Rebondissant en 1897 sur une
polémique ayant éclaté quelque temps plus tôt à propos de chapeaux dont les
proportions encombrantes indisposaient certains spectateurs au théâtre, Jeanne
d’Antilly tance dans Le Journal pour tous les
« émancipatrices de profession », selon elle véritables chantres
de la destruction inexorable des rapports courtois entre les deux sexes
De deux choses l’une, écrit Jeanne
d’Antilly : nous serons égales comme vous l’entendez, ou bien, sinon
égales, du moins très différentes. Dans le premier cas, effacez du dictionnaire
les mots courtoisie, galanterie, et remplacez-les par
l’unique terme de politesse, lequel implique celui de
justice : car la courtoisie et la galanterie n’ont rien de commun avec la
justice et l’égalité. Elles sont les expressions d’un sentiment d’admiration,
de bienveillance, de respect ou d’ardente convoitise. Les hommes sont tenus
d’être polis entre eux, mais ils ne peuvent être courtois et galants qu’envers
les femmes qui ne demandent pas à être traitées en hommes.
Au contraire, voulez-vous qu’on
puisse vous appliquer ce mot vraiment très élogieux dans sa gravité :
« Cette femme est un honnête homme. » Soyez « honnête
homme » tout à fait et au sens le plus large du mot. Laissez de côté les
mesquines préoccupations de coquetterie maladroite, ne cherchez pas à
« embêter » l’homme — votre égal — par une modération qui le gêne ou
des exigences qui l’agacent. Car, que vous le vouliez ou non, il finira, sinon
aujourd’hui, mais demain, mais ensuite, par avoir le dernier mot, dans ces
petites chicanes maladroites, car il est le plus fort de par ses muscles et sa
brutalité instinctive. Il veut bien ne se servir des uns que pour vous
défendre ; il veut bien laisser endormir sa grossièreté naturelle par le
charme de votre bonne grâce et de votre douceur. Mais le jour où, dans cette
association d’intérêts, vous n’apporterez plus l’appoint de votre douceur, de
votre grâce, seules armes de votre faiblesse musculaire, prenez garde !...
Je pense quelquefois, non sans grise
mélancolie, à la destinée que confectionnent ardemment pour nos
arrière-petites-filles les émancipatrices de profession. Je ne dis pas que leur
idéal ne soit pas celui de la justice, mais ce sera, j’en ai bien peur, celui
d’une amère justice. Un jour, ces fillettes aux yeux candides, aux lèvres qui
rient à la vie, devront durcir leur regard et clore leurs lèvres pour donner à
leur cher visage des traits de combattantes, un air de froide bravoure ou de
courage endurci. Car, en ce temps-là, l’homme, dont elles seront devenues les
égales, n’aura rien perdu, croyez-le bien, de ses appétits sensuels, de sa
force musculaire, de sa santé plus solide que la nôtre, de son audace
nécessaire à l’accomplissement des lois naturelles. Il n’aura plus — comme
aujourd’hui — à lutter contre la figure ou la forme d’un chapeau, ô
Molière ! Ce sera contre l’être lui-même qu’il luttera, contre un être
physiquement plus faible et intellectuellement plus agile, plus adroit, et
moralement non moins courageux.
Alors, sans doute, les femmes en
culottes bouffantes et petit chapeau qu’elles ne feront aucune difficulté
d’enlever et de mettre sous leur bras, s’assiéront sans contestation possible
aux fauteuils d’orchestre des théâtres. Elles circuleront seules la nuit, à Paris,
gardées — je mets la chose au mieux — par des lois sévères et surtout par leur
propre force morale. Mais si l’homme ne dispute pas à la femme le droit de
porter un chapeau empanaché, il la bousculera dans la foule comme il bouscule
son semblable, sans que celui-ci s’en plaigne : donnant, donnant. Il la
laissera se morfondre aux plus mauvaises places dans les voitures publiques,
comme aujourd’hui il agit pour un autre homme.
Quand il aura envie d’elle, il
le lui dira tout crûment, ou il la prendra, car il aura toujours de forts
biceps et il pourra au besoin l’emporter sous son bras, pour peu qu’il soit
grand et qu’elle soit petite.
Et on luttera pour les emplois, pour
les salaires, pour le pain quotidien, pour la renommée, pour la gloire, pour
les opinions, pour tout... excepté pour ou contre des fanfreluches, des
chapeaux, ou la hauteur d’une coiffure. Et, voyez comme, en bonne philosophie,
tout se tient, tout s’enchaîne étroitement. Nous parlons de justice et
d’égalité, des grandes lois morales et de l’iniquité des vieux autrefois envers
les femmes. Et, très justement, on nous répond chapeaux, toilette, panache et
coquetterie.
Et l’on a raison, convenons-en une bonne fois. C’est nous qui
avons tort. Les hommes sont brutaux dans leurs revendications, mais ces
revendications sont justes, le plus souvent. Quant à nous, comment nous faire
prendre au sérieux, je vous le demande, lorsqu’on nous voit, et combien
nombreuses ! peintes, teintes et feintes, plus préoccupées cent fois de ce
qu’il y a sur notre tête que de ce qu’il y a dedans ?