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samedi 13 août 2016

Existe-t-il un inconscient féminin ?


En tant que femmes, sommes-nous déterminées, dans nos comportements, nos émotions, nos relations, par quelque chose qui nous échappe ? Ce « quelque chose » relève-t-il de notre nature ou de notre éducation ? Et comment parvenir à nous épanouir dans notre féminité hors des rôles imposés ?


D’un côté, une très polémique – et mal comprise – théorie du genre, qui tend à disjoindre à l’excès les rôles sociaux de la réalité anatomique : nous serions libres, quel que soit notre sexe, d’endosser comme un costume une identité de fille ou de garçon. De l’autre, une mouvance « essentialiste » – voir par exemple les best-sellers Mars et Vénus – qui prétend circonscrire le masculin et le féminin dans des caricatures supposément liées à leur fonctionnement hormonal. Entre ces deux extrêmes – le tout culturel et le tout biologique –, la psychanalyse pose l’existence d’un inconscient, « un lieu, dans la psyché, qui ne correspond à aucune aire localisable dans le cerveau, mais qui nous pousse à adopter malgré nous des comportements liés à notre identité sexuée », explique le psychiatre et psychanalyste Serge Hefez. L’approche psychanalytique permet ainsi de cerner une certaine personnalité féminine résultant du processus de formation de l’inconscient, différent chez les garçons et les filles, sans pour autant enfermer le féminin dans une définition monolithique. Car l’inconscient de chacune est modelé à la fois par son héritage culturel et par son histoire personnelle.

Sois gentille, ma fille


« La femme n’existe pas », écrivait Lacan. Cette formule, dans les années 1970, lui valut les foudres de celles qui entendaient là une négation de leur valeur par rapport à celle de l’homme. Ce qu’insinuait pourtant le psychanalyste, c’est qu’il n’existe pas d’universel féminin. Ce qui existe, ce sont « des femmes » singulières. Malgré tout, certains traits se retrouvent chez nombre d’entre nous : une propension à faire passer les besoins des autres avant les nôtres, à nous dévaloriser au travail, à n’être jamais satisfaites de notre apparence… Pourquoi ? « L’inconscient, affirme Serge Hefez, se remplit des liens affectifs que nous tissons avec nos principales figures d’attachement. Les observations faites par de nombreux psychologues montrent que dès la naissance les filles et les garçons sont regardés différemment par les adultes qui les entourent. On ne les porte pas, on ne leur parle pas, on ne les allaite pas de la même façon. » La tendance est de nourrir les petits garçons à la demande et de réguler la tétée des filles. On s’adresse aux garçons d’une voix plus bourrue, on emploie avec les filles un ton plus doux. On pousse les garçons à être autonomes et décisifs, les filles à être gentilles et empathiques…

S’ajoute à ces tendances culturelles une dimension plus personnelle : la façon dont nos parents ont été aimés en fonction de leur sexe imprègne la manière dont ils nous accueillent à leur tour en tant que garçon ou fille, selon que cette place a été plus ou moins difficile à occuper pour eux dans leur propre famille. Certaines filles seront ainsi, par exemple, chargées par leur mère de prendre une revanche sur le masculin, si celle-ci s’est sentie lésée par rapport à ses frères dans son éducation. « Ces schémas relationnels, indique Serge Hefez, constituent la trame de notre inconscient. Nous n’avons pas conscience d’être agis par eux, pas conscience de les reproduire en élevant nos enfants. »

L’anatomie est-elle un roc ?


Pour Freud, notre inconscient recèle par ailleurs une somme de représentations issues du constat de la différence des sexes, une donnée incontournable qu’il appelait le « roc de l’anatomie ». « Pour les enfants, cette découverte est très chargée sur le plan symbolique : quel mystérieux pouvoir confère le fait de posséder un pénis ? Quelles angoisses procure le sentiment d’en avoir été dépossédée ou de risquer de le perdre ? Que se cache-t-il dans la profondeur des entrailles d’une femme ? » commente Serge Hefez. S’il arrive que certains se sentent femme dans un corps d’homme ou homme dans un corps de femme, dans l’ensemble, « la psyché se modèle sur la forme de nos organes et leur fonction, affirme Moussa Nabati, psychanalyste et psychothérapeute. Dans la mesure où les organes génitaux de la femme sont à l’intérieur et ceux de l’homme à l’extérieur, leur rapport au monde n’est pas le même : elles sont davantage tournées vers l’intériorité, sont amenées à recevoir l’autre dans leur corps ; eux sont tournés vers l’extérieur, enclins à conquérir, à pénétrer… » Et d’en déduire, entre autres, que « la femme ne fait pas l’amour avec ses zones érogènes, mais avec son coeur, tandis que l’homme est davantage capable de disjoindre l’amour et la sexualité ».



