Sexologue, Catherine Solano tient une consultation d'andrologie à
l'Hôpital Cochin, c'est-à-dire qu'elle est spécialisée dans la thérapie des
hommes. Mais elle soigne aussi des femmes et son intérêt se porte de plus en
plus vers les ados, avec qui elle a correspondu à grande échelle en tenant le
courrier “sexo” du magazine Girls. Elle parle de sexualité avec un mélange de
légereté et de respect, de grâce et de lucidité qui, associé aux faits
troublants qu'elle rapporte, nous donne l'espoir que la pathologie sexuelle
dont souffre notre monde va peu à peu disparaître.
NC : Que percevez-vous de l'évolution des rapports
homme/femme depuis votre poste d'observation ?
Catherine Solano : Depuis une douzaine d'années, je vois des
changements frappants. Jusque-là, les femmes venaient consulter en sexologie
pour des problèmes plutôt relationnels : “Je n'ai pas de désir”, “Mon mari ne
m'écoute pas”, “Je suis jalouse”, etc. Aujourd'hui elles arrivent pour des
raisons de plus en plus concrètes, c'est carrément : “Est normal docteur, je
n'ai d'orgasme que dans telle position ?”, “J'ai l'impression que mon vagin
n'est pas assez sensible”, “Je ne supporte pas telle caresse, que dois-je faire
?” Ou même : “J'ai déjà fait l'amour quatre fois et je n'ai toujours pas
éprouvé d'orgasme, suis-je infirme ?” Auparavant, ce genre de question était
rarissime. Maintenant, ça domine et les problèmes relationnels passent au
second plan.
Alors que pour les hommes, c'est
le contraire. Avant, les raisons pour lesquelle les hommes consultaient étaient
presque toujours les mêmes : "J'ai des éjaculations précoces, je ne tiens
jamais plus de deux minutes”, “J'ai des érections trop molles, la pénétration
m'est difficile”, “Mon pénis est trop petit, il mesure tant”, etc. Eh bien,
c'est de moins en moins le cas.
La plupart viennent me voir pour
des raisons relationnelles. Je trouve ça stupéfiant. Et très émouvant.
Ce sont généralement des hommes jeunes. Dernièrement, l'un d'eux me dit : “Ma copine est très séductrice vis-à-vis des autres hommes et je ne sais pas si je vais pouvoir le supporter à long terme ; on s'entend bien, on en parle, mais je crains que ça ne marche pas.”
Ce sont généralement des hommes jeunes. Dernièrement, l'un d'eux me dit : “Ma copine est très séductrice vis-à-vis des autres hommes et je ne sais pas si je vais pouvoir le supporter à long terme ; on s'entend bien, on en parle, mais je crains que ça ne marche pas.”
En sexologie, c'est nouveau. Par
rapport à leurs aînés, ils sont plus mûrs et osent plus se livrer. C'est une
tendance forte. Curieusement, ça touche d'ailleurs aussi les hommes âgés. J'ai
des patients de plus soixante-dix ans qui consultent soudain pour des raisons
affectives - ce qu'ils n'auraient jamais fait quand ils avaient trente ou
quarante ans. Un veuf me confie : “J'ai eu pas mal de relations homosexuelles
dans ma vie. Comme ça se fait, vu que j'adorais ma femme ?” La manière dont il
a été marqué, enfant, dit assez d'où nous revenons : surpris à observer par le
trou de la serrure un homme en train de se masturber, il avait été conduit au
poste de police et ramené chez lui comme un voleur, pour se faire hurler dessus
par sa famille. Un autre patient âgé vient me voir parce qu'il vit depuis
cinquante ans avec une femme dont il n'a jamais été amoureux, mais à qui il n'a
jamais voulu “faire de la peine.” La même confidence aurait été impensable il y
a vingt ans.
Autrement dit, tout se passe
comme si, dans les faits et non plus dans les discours, les femmes s'ouvraient
à leur part masculine et les hommes à leur part féminine. Je pense que ça se
voit moins chez les hommes, parce que le féminisme avait largement débattu de
tout ça et poussé beaucoup de femmes à l'introspection. Si bien que,
maintenant, les femmes viennent pour des questions concrètes. L'évolution est
manifeste.
