Dans la tradition tibétaine, l’énergie est
envisagée selon deux points de vue différents. D’une part, la tradition
bouddhiste et d’autre part la tradition pré-bouddhiste. Cette dernière, très
ancrée dans la culture tibétaine, est une façon chamaniste de se relier aux
énergies, c’est à dire celles de la nature comme les énergies de l’eau, des
arbres, des montagnes... Le bouddhisme en parle de façon assez
différente ; mais ces deux approches sont utilisées dans la tradition
tibétaine.
Dans le bouddhisme, les pratiques liées à
l’énergie relèvent principalement de la tradition tantrique. Elles sont d’abord
apparues en Inde et s’y sont beaucoup développées. Puis cette tradition a été
importée au Tibet au huitième siècle et transmise à des groupes restreints,
donc peu connue du public. Aux onzième et douzième siècle, une seconde vague
d’importation a donné une grande popularité à ces pratiques tantriques qui ont
commencé à devenir publiques et connues de tous.
Dans ces pratiques tantriques, l’énergie est
personnifiée sous forme de dieux et de déesses que j’appelle "déités"
faute de trouver un terme précis. Bien qu’il s’agisse d’énergies, de principes
et non de personnes, elles sont représentées de cette façon. À première vue, on
pourrait croire qu’il s’agit des mêmes dieux et déesses que dans le chamanisme.
En fait, bien qu’extérieurement ce soit des formes divines dans les deux cas,
l’idée en est très différente. Dans le bouddhisme, ces formes sont des
représentations symboliques de l’énergie.
Je vais essayer de l’expliquer autrement.
La plupart des religions et des voies
spirituelles utilisent le niveau énergétique alors que notre façon ordinaire de
nous relier au monde, à la soit-disant réalité extérieure normale, se fait à un
niveau plus matériel. Nous croyons et agissons avec ce que nous pouvons sentir,
voir, toucher... mais nous n’allons pas au-delà consciemment. Or les gens
ordinaires, dans la vie normale, sont tous en contact avec l’énergie, même
s’ils ne le savent pas. Nous n’utilisons donc pas cette faculté. Nous vivons
avec la soit-disant réalité que l’on peut voir et entendre. Je l’appelle la
"soit-disant" réalité car nous croyons à une réalité, là, à
l’extérieur, sans aller au-delà. Alors que les religions et les voies
spirituelles essayent de dépasser ce niveau et d’aller vers quelque chose
d’autre, c’est ce que nous appelons le niveau énergétique.
Nous souhaitons tous que notre vie normale soit
harmonieuse, heureuse et positive et nos actions sont orientées vers ce but.
Pour cela nous essayons d’éviter ce que nous n’aimons pas et d’obtenir ce que
nous pensons être bon pour nous. Même si nous disons que nous avons quelque
chose d’important à faire, un but spécial, une expérience à vivre... quoi que
l’on fasse, nous tentons de changer les évènements extérieurs pour attirer ce
que nous voulons et repousser ce qui nous est désagréable. Toutes nos actions
sont orientées de façon à manipuler la soit-disant réalité que nous croyons
extérieure, séparée et indépendante de nous-mêmes. On ne dépasse pas cette
croyance et on agit en conséquence. C’est notre façon de vivre.
Le chamanisme croit à l’existence d’un arrière-plan
beaucoup plus puissant, au-delà de notre monde normal et essaie de joindre ce
niveau. Il est plutôt relié aux esprits de la nature et en cas de problèmes
dans la vie courante, il tente d’intervenir avec ces puissances invisibles pour
modifier ce problème. L’énergie est un autre type de réalité. La plupart des
gens en Occident pratiquent la méditation dans l’espoir d’améliorer les
conditions de leur existence. S’ils se tournent vers la méditation ou les
pratiques avec l’énergie, c’est aussi en croyant à quelque miracle qui va
transformer les situations désagréables et apporter l’harmonie dans leur vie,
dans la même optique que ce que nous venons de développer. En fait ils ne
savent pas réellement ce qu’est la méditation.
