En tant que femmes, sommes-nous
déterminées, dans nos comportements, nos émotions, nos relations, par quelque
chose qui nous échappe ? Ce « quelque chose » relève-t-il de notre nature ou de
notre éducation ? Et comment parvenir à nous épanouir dans notre féminité hors
des rôles imposés ?
D’un
côté, une très polémique – et mal comprise – théorie du genre, qui tend à
disjoindre à l’excès les rôles sociaux de la réalité anatomique : nous serions
libres, quel que soit notre sexe, d’endosser comme un costume une identité de
fille ou de garçon. De l’autre, une mouvance « essentialiste » – voir par
exemple les best-sellers Mars
et Vénus – qui
prétend circonscrire le masculin et le féminin dans des caricatures supposément
liées à leur fonctionnement hormonal. Entre ces deux extrêmes – le tout
culturel et le tout biologique –, la psychanalyse pose l’existence d’un
inconscient, « un lieu, dans la psyché, qui ne correspond à aucune aire
localisable dans le cerveau, mais qui nous pousse à adopter malgré nous des
comportements liés à notre identité sexuée », explique le psychiatre et
psychanalyste Serge
Hefez. L’approche psychanalytique permet ainsi de cerner une
certaine personnalité féminine résultant du processus de formation de
l’inconscient, différent chez les garçons et les filles, sans pour autant
enfermer le féminin dans une définition monolithique. Car l’inconscient de
chacune est modelé à la fois par son héritage culturel et par son histoire
personnelle.
Sois gentille, ma fille
« La
femme n’existe pas », écrivait Lacan. Cette
formule, dans les années 1970, lui valut les foudres de celles qui entendaient
là une négation de leur valeur par rapport à celle de l’homme. Ce qu’insinuait
pourtant le psychanalyste, c’est qu’il n’existe pas d’universel féminin. Ce qui
existe, ce sont « des femmes » singulières. Malgré tout, certains traits se
retrouvent chez nombre d’entre nous : une propension à faire passer les besoins
des autres avant les nôtres, à nous dévaloriser au travail, à n’être jamais
satisfaites de notre apparence… Pourquoi ? « L’inconscient, affirme Serge
Hefez, se remplit des liens affectifs que nous tissons avec nos principales
figures d’attachement. Les observations faites par de nombreux psychologues
montrent que dès la naissance les filles et les garçons sont regardés
différemment par les adultes qui les entourent. On ne les porte pas, on ne leur
parle pas, on ne les allaite pas de la même façon. » La tendance est de nourrir
les petits garçons à la demande et de réguler la tétée des filles. On s’adresse
aux garçons d’une voix plus bourrue, on emploie avec les filles un ton plus
doux. On pousse les garçons à être autonomes et décisifs, les filles à être
gentilles et empathiques…
S’ajoute à ces tendances culturelles une dimension plus
personnelle : la façon dont nos parents ont été aimés en fonction de leur sexe
imprègne la manière dont ils nous accueillent à leur tour en tant que garçon ou
fille, selon que cette place a été plus ou moins difficile à occuper pour eux
dans leur propre famille. Certaines filles seront ainsi, par exemple, chargées
par leur mère de prendre une revanche sur le masculin, si celle-ci s’est sentie
lésée par rapport à ses frères dans son éducation. « Ces schémas relationnels,
indique Serge Hefez, constituent la trame de notre inconscient. Nous n’avons
pas conscience d’être agis par eux, pas conscience de les reproduire en élevant
nos enfants. »
L’anatomie est-elle un roc ?
Pour
Freud, notre inconscient recèle par ailleurs une somme de représentations
issues du constat de la différence des sexes, une donnée incontournable qu’il
appelait le « roc de l’anatomie ». « Pour les enfants, cette découverte est
très chargée sur le plan symbolique : quel mystérieux pouvoir confère le fait
de posséder un pénis ? Quelles angoisses procure le sentiment d’en avoir été
dépossédée ou de risquer de le perdre ? Que se cache-t-il dans la profondeur
des entrailles d’une femme ? » commente Serge Hefez. S’il arrive que certains
se sentent femme dans un corps d’homme ou homme dans un corps de femme, dans
l’ensemble, « la psyché se modèle sur la forme de nos organes et leur
fonction, affirme Moussa Nabati, psychanalyste
et psychothérapeute. Dans la mesure où les organes génitaux de la femme sont à
l’intérieur et ceux de l’homme à l’extérieur, leur rapport au monde n’est pas
le même : elles sont davantage tournées vers l’intériorité, sont amenées à
recevoir l’autre dans leur corps ; eux sont tournés vers l’extérieur, enclins à
conquérir, à pénétrer… » Et d’en déduire, entre autres, que « la femme ne fait
pas l’amour avec ses zones érogènes, mais avec son coeur, tandis que l’homme
est davantage capable de disjoindre l’amour et la sexualité ».