On la voit moins chez
les hommes, parce qu'elle est plus floue, plus abstraite, plus intérieure. On
va vous dire : “Les hommes d'aujourd'hui ont peur des femmes. Et elles sont
trop exigeantes.” Mais sous ces apparences, je sens un rapprochement. On
s'ouvre à la dimension de l'autre, je le constate concrètement tous les jours.
Les hommes ont notamment apporté aux femmes une vision de la sexualité simple
et désirable. Et je trouve ça formidable !
N. C. : Pendant des années, les femmes ont demandé aux hommes de s'ouvrir, de
parler, de faire une psychothérapie, etc. En vain. Et tout d'un coup,
quelque-chose s'ouvre ?
C. S. : Les hommes âgés dont je vous parlais, ne peuvent parfois plus du tout faire
l'amour, mais ils tombent amoureux quand même et tiennent à venir en parler.
Récemment, un homme d'une quarantaine d'années me dit qu'il a compris qu'un
couple ne pouvait durer qu'en allant dans la profondeur, mais que sa femme ne
pense qu'aux apparences, à son corps et aux plaisirs de l'amour. Un autre me
dit qu'il a eu une relation avec une femme formidable, avec qui il s'entendait
très bien au lit, mais qui tenait absolument à en rester là, alors que lui,
aurait aimé développer une relation plus riche, affective, intellectuelle. La
femme s'y refusant, il a finalement dû la quitter. L'homme qui cherche une
relation profonde et la femme qui reste dans le sexe superficiel... C'est le
monde à l'envers !
Quatres éceuils
N. C. : Mais d'autres clichés se renforcent. Voyez comment tous les hommes sont
censés “venir de Mars” et toutes les femmes “de Vénus”...
C. S. : Évidemment, les nouvelles tendances ne gomment pas le fait que les hommes
s'intéressent beaucoup au sexe et les femmes au relationnel. Mais désormais, ce
qu'on sent, sur le terrain, c'est justement la rencontre entre Mars et Vénus.
Cela dit, il reste quand
même quelques gros écueils à des relations amoureuses évoluées.
Le premier écueil
concerne les adolescentes. Il y a tellement de pornographie qu'elles se disent
: “Pour plaire à un garçon, il faut être bonne au lit. Si je veux qu'il reste
avec moi, je dois lui donner du sexe.” Elles n'ont pas conscience que les
garçons, certes raffolent de ça, mais s'intéressent aussi à autre chose, très profondément.
Résultat : par peur, les filles vont quasiment étouffer leur sentimentalité,
alors que les garçons attendent justement ça et se retrouvent donc frustrés,
sans forcément comprendre ce qui leur arrive, parce qu'ils se racontent aussi
des histoires.
Le second
écueil, ce sont ces histoires, qui font que les garçons ont tendance à
camoufler leurs souffrances amoureuses. Si bien qu'en face, les filles
continuent de se leurrer et à jouer les filles chaudes... Ou alors fuient tout
bonnement le terrain, en se disant que jamais elles ne tremperont dans des
histoires aussi sordides.
Le troisième écueil tient à l'impatience générale : on veut tout, tout de suite. Alors que le chemin d'une rencontre peut prendre du temps - ce qui est d'autant plus normal qu'on est plus jeune. Mais notresociété ne donne pas de valeur au temps, ni au chemin qui peut être long et merveilleux. On fait des découvertes amoureuses jusqu'à quatre-vingt-dix ans ! Mais ça s'oppose à la frénésie consommatrice générale...
Le troisième écueil tient à l'impatience générale : on veut tout, tout de suite. Alors que le chemin d'une rencontre peut prendre du temps - ce qui est d'autant plus normal qu'on est plus jeune. Mais notresociété ne donne pas de valeur au temps, ni au chemin qui peut être long et merveilleux. On fait des découvertes amoureuses jusqu'à quatre-vingt-dix ans ! Mais ça s'oppose à la frénésie consommatrice générale...
Le dernier écueil que
j'observe est la mise en avant spectaculaire et exclusive de l'état amoureux.