Dans la perspective bouddhiste, la méditation
est envisagée de façon tout à fait différente. On sait qu’en faisant telle ou
telle pratique, on va se développer intérieurement et se transformer. Il y a
certaines causes inhérentes à nous-mêmes dans une situation extérieure que nous
n’aimons pas. Ce sont ces causes intérieures qui ont besoin d’être changées, ce
qui se fait à travers la méditation. Cela n’a rien de miraculeux, on sait
comment intervient ce changement. On procède ainsi d’étape en étape en se
développant et en allant vers une transformation. Mais bien souvent, vous vous
asseyez pour méditer dans l’espoir de ceci ou cela, ce qui n’est pas une vision
bouddhiste des pratiques. Dans le bouddhisme, on va progressivement d’étape en
étape comme dans un apprentissage normal où on établit d’abord une base sur
laquelle on construit pas à pas en apprenant progressivement de plus en plus.
La méditation, qui est aussi un travail avec l’énergie, comprend plusieurs
niveaux et beaucoup de méthodes différentes pour l’aborder.
Si on en revient au point de vue religieux, on
peut différencier deux façons d’utiliser l’énergie au niveau chamaniste. L’une
consiste à se relier à une énergie de la nature et à lui demander d’utiliser
son pouvoir, sa force pour modifier en notre faveur une situation désagréable.
Nous prions les divers esprits auxquels nous croyons pour qu’ils changent ce
problème. L’autre façon consiste à contacter ces mêmes forces naturelles pour
qu’elles viennent renforcer notre propre énergie intérieure et c’est
nous-mêmes, avec notre propre énergie devenue très puissante qui traitons la
situation. Ces deux voies chamanistes diffèrent de la façon ordinaire dont nous
traitons habituellement les problèmes avec l’aspect matériel et extérieur des
choses. Mais ces méthodes essaient toujours d’intervenir sur les évènements
extérieurs de notre vie de façon à obtenir ce que nous désirons et à éviter ce
qui nous est désagréable.
Le bouddhisme tantrique a une approche
similaire. Il y a des pratiques dans lesquelles on invoque des énergies
extérieures ou des déités afin qu’elles utilisent leur pouvoir pour changer
notre situation. Et d’autres pratiques où on s’identifie avec la déité pour
renforcer notre propre énergie et, ensemble, régler notre problème.
Par contre les types d’énergie manipulée dans le
chamanisme et dans le bouddhisme sont très différents.
Dans le chamanisme, il y a cette idée de se
relier aux énergies naturelles présentes dans toute la nature mais
particulières à certains endroits comme des lacs, des montagnes... et ces
énergies sont assimilées à des esprits avec lesquels on peut communiquer ;
c’est-à-dire leur parler, ou leur demander d’accomplir quelque chose pour nous
et ils nous donnent une réponse, c’est ce que nous entendons par communiquer en
tant qu’être humain. On leur fait également des offrandes pour les satisfaire
et, en échange, ils nous envoient des signes ou des messages ou certaines de
nos conditions auront changé sans que l’on puisse expliquer logiquement
comment.
Le deuxième niveau est plutôt réservé aux
chamans. Il s’agit d’intégrer, de laisser entrer en soi cette énergie très
puissante et de développer ainsi des capacités non accessibles aux humains
ordinaires. Ou encore d’atteindre d’autres dimensions comme le monde des
esprits par exemple.
Dans le bouddhisme, s’il y a une similarité dans
les méthodes, les énergies sont comprises de façon totalement différentes. Il
est aussi possible de s’adresser aux déités pour obtenir aide et
protection ; et dans une autre voie de s’identifier soi-même à la déité en
s’unifiant à l’énergie qu’elle représente. Mais ces déités sont des formes
symbolisant l’unité de la vacuité et de la compassion. La vacuité et la
compassion ne sont pas l’énergie de l’eau ou des rochers, c’est une autre
dimension. On saute à un autre niveau complètement différent.
Il y a ce que j’ai appelé des
"déités". Sans aller dans les détails, il y a d’abord une sorte de
Bouddha primordial, le plus élevé, qui se manifeste sous la forme de cinq
Bouddhas dont chacun d’eux donne naissance à son tour à des centaines et des
centaines de déités différentes. Ces nombreuses déités sont toutes des
émanations de ces cinq Bouddhas, eux-mêmes émanations du Bouddha primordial,
représenté de couleur bleue.