Pour les
tenants de la théorie du genre, ces extrapolations n’ont pas lieu d’être. Très
influencée par Freud et Lacan, Judith
Butler, figure de proue des études de genre, ne nie pas l’impact de la
différence anatomique sur la constitution de l’inconscient. Mais elle souligne
que les conséquences sociales de cette différence sont démesurées par rapport à
leur effet réel sur l’identité. Sa théorie de la « performativité » met en
évidence l’aspect arbitraire des comportements supposément liés au fait d’être
porteur d’un pénis ou d’un vagin. Les comportements dits féminins – l’accueil,
l’empathie, la passivité – sous prétexte que leur sexe est en creux relèvent
d’une « performance » imposée, qui n’a d’autre fondement qu’idéologique : en
naturalisant la prétendue vulnérabilité des femmes, on fait le jeu d’un rapport
de pouvoir entre les sexes. « De fait, pour Freud, il n’existe pas à proprement
parler d’inconscient masculin ou féminin, indique Serge Hefez. Plutôt une
organisation de nos pulsions autour d’une double polarité actif/passif présente
chez tous – c’est ce que recouvre la notion de bisexualité psychique –, les
garçons étant encouragés à exprimer leur pôle actif et à réprimer leur pôle
passif, les filles dans les dispositions inverses. Dans cette optique,
l’affirmation de notre identité sexuée résulte moins d’une construction que
d’une amputation. »
Des
forces clandestines
Cette
idée d’une certaine universalité de la psyché humaine précédant l’affirmation
de traits féminins ou masculins en chacun se retrouve également chez Jung.
C’est à lui que l’on doit l’hypothèse de l’existence d’un inconscient
collectif. « Je l’appelle collectif, écrivait-il, parce que, au contraire de
l’inconscient personnel, il n’est pas fait de contenus individuels, uniques,
mais de contenus qui sont universels et qui surgissent régulièrement. » « Parmi
ces contenus universels, explique Lisbeth von Benedek, docteure en psychologie,
psychanalyste didacticienne, membre de la SFPA (Institut C.G. Jung), Jung identifiait des organisateurs inconscients
qu’il appelait les archétypes, présents dans toutes les cultures et à toutes
les époques. Leurs thèmes et motifs transparaissent dans la mythologie, les
religions, mais parfois aussi dans nos rêves ; ils canalisent à la fois des
émotions archaïques intenses et des modèles de comportement. Et constituent
pour chacun de nous, homme ou femme, un potentiel latent. »
En tant que femmes, nous sommes "agies" sans le savoir par des
archétypes féminins (mais pas seulement), à commencer par celui de la Grande
Mère, une énergie primordiale immensément bonne et destructrice à la fois, qui
apparaît à travers les divinités des religions ancestrales ou dans nos
représentations de la nature (Gaia). D’autres représentations du féminin
renvoient elles aussi à des énergies psychiques susceptibles de s’exprimer en
nous : la femme sauvage, la femme séductrice, la femme initiatrice, la femme
spirituelle, la femme sage…
Plus intéressant pour le sujet qui nous occupe : Jung postulait
l’existence, en chacun de nous, d’un archétype représentant le sexe opposé.
Ainsi, l’animus représente la part masculine inconsciente de la femme, et
l’anima, la part féminine inconsciente chez l’homme. « Ils constituent des
éléments de compensation psychique par rapport à notre identité sexuelle
consciente, commente Lisbeth von Benedek. Lorsque nous n’avons pas conscience
de l’impact de ces archétypes sur nous, ils nous conduisent à attribuer
grossièrement à l’autre sexe ce que nous considérons être des défauts. En
revanche, si nous parvenons à les intégrer à notre personnalité consciente,
l’anima favorise chez l’homme des qualités d’écoute et d’intuition, l’animus
favorise chez la femme sa capacité d’initiative, de théorisation,
d’action. »
Retour à la caricature ? Pas vraiment, si l’on admet, avec Jung,
qu’hommes et femmes sont porteurs de ces potentialités qui leur permettent
d’accéder à la totalité de leur être. « Pour une femme, prêter attention aux
hommes qui la fascinent ou l’irritent particulièrement, ou à ceux qui
apparaissent dans ses rêves, peut être riche d’enseignements, suggère la
psychanalyste. Ils sont un support de projection de son animus et signalent
qu’une part d’elle-même cherche à se réaliser. »
Dominée au lit, pas dans la vie
Que faire de tout cela ? Il a beaucoup été reproché à la
psychanalyse de s’appuyer sur des visions du masculin et du féminin d’un autre
temps. « De fait, aujourd’hui, on n’élève plus les petites filles de la même
façon : on les encourage à être plus assertives, plus combatives qu’autrefois
», note Serge Hefez. Probable que les schémas relationnels qui structurent leur
inconscient se modifient progressivement. Reste que les femmes d’aujourd’hui –
les hommes aussi – se sentent en difficulté, prises en étau entre des modèles
de comportement hérités du passé et une légitime aspiration à plus d’égalité. «
En consultation, ce conflit intérieur s’exprime de manière très concrète,
assure-t-il. Être à la fois bonne mère, bonne épouse, épanouie sexuellement et
professionnellement relève, pour la plupart, de l’irréconciliable. Il y a
beaucoup d’angoisse, de culpabilité, de stratégies d’échec. » Au sein du
couple, des frictions se font sentir : « Je vois des couples avec un
fonctionnement égalitaire et une sexualité en berne. Ce qui fonctionne sur le
plan social se heurte à ce qui fonctionne dans le registre du fantasme et du
désir. Beaucoup de femmes se débattent avec un sentiment d’incohérence : elles
veulent être dominées au lit mais pas dans la vie. »
Pour Moussa Nabati, le mouvement d’émancipation des femmes, amorcé
dans les années 1960, s’il était nécessaire et n’a pas encore abouti, commence
à se retourner contre elles : « Je rencontre des femmes en souffrance parce
qu’elles ont fait passer leur carrière avant la maternité, parce qu’elles
vivent une sexualité “libérée” dans laquelle elles ne se sentent pas
respectées. À vouloir nier les différences entre hommes et femmes, à vouloir
vivre comme les hommes, elles ne s’épanouissent pas dans leur féminité. » Loin
de vouloir les renvoyer à leurs fourneaux, le psychanalyste rappelle
l’importance, pour les femmes comme pour les hommes, de s’accomplir dans une
identité plurielle où l’amour, le désir et l’enfantement comptent au moins
autant que la réussite professionnelle.