Pour les tenants de la théorie du genre, ces extrapolations n’ont pas lieu d’être. Très influencée par Freud et Lacan, Judith Butler, figure de proue des études de genre, ne nie pas l’impact de la différence anatomique sur la constitution de l’inconscient. Mais elle souligne que les conséquences sociales de cette différence sont démesurées par rapport à leur effet réel sur l’identité. Sa théorie de la « performativité » met en évidence l’aspect arbitraire des comportements supposément liés au fait d’être porteur d’un pénis ou d’un vagin. Les comportements dits féminins – l’accueil, l’empathie, la passivité – sous prétexte que leur sexe est en creux relèvent d’une « performance » imposée, qui n’a d’autre fondement qu’idéologique : en naturalisant la prétendue vulnérabilité des femmes, on fait le jeu d’un rapport de pouvoir entre les sexes. « De fait, pour Freud, il n’existe pas à proprement parler d’inconscient masculin ou féminin, indique Serge Hefez. Plutôt une organisation de nos pulsions autour d’une double polarité actif/passif présente chez tous – c’est ce que recouvre la notion de bisexualité psychique –, les garçons étant encouragés à exprimer leur pôle actif et à réprimer leur pôle passif, les filles dans les dispositions inverses. Dans cette optique, l’affirmation de notre identité sexuée résulte moins d’une construction que d’une amputation. »

Des forces clandestines

Cette idée d’une certaine universalité de la psyché humaine précédant l’affirmation de traits féminins ou masculins en chacun se retrouve également chez Jung. C’est à lui que l’on doit l’hypothèse de l’existence d’un inconscient collectif. « Je l’appelle collectif, écrivait-il, parce que, au contraire de l’inconscient personnel, il n’est pas fait de contenus individuels, uniques, mais de contenus qui sont universels et qui surgissent régulièrement. » « Parmi ces contenus universels, explique Lisbeth von Benedek, docteure en psychologie, psychanalyste didacticienne, membre de la SFPA (Institut C.G. Jung), Jung identifiait des organisateurs inconscients qu’il appelait les archétypes, présents dans toutes les cultures et à toutes les époques. Leurs thèmes et motifs transparaissent dans la mythologie, les religions, mais parfois aussi dans nos rêves ; ils canalisent à la fois des émotions archaïques intenses et des modèles de comportement. Et constituent pour chacun de nous, homme ou femme, un potentiel latent. »

En tant que femmes, nous sommes "agies" sans le savoir par des archétypes féminins (mais pas seulement), à commencer par celui de la Grande Mère, une énergie primordiale immensément bonne et destructrice à la fois, qui apparaît à travers les divinités des religions ancestrales ou dans nos représentations de la nature (Gaia). D’autres représentations du féminin renvoient elles aussi à des énergies psychiques susceptibles de s’exprimer en nous : la femme sauvage, la femme séductrice, la femme initiatrice, la femme spirituelle, la femme sage…
Plus intéressant pour le sujet qui nous occupe : Jung postulait l’existence, en chacun de nous, d’un archétype représentant le sexe opposé. Ainsi, l’animus représente la part masculine inconsciente de la femme, et l’anima, la part féminine inconsciente chez l’homme. « Ils constituent des éléments de compensation psychique par rapport à notre identité sexuelle consciente, commente Lisbeth von Benedek. Lorsque nous n’avons pas conscience de l’impact de ces archétypes sur nous, ils nous conduisent à attribuer grossièrement à l’autre sexe ce que nous considérons être des défauts. En revanche, si nous parvenons à les intégrer à notre personnalité consciente, l’anima favorise chez l’homme des qualités d’écoute et d’intuition, l’animus favorise chez la femme sa capacité d’initiative, de théorisation, d’action. »
Retour à la caricature ? Pas vraiment, si l’on admet, avec Jung, qu’hommes et femmes sont porteurs de ces potentialités qui leur permettent d’accéder à la totalité de leur être. « Pour une femme, prêter attention aux hommes qui la fascinent ou l’irritent particulièrement, ou à ceux qui apparaissent dans ses rêves, peut être riche d’enseignements, suggère la psychanalyste. Ils sont un support de projection de son animus et signalent qu’une part d’elle-même cherche à se réaliser. »