Les cinq Bouddhas sont reliés principalement à
nos énergies mentales. L’un est relié à l’aspect énergétique de la haine, un
autre à celui du désir, un autre à celui de l’envie et de la jalousie... Il ne
s’agit pas dans ce cas-là de la haine ordinaire, mais de la transcendance de la
haine, de la haine transformée en une forme de sagesse. Donc, chacun des
Bouddhas représente la transcendance d’une forme particulière d’émotion sous
forme de sagesse.
Les cinq Bouddhas ne sont pas seulement reliés à
nos énergies mentales mais aussi à celles de l’univers c’est à dire aux
différents éléments comme la terre, l’eau, le feu... également sous leur aspect
transformé ; non pas les énergies de la nature telles que nous les
connaissons sous leur forme grossière mais ces énergies transcendées. Le
chamanisme utilise ces énergies à leur niveau le plus naturel, le plus
manifeste, alors que le bouddhisme va travailler sur la transcendance, sur
l’aspect transformé de ces énergies, c’est à dire au-delà de la dualité, au
niveau de l’union de la vacuité et de la compassion.
D’un point de vue pratique, il existe beaucoup
de méthodes pour atteindre cette unité de l’énergie. Bien sûr il ne faut pas
penser y arriver, comme cela, rapidement. Mais on peut faire des pratiques et
s’en approcher progressivement.
Nous possédons en nous un certain type d’énergie
que j’appelle "l’énergie corps/esprit", terminologie particulière que
j’emploie mais que vous ne trouverez pas dans les écrits bouddhistes. Elle
n’est ni tout à fait physique, ni tout à fait mentale mais relie ces deux
niveaux. L’énergie corps/esprit se manifeste de deux façons : l’une, très
subtile, c’est l’énergie des chakras, utilisée dans les pratiques tantriques,
qui permet d’aller au-delà de la dualité, vers l’unité ; et l’autre, plus
grossière. Nous allons travailler ici ce niveau moins subtil en essayant
d’unifier en nous les énergies féminines et les énergies masculines.
[...]
Comment l’énergie se manifeste-t-elle en nous-mêmes ? D’une façon plus extérieure à travers les pensées et le conceptuel, ou plus intérieure par le ressenti et l’intuition. Elle est d’un côté plus active, de l’autre, plus paisible. Le bouddhisme tantrique n’emploie pas les termes énergies masculine et féminine mais parle d’énergie "père" et "mère", ce qui désigne plutôt le niveau de l’énergie des chakras. C’est similaire, néanmoins ils expriment quelque chose de différent. Les mots père et mère sous entendent l’arrivée d’une troisième personne : l’enfant. Sans enfant, il n’y a pas de père, ni de mère. Le but final de la pratique de l’énergie père-mère est une troisième énergie, alors que les termes masculin et féminin n’ont pas cette idée sous jacente (un peu comme homme-femme en regard de père-mère). Quand je fais les enseignements sur l’énergie, je parle de masculin et de féminin mais leurs qualificatifs d’activité et de passivité se retrouvent dans le bouddhisme et la tradition tibétaine.
La tradition chamanique se sert de déités ou des
esprits de la nature pour se relier à l’énergie. Ils sont divisés en deux
catégories : les uns plus féminins, les autres plus masculins, mais on ne
parle pas de père ou de mère. Les esprits de la terre ou de l’eau sont
féminins, ceux au-dessus de la terre, de l’air, de l’espace, sont masculins.
Dans la tradition tantrique, c’est l’aspect maternel dont parlent les textes
concernant les déités féminines comme Tara ou Prajnaparamita.
Elles représentent la Sagesse fondamentale d’où
naquirent tous les bouddhas. Elles sont décrites comme des déités féminines,
mais symbolisent, en fait, le côté maternel de l’énergie.
Quoi qu’il en soit de ces questions de
terminologie, le fait est que nous possédons tous ces deux types d’énergie. Il
y a un type d’énergie plus tourné vers l’intérieur, vers les sensations, plus
calme ; un autre type d’énergie tourné vers l’extérieur, le conceptuel, le
mouvement, plus actif. Quoi que nous fassions dans la vie courante, nous avons
besoin de ces deux énergies et il est important qu’elles fonctionnent ensemble,
de façon équilibrée, en se soutenant l’une l’autre. Si elles s’opposent, on a
des problèmes. Quand je dis équilibré, ce n’est pas une égalisation
mathématique, cinquante-cinquante entre les deux formes d’énergie. Tout dépend
de la situation. Il y a des moments où nous avons plus besoin d’énergie
masculine plus extérieure, plus active ; l’énergie féminine est encore présente,
elle ne s’oppose pas à la première mais la soutient. L’expérience sera donc
plus harmonieuse. Pour une action plus extérieure, il y aura des problèmes si
l’énergie féminine prédomine. Et si les deux énergies sont à égalité, rien ne
va fonctionner. Mais équilibre ne veut pas dire la même quantité dans toute
situation ; suivant ce que nous faisons nous avons besoin des deux types
d’énergie et elles doivent se soutenir l’une l’autre.
