Dans Femme !, une journaliste scientifique américaine ose
lever le voile sur les mystères et les caprices de la jouissance féminine. Un
document remarquable mêlant histoire, médecine, art et biologie. Extraits.
Sexe honni, sexe ignoré, malheureux deuxième
sexe ! " Demandez aux femmes la taille de leur clitoris. La plupart ne
vous donneront pas le moindre début de réponse. Faut-il compter en pouces,
millimètres, centimètres, parcmètres ? " Natalie Angier, grand reporter au
“New York Times”, spécialisée en biologie et lauréate du prestigieux prix
Pulitzer, a eu envie d’écrire un livre à la gloire du corps féminin. Pour
élucider les origines de sa géographie intime, comprendre son comportement, ses
rondeurs, son impétuosité et ses caprices de fonctionnement. Elle y aborde le
sein, l’utérus, l’ovule, le sang et le clitoris. Dans ce chapitre-là, l’auteur
émet une hypothèse qui a retenu toute notre attention : et si le clitoris avait
pour fonction d’encourager sa propriétaire à prendre en main sa sexualité ?
Extraits.
Un continent oublié
Les militantes féministes des années 70 n’ont
peut-être pas brûlé leurs soutiens-gorge, comme le veut la légende. […] Mais
elles avaient bel et bien brandi le symbole du clitoris. Elles s’exprimaient
comme des explorateurs ayant mis le pied sur un continent oublié, un jardin de
l’Eden, qui sait, tel que Lilith l’avait connu. […] La bible des
féministes, Our Bodies, Ourselves, dans son
édition des années 90, rappelle que les femmes n’avaient aucune idée de
l’importance du clitoris jusque dans les années 60. On imputait cette ignorance
à la thèse de Freud qui qualifiait l’orgasme clitoridien d’" infantile
" contrairement à l’orgasme vaginal " mature ", et prétendait
que la femme ne pouvait parvenir à l’épanouissement psychologique et sexuel
qu’en transférant le plaisir qu’elle tirait de son vestige de phallus sur son
vagin à la féminité incontestable. L’indignation qu’a suscitée cette théorie
était légitime. […] Cela fait des milliers d’années que les savants comme les
amateurs savent que le clitoris est au centre du plaisir et de l’orgasme
féminins. […]
Nancy Friday a dénoncé le silence qui pèse sur
le clitoris et l’absence de tout enseignement relatif aux détails de l’anatomie
sexuelle féminine, contrairement à ce qui se passe pour les garçons. Les filles
sont victimes d’une véritable " clitoridectomie mentale ",
affirme-t-elle. Comme à son habitude, Nancy Friday fustige les mères. Leur
réprobation silencieuse et leur pruderie sont à l’origine de cette
psychochirurgie, accuse-t-elle. Mais la littérature scientifique et médicale
n’est guère plus loquace. […] On peut sans doute attribuer une part de ce
dédain des professionnels au fait que la médecine traite des maladies et que le
clitoris, grâce à Dieu, n’est généralement pas le siège de pathologies. Mais,
pour ce qui est des Etats-Unis du moins, on ne peut nier qu’un tel désintérêt
reflète une incorrigible pudibonderie. Il n’est pas facile de décrocher une
bourse fédérale en vue d’étudier la morphologie de la petite clé des Grecs. Le
clitoris, de toute évidence, a besoin de chercheurs italiens.[…]
Pourquoi les filles en sont pourvues ?
Dès qu’il est question du clitoris et de
l’orgasme féminin, mieux vaut avoir en tête trois vérités de base. D’abord,
disons le tout net, l’orgasme féminin n’est pas indispensable. Le mâle doit
habituellement atteindre l’orgasme pour se reproduire, mais la femme peut
parfaitement procréer sans ressentir quoi que ce soit et même, en cas de viol,
éprouver de la peur et du dégoût. Ensuite, l’orgasme féminin est capricieux ;
sa fiabilité et sa fréquence varient énormément d’une femme à une autre. Enfin,
il y a la question de l’homologie génitale – le fait que le clitoris et le
pénis se développent à partir de la même crête génitale chez le fœtus. Nous ne
sommes pas la synthèse de ces trois points. Ces réalités physiologiques
introduisent trois possibilités évolutives pouvant convenir à notre organe
vedette, trois explications qui pourraient chacune rendre compte de l’existence
du clitoris et de sa fonction.[…]
1.