Dominée au lit, pas dans la vie


Que faire de tout cela ? Il a beaucoup été reproché à la psychanalyse de s’appuyer sur des visions du masculin et du féminin d’un autre temps. « De fait, aujourd’hui, on n’élève plus les petites filles de la même façon : on les encourage à être plus assertives, plus combatives qu’autrefois », note Serge Hefez. Probable que les schémas relationnels qui structurent leur inconscient se modifient progressivement. Reste que les femmes d’aujourd’hui – les hommes aussi – se sentent en difficulté, prises en étau entre des modèles de comportement hérités du passé et une légitime aspiration à plus d’égalité. « En consultation, ce conflit intérieur s’exprime de manière très concrète, assure-t-il. Être à la fois bonne mère, bonne épouse, épanouie sexuellement et professionnellement relève, pour la plupart, de l’irréconciliable. Il y a beaucoup d’angoisse, de culpabilité, de stratégies d’échec. » Au sein du couple, des frictions se font sentir : « Je vois des couples avec un fonctionnement égalitaire et une sexualité en berne. Ce qui fonctionne sur le plan social se heurte à ce qui fonctionne dans le registre du fantasme et du désir. Beaucoup de femmes se débattent avec un sentiment d’incohérence : elles veulent être dominées au lit mais pas dans la vie. »
Pour Moussa Nabati, le mouvement d’émancipation des femmes, amorcé dans les années 1960, s’il était nécessaire et n’a pas encore abouti, commence à se retourner contre elles : « Je rencontre des femmes en souffrance parce qu’elles ont fait passer leur carrière avant la maternité, parce qu’elles vivent une sexualité “libérée” dans laquelle elles ne se sentent pas respectées. À vouloir nier les différences entre hommes et femmes, à vouloir vivre comme les hommes, elles ne s’épanouissent pas dans leur féminité. » Loin de vouloir les renvoyer à leurs fourneaux, le psychanalyste rappelle l’importance, pour les femmes comme pour les hommes, de s’accomplir dans une identité plurielle où l’amour, le désir et l’enfantement comptent au moins autant que la réussite professionnelle.

Chasser les clichés « Les femmes comme les hommes ont vécu des blessures fortes dans leur rapport à l’autre sexe, indique Delphine Lhuillier, ethnologue et fondatrice d’un Festival du féminin. Elles ont été domestiquées, maltraitées, une grande majorité l’est encore. Elles ont affaire à toutes sortes de clichés sur qui elles sont, qui elles doivent être. Beaucoup se définissent dans l’opposition aux hommes – ou aux femmes qui les ont précédées. Je crois qu’elles ont besoin de retrouver quelque chose d’elles-mêmes qui ne réponde pas à un conditionnement. » Pour cela, il y a, suggère-t-elle, à « explorer toutes sortes de chemins sans nous y enfermer, pour voir ce qu’ils nous font toucher de notre être, toujours en devenir ». Cesser d’être à distance de notre corps, de dénigrer notre sang, notre processus hormonal, notre capacité d’enfantement, pour « revenir à un enseignement de l’ordre de l’instinct, de l’intuition, de notre rapport à la nature, sans retomber dans la caricature de la femme sauvage qui court nue dans la prairie sous la lune ».

Fréquenter toutes sortes de lectures, de Simone de Beauvoir à Élisabeth Badinter, de Freud à Clarissa Pinkola Estés, et choisir ce que nous retenons pour nous, ce qui ne nous convient pas. Repenser à toutes ces femmes qui, dans notre entourage, nous ont inspirées, initiées, enseignées. Et nous demander enfin ce que nous aimerions, à notre tour, transmettre du féminin.

La psychanalyse est-elle machiste ?


L’énigme que constituait pour Freud ce qu’il appelait le « continent noir » de la féminité est à l’origine de l’invention de la psychanalyse. Et voici ce qu’il écrit à propos de la petite fille, lorsqu’elle découvre un jour la différence sexuelle, moment inaugural de son entrée dans l’oedipe : « Elle remarque le pénis […] d’un frère ou d’un compagnon de jeu, le reconnaît aussitôt comme la contrepartie supérieure de son propre organe, petit et caché […]. Dans l’instant, son jugement et sa décision sont arrêtés. Elle l’a vu, sait qu’elle ne l’a pas et veut l’avoir. » De ce jour, la petite fille devenue femme ne cesse d’éprouver un « sentiment d’infériorité ». Elle vit son « équipement insuffisant » comme une « blessure narcissique », une « punition personnelle ». Et ne parvient à abandonner son souhait du pénis qu’en y mettant à la place le souhait d’un enfant.
Ces considérations, que de nombreux psychanalystes continuent de trouver opérantes dans la cure, lui valurent d’être soupçonné de misogynie. D’autres psychanalystes après lui, comme Melanie Klein, Karen Horney ou Helene Deutsch, s’attachèrent à contrebalancer le phallocentrisme de ses théories en mettant en évidence l’importance, dans la structuration de l’inconscient, du sein maternel. Et en opposant, à l’envie de pénis de la femme, l’envie de grossesse de l’homme et son sentiment d’infériorité sur le terrain de la fécondité, qui le conduit à vouloir la soumettre.

Quant à Lacan, il introduisit la notion de « pas toute » pour qualifier la psyché féminine, signifiant ainsi qu’elle ne pouvait se résumer à ce phallus qu’elle n’a pas. Autre chose guidait son être, une « autre jouissance », qui demeurait pour Lacan… de l’ordre de l’énigme.

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