Chasser
les clichés « Les femmes comme les hommes ont vécu des blessures fortes dans
leur rapport à l’autre sexe, indique Delphine Lhuillier, ethnologue et
fondatrice d’un Festival du féminin. Elles
ont été domestiquées, maltraitées, une grande majorité l’est encore. Elles ont
affaire à toutes sortes de clichés sur qui elles sont, qui elles doivent être.
Beaucoup se définissent dans l’opposition aux hommes – ou aux femmes qui les
ont précédées. Je crois qu’elles ont besoin de retrouver quelque chose
d’elles-mêmes qui ne réponde pas à un conditionnement. » Pour cela, il y a,
suggère-t-elle, à « explorer toutes sortes de chemins sans nous y enfermer,
pour voir ce qu’ils nous font toucher de notre être, toujours en devenir ».
Cesser d’être à distance de notre corps, de dénigrer notre sang, notre
processus hormonal, notre capacité d’enfantement, pour « revenir à un
enseignement de l’ordre de l’instinct, de l’intuition, de notre rapport à la
nature, sans retomber dans la caricature de la femme sauvage qui court nue dans
la prairie sous la lune ».
Fréquenter toutes sortes de lectures, de Simone de Beauvoir à
Élisabeth Badinter, de Freud à Clarissa Pinkola Estés, et choisir ce que nous
retenons pour nous, ce qui ne nous convient pas. Repenser à toutes ces femmes
qui, dans notre entourage, nous ont inspirées, initiées, enseignées. Et nous
demander enfin ce que nous aimerions, à notre tour, transmettre du féminin.
La psychanalyse est-elle machiste ?
L’énigme que constituait pour Freud ce qu’il appelait le «
continent noir » de la féminité est à l’origine de l’invention de la
psychanalyse. Et voici ce qu’il écrit à propos de la petite fille, lorsqu’elle
découvre un jour la différence sexuelle, moment inaugural de son entrée dans
l’oedipe : « Elle remarque le pénis […] d’un frère ou d’un compagnon de jeu, le
reconnaît aussitôt comme la contrepartie supérieure de son propre organe, petit
et caché […]. Dans l’instant, son jugement et sa décision sont arrêtés. Elle
l’a vu, sait qu’elle ne l’a pas et veut l’avoir. » De ce jour, la petite
fille devenue femme ne cesse d’éprouver un « sentiment d’infériorité ». Elle
vit son « équipement insuffisant » comme une « blessure narcissique », une «
punition personnelle ». Et ne parvient à abandonner son souhait du pénis qu’en
y mettant à la place le souhait d’un enfant.
Ces considérations, que de nombreux psychanalystes continuent de
trouver opérantes dans la cure, lui valurent d’être soupçonné de misogynie.
D’autres psychanalystes après lui, comme Melanie Klein, Karen Horney ou Helene
Deutsch, s’attachèrent à contrebalancer le phallocentrisme de ses théories en
mettant en évidence l’importance, dans la structuration de l’inconscient, du
sein maternel. Et en opposant, à l’envie de pénis de la femme, l’envie de
grossesse de l’homme et son sentiment d’infériorité sur le terrain de la
fécondité, qui le conduit à vouloir la soumettre.
Quant à Lacan, il introduisit la notion de « pas toute » pour
qualifier la psyché féminine, signifiant ainsi qu’elle ne pouvait se résumer à
ce phallus qu’elle n’a pas. Autre chose guidait son être, une « autre
jouissance », qui demeurait pour Lacan… de l’ordre de l’énigme.
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