Le clitoris est un vestige du pénis La fille en est pourvue parce que l’organisme
est par nature bisexuel, et que le fœtus peut aussi bien développer des organes
sexuels féminins que masculins. Si elle avait été programmée pour être un mâle,
il lui aurait fallu un pénis opérationnel, capable d’éjaculation et bien
innervé. Au lieu de quoi, elle n’en a reçu qu’un vestige, un fragment de tissu
sensoriel doté de la même architecture neuronale qu’un phallus authentique.
Dans cette version des faits, le clitoris, comme les aréoles mammaires
masculines, serait un atavisme, la signature fugitive de ce qui aurait pu être,
mais n’a plus de raison d’être.
Selon ce scénario, le clitoris et l’orgasme féminin ne sont pas le
résultat d’une adaptation. L’adaptation, l’objectif final, c’est le pénis
éjaculatoire, autrement dit le camion de livraison de l’ADN, avec le clitoris
comme lot de consolation.Ce qui ne veut pas dire que nous ne pouvons pas
profiter au mieux de cette circonstance fortuite. […] Faites donc l’amour
autant que vous voulez, ou pouvez. Et si parfois il vous semble ardu
d’escalader les pics du plaisir, ne regrettez rien, cela aurait pu être pire.
Tenez, pensez aux hommes : les avez-vous jamais vus succomber aux joies de
l’allaitement ?
2.
Le clitoris est un vestige de clitoris
Selon le scénario précédent, le clitoris
n’est pas et n’a jamais été une adaptation ; c’est un pénis résiduel. Un autre
raisonnement part du principe que le clitoris n’est peut-être pas aujourd’hui
d’une utilité évidente, mais qu’il a été jadis une adaptation – resplendissant
de tous les feux d’un dôme d’église byzantine. Si l’on en croit cette
métaphore, nos ancêtres féminines se comportaient comme nos sœurs bonobos (voir
encadré), aujourd’hui se servant de leur sexe comme d’une clé universelle –
pour faciliter les relations amicales, apaiser les humeurs, solliciter un
morceau de viande, obtenir les faveurs du maximum de partenaires et, à
l’occasion, faire oublier les questions de paternité. Le clitoris incitait les
femelles aux aventures, à grappiller leur plaisir autour et alentour, à jouer
les nymphomanes. Cette façon de voir pourrait expliquer pourquoi les femmes
sont lentes à jouir : leur sexualité était adaptée aux rapports multiples avec
toute une série de mâles instables. Bon, celui-là ne fait pas trop l’affaire ;
je ferais mieux de sortir, d’aller draguer et finir ce que j’ai commencé.
Sarah Blaffer Hrdy, une de mes biologistes évolutionnistes
préférées, adhère à la théorie du " il était une fois ". D’après
elle, le comportement fantasque de l’organe, son besoin d’attention prolongée
voire collective pour donner le meilleur de lui-même, est la preuve de son
statut transitoire, entre adaptation et non-adaptation. Si l’orgasme de la
femme caractérisait la monogamie et les liens de couple, comme le veut la
tradition, s’il était destiné à encourager l’intimité des amoureux, le clitoris
humain serait bien plus efficace, explique-t-elle. Il réagirait aisément aux
seuls mouvements de la copulation et s’apaiserait tout aussi promptement une
fois que l’homme aurait terminé. Au lieu de quoi une minorité de femmes
parvient à l’orgasme par le seul va-et-vient du rapport sexuel ; la plupart ont
besoin d’un petit travail de terrain préalable. […]
3.
Le clitoris, c’est du Jean-Sébastien Bach
J’ai souvent pensé, en écoutant la musique de
Bach, qu’en son absence rien n’existerait. Plus j’en écoute, plus je me dis que
son avènement était inéluctable. L’évolution n’a pas de finalité, certes, sauf
peut-être pour donner à entendre les second et cinquième “Concertos
brandebourgeois”, les “Variations de Goldberg” et le “Clavier bien tempéré”. Si
les dinosaures ont disparu, c’est pour permettre à Bach d’exister.
