminité », pour reprendre l’expression consacrée,
elle portera de nouvelles contraintes et n’émancipera pas grand monde.
Qu’est-ce en réalité que cette féminité qu’il faudrait assumer ? Le modèle
de la presse féminine adolescente ? Le modèle de la pornographie ?
Quel corps faudra-t-il dévoiler ou cacher-montrer subtilement ? Un corps
mince, musclé, travaillé, valide… La sportive qui n’aime pas les fanfreluches,
la lesbienne qui n’a jamais joué à la poupée, la pudique asexuelle qui ne voit
pas pourquoi elle montrerait ses jambes, elles sont nombreuses, celles qui
n’ont aucune envie de passer la jupe, même pour un jour, au nom du
« respect ». La contrainte historique à la « féminité »,
qui s’est relâchée depuis les années 1960, a pesé suffisamment fort pour qu’on
laisse aujourd’hui les jeunes filles trouver leur propre respiration, leur
propre inspiration. La pluralité vestimentaire est gage de liberté
intérieure : que vivent jupes et pantalon, pantalons sous la jupe,
jupes-culottes, robes longues et courtes, shorts, etc. Et que vive la Journée
de la jupe, à condition qu’elle soit mixte, à condition de la bi-genrer,
c’est-à-dire dans un premier temps de la dé-genrer. Ce que nous avons fait pour
le pantalon, nous pouvons le faire pour la jupe – et ce sera une vraie
révolution.
Source : http://www.laviedesidees.fr/
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