L’aventure d’une dame qui, prise à la taille par un suiveur trop
audacieux, le châtia d’un coup de parapluie si violent que le
pauvre galant y perdit l’œil droit avant d’y perdre la vie, le cerveau ayant
été percé par la tige pointue, donne en 1901 l’occasion à un journaliste
du Figaro de plaider en faveur « d’une courtoisie
sentimentale plus intelligente, plus policée », les femmes comprenant
que l’admiration qu’elles
inspirent n’est pas forcément injurieuse, les hommes faisant montre
de subtilité et de pudeur
respectueuse
On vient d’acquitter la meurtrière, rappelle Marcel
Prévost, du Figaro : c’était justice et il y aurait cruauté à
lui reprocher la fatalité d’un geste nerveux qui lui coûtera sans doute bien
des larmes de regret. Mais les autres femmes, et quelques hommes, peuvent
extraire plus d’une utile moralité de ce fait divers tragico-galant.
L’ont-ils bien lu et bien médité, tous les suiveurs
professionnels, tous les membres de cette vaste corporation de Français oisifs
qui imposent aux femmes leur galanterie anonyme, avec la double conviction
d’user d’un droit et d’exercer une fonction nationale ? Paris et la France
sont remplis d’individus, souvent braves garçons, qui s’imaginent sincèrement
que toute passante leur appartient. « Cette jeune femme est seule et
chemine à pied : donc je puis la suivre ostensiblement, lui barrer la
route au tournant des rues, l’attendre à la porte des magasins où elle fait
emplette, l’accoster, lui débiter des fadeurs, et même pis – la forcer à
m’entendre et à me parler, fût-ce pour me congédier. »
De plus hardis, tels que la victime du coup de
parapluie, vont jusqu’au geste, principalement quand ils sont certains que la
dame ne peut se défendre et n’ose protester : d’où nombre de petites
tortures infligées aux jolies bourgeoises qui prennent plus d’omnibus que de
fiacres. Et les hommes qui se comportent ainsi ne se tiennent pas pour des
goujats. Ils se rendent au contraire, in petto, le témoignage d’être de bons
Français, galants envers le sexe, de la franche lignée d’Henri IV.
Cette galanterie à la fois banale et autoritaire, ce
lutinage pour chambrières est de plus en plus impatiemment toléré par les
nouvelles générations féminines, écrit plus loin notre journaliste ; et
c’est là un signe des temps que le moraliste doit observer. Dans le pays où la
Femme est le plus un être neuf, sans traditions, orienté vers l’avenir – aux
Etats-Unis –, la galanterie se manifeste par un respect presque exagéré. Une
passante qu’un passant obséderait dans la rue n’aurait pas besoin, là-bas, de
brandir son parapluie pour se défendre : tous les autres passants se chargeraient
de la délivrer de l’importun. Et comme les mœurs ont toujours une tendance à
l’exagération, le culte américain de la Femme, nous dit-on, commence à devenir
quelque peu excessif, affecté et ridicule.
Il appartiendrait à la France, pays traditionnel de la
mesure et du goût, de fixer, pour l’époque moderne, le code de la courtoisie
galante. S’il est fâcheux qu’un sot se croie galant parce qu’il impose à une
promeneuse énervée des jeux de mots ou de mains – convenons qu’une pudeur
féminine trop effarouchable est souvent comique ou déplaisante. La femme qui
voit un outrageur dans tout homme aimable n’est guère moins insupportable que
l’homme qui pressent une farceuse dans toute jolie femme.
J’ai vu de grosses dames, que leur âge et leur
corpulence rendaient inviolables, répondre sèchement : « Non,
monsieur » à un brave citoyen qui leur offrait sa place d’intérieur, en
tramway ; et ce « Non, monsieur » signifiait à l’évidence :
« Je sais où vous voulez me mener ; mais je suis honnête femme et je
méprise les galantins. », renchérit Marcel Prévost.
Les Anglaises en voyage sont, à cet égard,
particulièrement divertissantes, explique-t-il encore. Cet inépuisable
réservoir de vieilles vierges qu’est la Grande-Bretagne en déverse sur le
continent un nombre infini, généralement accouplées deux par deux, qui prennent
pour d’insolentes provocations au libertinage l’étonnement naïf de nos regards
devant leur ingénieuse inélégance. Une telle attitude compromet jusqu’au bon
renom de la pudeur : la pudeur, chez la femme, doit être une grâce de
plus, – la plus charmante. Et c’est un point sur lequel les femmes feront bien
de réfléchir, à propos du fatal coup de parapluie.