Dans la plupart des films, par exemple, aimer, c'est être toujours en état
amoureux. Ce qui limite terriblement les choses. Il faudrait tout le temps se
trouver comme au début d'une histoire, avec les vertiges, les euphories, les
manques. On ne voit jamais de film où des gens s'aiment depuis longtemps, de
façon vraie, profonde, où ça se sent et où on a envie de faire comme eux. Le
film va toujours dans le sens de l'éphémère et du renouvellement constant. On n'apprend pas que l'amour s'alimente, se construit, se mérite. Le jeu
devient simpliste : on est amoureux ou on ne l'est pas. Un psychothérapeute
reçoit un patient qui lui dit : “Je n'aime plus ma femme, que dois-je faire ?”
Le psychothérapeute lui répond : “Eh bien maintenant, aimez-la !” (grand rire.)
Ça me semble tellement évident. On n'apprend toujours pas que l'amour se
cultive.
Le travail d'amour
Une dame me disait :
“Chez nous, on fait des mariages arrangés et curieusement, nous avons beaucoup
moins de divorces que vous. C'est comme si on nous apportait une marmite d'eau
froide, qu'il allait falloir s'employer à faire chauffer. Alors que vous, vous
recevez une marmite d'eau bouillante et vous n'avez pas l'idée que si vous ne
faites rien, elle va refroidir.” Une autre femme me disait que son mariage
arrangé durait depuis quinze ans et qu'elle s'entendait à merveille avec son
mari. Ça m'a laissée perplexe. J'ai avancé que ses parents avaient dû savoir
choisir l'homme qui convenait. Elle a vivement acquiescé.
N. C. : Du coup, vous vous êtes demandé si nous n'avions pas tout à revoir et si,
en 2050, le mariage romantique existerait toujours ?
C. S. : Je ne suis pas pour le mariage arrangé. Mais entre cette façon de s'imposer
la réussite d'un mariage, à long terme, et notre soit disant “mariage d'amour”,
qui se dissout au bout de deux ans, où passe la voie harmonieuse ? Il est donc
clair que tout n'est pas en progrès dans nos vies affectives. Nous avons encore
beaucoup de seuils à franchir, je ne suis pas une optimiste béate. Néanmoins,
j'y reviens : les choses évoluent fortement. Un patient m'apprend qu'il est un
jour entré en relation avec une femme qui lui correspondait exactement, mais
qu'il n'aimait pas. “Pourtant, me raconte-t-il, il fallait absolument que je me
conditionne pour tomber amoureux d'elle.” Et ça a marché ! Dix ans plus tard,
ils sont toujours ensemble. Des histoires comme ça existent, c'est important.
N. C. : D'une certaine façon, ce type de relation a
existé pendant des millénaires, non ? C'est l'amour fou romantique qui est très
récent. La revendication d'émotions immédiates, rapides, intenses... et naïves.
Je me souviens d'Africaines parlant entre elles de la naïveté romantique des
amoureuses d'Occident, elles en riaient fort.
C. S. : Les rêves roses et bleus de la littérature
pour jeunes filles, bien que diamétralement opposés au porno, sont sans doute
aussi toxiques, surtout consommés à haute dose. Certaines filles ne lisent que
ça. Il faut dire que, pour une femme, un roman à l'eau de rose peut être aussi
stimulant sexuellement que des images porno pour un homme. Dans les deux cas,
on peut s'y aventurer - à condition ne pas y croire. Pour ceux qui s'imaginent
que ces romans ou ces images montrent la vraie vie, c'est gravissime. Ça va
toujours dans le sens d'un manque de connaissance et d'estime de soi : on ne
pense pas que nous puissions faire un “travail d'amour”, que nous soyons
capables de créer notre bonheur. On s'imagine que le bonheur nous arrive du
ciel, ou que nous tombons dedans. Un jour il disparaît. On n'a aucune prise sur
lui. Mais on ne voudrait surtout pas faire non plus le moindre effort pour le
cultiver. Effort, concession, renoncement... ah, ça décourage tout de suite !