En d’autres termes, le clitoris est une adaptation. C’est un
organe essentiel, en tout cas fortement recommandable. Il est tout à la fois
fantasque, généreux, exigeant, profond, sociable et tolérant. C’est un
caméléon, capable de changer de message selon les circonstances. On peut toujours
l’interpréter de façon nouvelle, le mettre au goût du jour – comme la musique
de Bach. Une piste à explorer en posant cette simple question : la planète
pourrait-elle compter six milliards d’individus si les femmes n’aimaient pas
faire l’amour ? Et comment joueraient-elles des fugues si les cordes de leur
violon ne pouvaient vibrer ? […]
Il nous
parle de ce que nous préférons ignorer
Soit. Posons comme postulat que le clitoris et l’orgasme féminin
sont des traits adaptatifs. Il nous faut alors examiner de plus près les
détails de leur fonctionnement. Supposons que le clitoris existe pour nous
donner du plaisir, et que le plaisir soit l’aiguillon de la sexualité –
autrement dit que sans la grande récompense, nous nous contenterions de faire
de la broderie à la maison. Il nous faut alors reconsidérer le problème de la
déconvenue, les raisons des défaillances du clitoris. Pourquoi nous faut-il
peiner plus que les hommes pour atteindre l’apothéose ?
Le
clitoris est un idiot savant : il peut
être génial ou stupide. A moins qu’il ne s’exprime comme Cassandre et nous
parle de ce que nous préférons ignorer. A mon sens, l’inconstance et
l’entêtement apparents du clitoris, son décalage par rapport aux réactions
masculines, la variabilité de son comportement d’une femme à l’autre – toutes
ces complications si déconcertantes – peuvent s’expliquer par une simple
supposition : et si le clitoris avait pour fonction d’encourager sa
propriétaire à prendre en main sa sexualité ? D’accord, cela sonne comme un
slogan politique, et nos organes n’ont pas pour habitude de prendre la carte
d’un parti. Mais en l’occurrence, celui-ci vote avec ses pieds : il se conduit
avec bonheur quand on le traite convenablement, bredouille et vacille lorsqu’il
est maltraité ou incompris.
En
vérité, le clitoris réalise ses meilleures performances quand la femme se sent
en pleine forme, qu’elle est heureuse de vivre, qu’elle mugit à plein, au sens
figuré comme au sens propre. Le clitoris n’aime pas qu’on l’effraie ni qu’on le
force. Certaines femmes violées rapportent que leur vagin s’est lubrifié alors
même qu’elles craignaient pour leur vie – heureusement d’ailleurs, ce qui leur
a évité d’être déchirées –, mais les femmes n’ont pratiquement jamais d’orgasme
au cours d’un viol, quels que soient les fantasmes masculins à ce sujet. Il ne
faut pas presser ni bousculer le clitoris. La femme qui craint d’impatienter
son partenaire mettra d’autant plus de temps à jouir. Celle qui cesse de
surveiller la casserole envoie un message au clitoris – j’arrive ! – ce qui
suffit à faire déborder le lait.
Les femmes aux orgasmes multiples
Le clitoris aime le pouvoir et fait tout ce qu’il peut pour avoir
le sentiment d’être aux commandes. L’anthropologue Helen Fischer a constaté que
les femmes parvenant aisément aux orgasmes multiples partagent le même trait :
elles se sentent responsables de leur plaisir. Celui-ci ne dépend pas du savoir
faire ni de la sollicitude de leur partenaire. Elles connaissent les positions
et les angles qui leur conviennent le mieux, et négocient lesdites postures
verbalement ou physiquement. Sans compter que les positions les plus
satisfaisantes sont le plus souvent celles qui donnent à la femme un certain
contrôle de la chorégraphie sexuelle, en se tenant au-dessus du partenaire ou à
ses côtés. Un film qui montre l’héroïne gravir tout le crescendo de la volupté
et de l’extase bloquée contre un mur, à la façon du “Dernier Tango à Paris”, ne
peut avoir été mis en scène par une femme. […]
Le
goût du pouvoir et la complexité du clitoris ne devraient pas nous étonner. Pour une
femme, faire l’amour a toujours été risqué. L’on peut se retrouver enceinte,
attraper une maladie, se faire confisquer un lait de trop bonne qualité. Mais
en bonnes primates que nous sommes, nous ne faisons pas l’amour uniquement pour
nous reproduire. Nous ne sommes peut-être pas des bonobos, mais pas non plus
des brebis à ruts saisonniers. Notre vulnérabilité exige une ligne de défense
efficace.