En fonction du contexte culturel, l’énergie va
se manifester de différentes façons. Dans une civilisation trés rationnelle, le
type d’énergie qui va vers l’extérieur est privilégié, alors que le type
d’énergie allant vers l’intérieur ne fonctionne pas tellement bien et pose plus
de difficuItés. Lorsque notre niveau énergétique est sain, c’est-à-dire qu’il y
a équilibre entre énergie féminine et énergie masculine, celle dont on a besoin
va s’activer d’elle-même en fonction des circonstances et de la situation. Bien
sûr, chacun de nous a une spécificité énergétique : certains sont plus
naturellement portés par leur énergie masculine, d’autres le contraire. Dans
une société rationnelle comme celle-ci où l’énergie masculine est soutenue par
la culture, trés conceptuelle et tournée vers l’extérieur, les personnes dont
l’énergie féminine est dominante vont avoir des problèmes. L’attitude mentale,
l’énergie, tous les aspects de la société s’orientent vers l’extérieur, vers
l’action, vers le rationnel et, de ce fait détruisent l’autre face de
l’énergie. Il y a donc déséquilibre.
Dans une société plus traditionnelle, la culture
elle-même favorise l’équilibre des deux types d’énergie qui ne s’opposent pas
l’une l’autre. Comme je le disais précédemment : dans ces cultures, si la
situation demande plus d’énergie masculine, ou une énergie féminine plus forte,
elles s’activent par elles-mêmes, de façon naturelle selon les besoins, sans
effort de votre part. Tandis que si la culture ne soutient pas ou manque d’un
type d’énergie, cela ne fonctionne pas bien.
Ici, en Occident, nous avons besoin de nous
relier à l’énergie située dans la région du nombril qui nous ramènera vers
l’intérieur et plus de sensations (feeling). Je pense que c’est ce dont les
gens ont le plus besoin dans cette culture rationnelle et conceptuelle pour
rééquilibrer les choses. Il en va différemment dans une société plus
traditionnelle. Les gens n’ont pas réellement besoin de travailler dans ce sens
car ils le font normalement, étant restés plus proches de l’état naturel. Ils
travailleraient avec l’énergie d’une autre façon. Mais dans le cadre de la
société dans laquelle nous vivons, il me semble que la première nécessité est
d’utiliser le type d’énergie allant vers l’intérieur, que l’on peut contacter
au niveau du nombril, pour nous relier à nous-mêmes, aux autres, aux
situations.
On peut contacter l’énergie en se concentrant
sur différents points du corps : au niveau du nombril, de la tête ou du
coeur. Ou bien on peut s’aider de déités. Les déités féminines les plus
courantes dans le bouddhisme sont Tara, Prajnaparamita ou Vajrayogini. D’autres
seront un support pour le côté masculin. Ou bien encore, dans une optique
chamaniste, on se reliera à des esprits de la nature plutôt féminins :
ceux de la terre ou de l’eau. Cela dépend des personnes mais cette troisième
possibilité peut amener des complications. C’est assez difficile de se relier
aux esprits sans être soi-même bien équilibré et solide. La méthode bouddhiste
et sa façon d’utiliser les déités est préférable.
L’énergie ne se contacte pas uniquement au
niveau mental mais aussi par le ressenti. C’est ce que j’appelle l’énergie
"corps/esprit". Par exemple, quand on se place au niveau de la tête,
on contacte une énergie plus active, qui se dirige vers l’extérieur ;
alors que celle correspondant à la zone de l’estomac et du nombril est plus
intérieure, plus paisible et en rapport avec les sensations.
[...]
Extraits d’une conférence de Tarab Tulku donnée
à Paris en mars 1998