Les hommes se féminisent-ils ? Les femmes se
masculinisent-elles ? Depuis les années 1970, la conquête de l’égalité entre
les sexes – pas encore gagnée – a fait exploser les anciens repères, tant
psychologiques que sociaux, et redistribué les rôles. Les premiers auraient
basculé du côté yin (amants nounours, papas poules, métrosexuels…), et leurs
compagnes du côté yang (amazones sexuelles, femmes de pouvoir, mères à la
carte…).
A tel point qu’aujourd’hui, l’indifférenciation
sexuelle serait une vraie menace pour les individus et la société. Ce risque est au centre de débats violents. D’un côté, ceux qui considèrent que
réduire le féminin et le masculin à des caractéristiques anatomiques,
biologiques ou culturelles enferme les deux sexes dans un rôle de composition
étroit. De l’autre, les défenseurs de la différence, des psychanalystes
essentiellement, pour qui prôner l’altérité, c’est s’inscrire dans une
dynamique de vie.
La peur de l’altérité
La psychanalyste Hélène Vecchiali, dans Ainsi soient-ils, sans de vrais hommes, point de vraies femmes (Calmann-Lévy,
2005), dénonce la féminisation des hommes. Une évolution dommageable, puisque
c’est l’attirance entre les deux sexes qui en pâtirait. « Le désir ne se
manifeste que dans l’altérité, insiste-t-elle. En recherchant du semblable, on
se ferme au désir, au plaisir et à la connaissance de soi. Parce qu’elle nous
confronte à l’inconnu, l’altérité est un risque. Elle fait peur à une époque où
l’on cherche avant tout à se rassurer. »
L’absence de confrontation à la différence est
ce que les partisans de la différenciation sexuelle dénoncent comme une
régression majeure. Ne pas accepter les caractéristiques et les limites de son
sexe, ainsi que celles de l’autre, traduit pour Gérard Bonnet, auteur de L’Autoanalyse (Puf, Que sais-je, 2006),
psychanalyste et sexologue, un fantasme infantile d’hégémonie caractéristique
de notre époque. « Freud a découvert que l’être humain est
originellement bisexuel, il se construit ensuite en tant qu’être sexué.
Aujourd’hui, notre société exploite ce fantasme de bisexualité, qui est une
aspiration à la toute-puissance : “Je peux être tout !” Or la différence des
sexes est une réalité biologique, l’accepter, c’est accepter la réalité. Cette réalité est le point de butée de notre
narcissisme. Pour se construire, il faut se heurter à des limites. Grâce à
elles, on peut rencontrer l’autre, et dans l’amour, l’éblouissement vient de ce
que l’on est face à un être humain différent. Y compris dans les couples
homosexuels. »
Des rôles en mouvement
« Qu’est-ce qui vous attire chez l’autre et que
vous considérez comme spécifiquement masculin ou féminin ? » Nous avons posé
cette question sur notre site Internet. Parmi les réponses, celle d’Anne, qui
vit en couple depuis huit ans. Elle avoue dans un long courrier ne plus
éprouver de désir pour un homme « sensible, trop fragile et trop soumis », qui,
selon elle, est davantage en demande d’affection que de relations sexuelles…
A l’opposé, Coralie, mère d’un petit garçon de 2
ans, se dit séduite et émue par son homme, bien plus maternel qu’elle. « Il a
choisi de travailler à la maison pour élever notre fils. Il est incollable en
psychologie des enfants comme en nutrition. Il s’épanouit dans la paternité
tout en restant mon amoureux, attentionné et fougueux. Le rêve, quoi ! » Des
témoignages qui montrent bien qu’en matière de « qualités féminines-qualités
masculines », chacun a le droit de préférer ce qu’il veut.
« Ce que notre siècle découvre, après Freud,
c’est qu’il n’y a d’identité féminine ou masculine qu’en devenir, avance Anne
Dufourmantelle, psychanalyste et auteure de La Femme et le Sacrifice (Denoël,
Médiations, 2007). Un homme abrite en lui une part féminine, qui peut
d’ailleurs entrer en rivalité avec les femmes qu’il rencontre. Et la femme a
une part masculine, ô combien sollicitée de nos jours. Un homme peut entrer
dans un processus de féminisation, ou bien une femme peut se viriliser à la
faveur d’une relation, d’un travail, d’un contexte particulier, mais aussi à
partir de données de sa petite enfance, et ce processus dynamique ne cesse pas,
tout au long de l’existence, de se faire. »
Bafiala, une de nos internautes, écrit : « Je ne
me suis jamais sentie aussi bien dans mon corps de femme que depuis que je suis
avec lui, parce tout est clair. Nous sommes plutôt vieux jeu, nous pensons que
chacun doit avoir des tâches bien définies. » Le compagnon de Bafiala a
peut-être une conception « vieux jeu » des relations hommes-femmes, mais cela
ne l’empêche pas, dixit sa compagne, « de passer plus d’heures que moi à se
pomponner dans la salle de bains et d’exprimer ses sentiments plus facilement
que moi ».
Dans l’essai aussi pertinent qu’impertinent qu’elle vient de
consacrer à la question de la différence sexuelle, la journaliste Cécile Daumas
met en avant une conception souple et moderne de l’identité sexuelle. « Comme
la psychanalyste Sabine Prokhoris, je pense que nous avons tous, hommes et
femmes, intérêt à considérer le genre comme une sorte de nuancier dans lequel
coexistent tous les degrés, du plus féminin au plus masculin, plutôt que comme
l’opposition entre deux blocs d’identité qui s’opposent : le féminin “et” le
masculin. D’ailleurs, c’est ce qui est en train de se passer dans les faits. »
Les témoignages que nous avons reçus esquissent cette nouvelle
géographie. Féminin et masculin s’y croisent et s’entrelacent, exprimant un
désir à chaque fois singulier. Estelle nous écrit : « Son torse musclé, son
côté viril m’attire… Dans la vie quotidienne, il ne montre pas beaucoup son
côté mâle, mais j’avoue que pendant l’acte sexuel, j’aime quand il prend le
dessus sur moi. » Luc vit avec Pierre depuis quatre ans : « Notre couple est
plus différencié que celui que forme ma sœur et son mari, constate-t-il en
riant. Eux sont tous les deux blonds, maniaques, passionnés de généalogie, on
dirait des jumeaux… Quant à Pierre et moi, nous sommes homos, ce qui veut dire
“mêmes”, pourtant nous sommes aussi différents que le jour et la nuit. Je
n’aimerais pas me voir dans l’autre comme dans un miroir, quel intérêt ? »
Au fur et à mesure des témoignages, une conclusion, ni définitive
ni absolue, se dessine et court comme un fil rouge : le désir se nourrit de la
familiarité rassurante du semblable, mais s’électrise au contact de la
différence. Une relation épanouissante n’est peut-être pas tant basée sur une
différenciation sexuelle stricte – « moi Tarzan, toi Jane » – que sur notre
capacité à accepter et faire cohabiter nos différences… pour mieux jouer avec
elles.
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