Le
clitoris est notre sentinelle, notre promontoire magique.
Il nous dit que le plaisir est une affaire
sérieuse et que nous ne devons pas nous enflammer sans raison. Il intègre des
informations de différentes sources, conscientes et inconscientes, en
provenance du cortex cérébral, de l’hypothalamus, du système nerveux
périphérique, et réagit en conséquence. Si vous avez peur, il se paralyse. Si
l’on vous indiffère ou vous répugne, il ne pipe pas. Si la passion vous fait
vibrer, il s’anime comme une baguette d’orchestre et vous imprime son rythme,
ici une caresse, là une envolée… " andante, allegro, crescendo, da capo
". […]
Ethologie : Mme Bonobo, championne clitoridienne
Qui est-elle ? Son espèce est également connue sous le nom de
chimpanzé pygmée, l’un de nos parents actuels les plus proches. Le bonobo est
un champion olympique en matière sexuelle. Mâles, femelles, vieux, novices, peu
importe – on baise, on se pelote, on se frotte, on se branle mutuellement,
bref, on fait l’amour toute la journée. Et tout cela, la plupart du temps, sans
rapport avec la procréation. Il s’agit plutôt d’un code de bonne conduite grâce
auquel les bonobos peuvent vivre en communauté. C’est leur psychothérapie, leur
lubrifiant social, le baume qui apaise les querelles, une façon d’exprimer ses
sentiments, une pratique si rapide qu’on n’y fait plus attention. Chez une
espèce où la sexualité prend une telle importance, pas étonnant que le clitoris
prenne des proportions considérables. L’adolescente bonobo pèse environ moitié
moins que l’adolescente humaine, mais son clitoris est trois fois plus grand,
au point d’en dévoiler le balancement quand elle se déplace. Plus tard, elle
devient féconde et ses lèvres gonflent. Il devient alors difficile de
distinguer l’organe, mais il est toujours là, prêt pour le service à chaque
fois que sa propriétaire le convoque, au demeurant plusieurs fois par heure.
Clotoridectomie
: 2 000 bébés mutilés chaque année
Le clitoris n’a aucun rôle fonctionnel, nous rappelle Natalie
Angier. C’est un simple faisceau de nerfs, la plus grande concentration de
fibres nerveuses de tout l’organisme (8 000), " y compris le bout des
doigts, les lèvres et la langue, deux fois plus que pour le pénis. En un sens,
donc, le petit cerveau de la femme est plus grand que celui de l’homme. Et tout
ceci, sans autre but que de servir au plaisir féminin. Le clitoris est le seul
organe à vocation purement sexuelle, sans heures supplémentaires à effectuer en
tant qu’appareil sécrétoire ou excrétoire. C’est peut-être pourquoi le clitoris
a avantage à rester à l’abri des regards au sein de la fente vulvaire. "
" Personne n’a mené d’enquête pour savoir si les femmes
dotées d’un clitoris imposant parviennent à l’orgasme plus souvent que les
autres, ou plus intensément ", ajoute la scientifique. En revanche, on
pratique aux Etats-Unis un autre type d’" expérience ". Natalie
Angier nous apprend en effet qu’on procède couramment à une clitoridectomie,
c’est-à-dire à la réduction chirurgicale de clitoris de fillettes, jugés trop
grands. 2 000 bébés subiraient chaque année ce " correctif ". "
Un grand clitoris n’a jamais fait de mal à personne, certainement pas au bébé.
Mais ça fait bizarre, obscène, vous a un air de zizi de garçon. " Pour y
remédier, on taille, on replie, on ampute totalement. Une pratique qui n’est
pas sans rappeler celle de l’excision, contre laquelle les pays occidentaux
s’insurgent pourtant !