N. C. : Pourtant, les femmes dont vous parliez au
début, qui viennent vous consulter d'un pas dynamique pour vous demander
comment avoir plus d'orgasmes, elles semblent prêtes à “travailler”, pour
atteindre leur idéal. Et, d'après ce que vous disiez, avec plus d'énergie
volontariste que les hommes.
C. S. : Ça me touche surtout quand elles sont jeunes.
Lorsque je tenais le courrier “Sexo” de Girls, je me souviens d'une fille qui
avait écrit : “J'ai déjà fait trois fois l'amour. Les mecs sont tous nuls. Ils
ne savent pas caresser. Je les ai tout de suite jetés !” Alors qu'en même
temps, et c'est un autre bémol à mon optimisme, beaucoup de filles ont tendance
à se mettre littéralement en esclaves des garçons. La lettre qui revenait le
plus souvent dans le courrier du journal demandait : “Comment être bonne au lit
?” ou “Comment faire une bonne fellation ?”
Ça me
serrait le cœur. Alors qu'en face, encore une fois, les garçons peuvent être
super romantiques, écrire des poèmes d'amour, etc.
N. C. : Ou annoncer haut et fort qu'ils veulent
arriver vierges au mariage et portent ostensiblement un “anneau de virginité” ?
C. S. : Il y a eu tellement d'exagération dans
l'autre sens. C'est comme les femmes voilées : logiquement, il devrait y en avoir
autant que de femmes nues sur les publicités. Un musulman m'a interpellée :
“C'est incroyable que les publicités vous choquent moins que les femmes voilées
!” Je lui ai répondu que les deux me choquaient autant.
N. C. : Vous ne parlez pas du sida. Il a quand même
ébranlé la sexualité.
C. S. : Moins qu'on aurait pu le penser pour les plus
jeunes. Tous savent que le sida est là et qu'on doit s'en protéger. Ils y sont
nés là-dedans. Mais la vente des préservatifs baisse. C'est inquiétant. En tant
que médecins, nous devons conseiller d'en utiliser tout le temps, sauf entre
conjoints fidèles. Certains confrères disent : “Quand même, un garçonet une
fille vierges ne risquent rien !” Je suis plus perplexe, à cause des drogues
qu'on s'injecte, et aussi de l'approximation des infos que se transmettent garçons
et filles : avoir déjà couché, ne l'avoir jamais fait... la transparence n'est
pas évidente. Mais pire que tout : l'alcool. Un confrère spécialisé me disait
que tous ses jeunes patients atteints par le VIH l'avaient attrapé parce qu'ils
avaient bu dans une fête. Plus rarement, le responsable était le pétard. En
état second, mettre un préservatif est souvent impossible. Or, les jeunes
boivent beaucoup - et l'industrie les appâte de plus en plus tôt.
N. C. : Et la pédophilie ?
C. S. : Rien de neuf, mais le fait qu'on en parle beaucoup fait que, depuis deux ou
trois ans, un certain nombre de patients courageux viennent nous voir
préventivement : “J'ai des pulsions pédophiles, je n'ai jamais rien fait,
aidez-moi.” C'est un vrai progrès. Il faut poursuivre, par exemple en créant un
téléphone vert SOS pédophile.
N. C. : S'il fallait conclure, comment s'équilibrent le positif et le négatif ?
C. S. : Ce que vivent actuellement les tout jeunes, aucun de leurs aînés ne l'a
connu et je m'interroge. La pornographie se déchaîne, surtout par internet, à
vous épouvanter, et ça peut détruire des personnes fragiles. Je pense la même
chose des reality shows où, par exemple, des candidates cherchent à séduire un
milliardaire par tous les moyens. Je ressens ça comme une injure à l'humanité.
Et pourtant, ma nature me pousse à l'optimisme. Je constate que nous avons la
capacité de changer. La plupart des adultes actuels ont eu des éducations
affectives et sexuelles médiocres ou lamentables. Or je vous le disais : même
âgés, ils s'ouvrent sous nos yeux. C'est inespéré.
À lire de Catherine Solano :
- La séxualité - Savoir aimer , éd. Flammarion
- Sexo ados , éd. Marabout
- Sexo ados , éd. Marabout
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