Une crise, en effet, travaille et modifie en ce moment
les rapports sociaux entre les deux sexes. De plus en plus nombreuses, les
femmes abandonnent le souci de leurs plaisirs pour le souci de leurs droits.
L’amour, certes, ne saurait perdre son importance essentielle mais la façon
dont le désir masculin prétend asservir la femme semble aujourd’hui, même en Europe,
offensante à plus d’une. C’est un sentiment que vous verrez apparaître dans la
plupart des romans écrits par des femmes, à l’étranger comme en France :
le type Don Juan, Lovelace, Bel-Ami y est universellement honni.
L’instinct égoïste des hommes résiste de son mieux à
cette évolution, dénonce et ridiculise les nouvelles Eves, les accuse de
manquer d’attrait comme de sincérité. Ceux mêmes qui ne prennent pas parti dans
le débat doivent constater que le débat existe, et que les temps présents sont
incommodes, où pour avoir pris la taille à une dame de Paris, on risque de
recevoir un manche de parapluie dans le cerveau.
Les femmes intelligentes et avisées sauront traverser
cette crise sans recourir à de tels moyens, et sans risquer leur vertu. Qu’elles
consultent, de bonne foi, quelques-uns de leurs galants adversaires, elles se
convaincront qu’il est fort aisé de se défendre contre nous. Les Lucrèces
« grosses vertus – comme dit Henri Heine – qui ne se percent le sein
qu’après coup » sont, au fond, des fanfaronnes ou des maladroites. Voyez
ce qu’on peut faire d’un outil aussi pacifique qu’un parapluie, et songez que
Lucrèce avait un poignard en main !
La vraie pudeur intelligente n’a pas besoin de tels
accessoires de mélodrame ou de vaudeville. Un choc adroit sur l’amour-propre
d’un voisin trop entreprenant est toujours plus efficace qu’un geste de
brutalité, – et ce choc, un mot le donne, ou même un regard. Pourquoi est-ce
toujours aux mêmes femmes que tout le monde manque de respect ? Pourquoi
certaines autres, jeunes et tentantes, n’ont-elles jamais subi la moindre
impertinence masculine ?
Les unes et les autres peuvent assurément être fort
honnêtes femmes ; mais la pudeur de celles-ci est calme et clairvoyante,
la pudeur de celles-là est énervée et aveugle. Imaginez l’état d’affolement où
doit être mise une femme débile pour qu’entre ses mains un en-cas se transforme
en arme meurtrière ! Sans doute une ironie légère eût plus aisément
découragé le suiveur, ou tout simplement – car une femme honnête n’est pas
forcément spirituelle un appel franc et simple à l’honnêteté de ce don Juan des
Batignolles.
Quel homme insistera, si une femme lui dit de
sang-froid : « Monsieur, je vous assure que vous n’obtiendrez rien de
moi, et que votre insistance ne m’est nullement agréable » ? Voilà la
bonne attitude et cette pudeur-là est respectable et gracieuse, qui ne
s’accompagne ni de clameurs ni de boxe, qui se défend par son évidence même, et
par sa confiance inébranlable en soi.
Il n’est pas interdit d’espérer que peu à peu le
progrès des mœurs, agissant sur les deux sexes, nous dotera d’une courtoisie
sentimentale plus intelligente, plus policée. L’éducation devrait s’employer à
persuader de bonne heure aux petits Français qu’ils ne seront pas ridicules,
devenus hommes, s’ils ne traitent pas toutes les femmes comme des filles, aux
petites Françaises que l’admiration qu’elles inspirent n’est pas forcément
injurieuse, et qu’on peut garantir sa vertu sans pruderie comme sans fracas.
La France ne cessera pas pour cela d’être un pays de
galanterie, dans le joli sens du mot mais le mot y perdra peut-être de n’être
qu’à moitié pris en bonne part. Car n’est-il pas surprenant et topique que le
qualificatif tiré de ce joli mot soit un certificat d’honneur pour un homme, et
tout juste le contraire pour une femme ?
D’après « Le Figaro », paru le 15
décembre 1901
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