Il se réfère à la
« nature »
Partir du
principe que la nature a doué les deux sexes de qualités incompatibles.
« Cultiver dans les femmes les qualités
de l'homme, et négliger celles qui leur sont propres, c'est donc visiblement
travailler à leur préjudice. Les rusées le voient trop bien pour en être les
dupes ; en tâchant d'usurper nos avantages, elles n'abandonnent pas les leurs ;
mais il arrive de là que, ne pouvant bien ménager les uns et les autres parce
qu'ils sont incompatibles, elles restent au-dessous de leur portée sans se
mettre à la nôtre, et perdent la moitié de leur prix. Croyez-moi, mère
judicieuse, ne faites point de votre fille un honnête homme, comme pour donner
un démenti à la nature ; faites-en une honnête femme et soyez sûre qu'elle en
vaudra mieux pour elle et pour nous.
S'ensuit-il
qu'elle doive être élevée dans l'ignorance de toute chose, et bornée aux seules
fonctions du ménage ? L'homme fera-t-il sa servante de sa compagne ? Se
privera-t-il auprès d'elle du plus grand charme de la société ? Pour mieux
l'asservir l'empêchera-t-il de rien sentir, de rien connaître ? En fera-t-il un
véritable automate ? Non, sans doute ; ainsi ne l'a pas dit la nature, qui
donne aux femmes un esprit si agréable et si délié ; au contraire, elle veut
qu'elles pensent, qu'elles jugent, qu'elles aiment, qu'elles connaissent,
qu'elles cultivent leur esprit comme leur figure ; ce sont les armes qu'elle
leur donne pour suppléer à la force qui leur manque et pour diriger la nôtre.
Elles doivent apprendre beaucoup de choses, mais seulement celles qu'il leur
convient de savoir.
Soit que je
considère la destination particulière du sexe, soit que j'observe ses
penchants, soit que je compte ses devoirs, tout concourt également à m'indiquer
la forme d'éducation qui lui convient. La femme et l'homme sont faits l'un pour
l'autre, mais leur mutuelle dépendance n'est pas égale : les hommes dépendent
des femmes par leurs désirs ; les femmes dépendent des hommes et par leurs
désirs et par leurs besoins; nous subsisterions plutôt sans elles qu'elles sans
nous. Pour qu'elles aient le nécessaire, pour qu'elles soient dans leur état,
il faut que nous le leur donnions, que nous voulions le leur donner, que nous
les en estimions dignes ; elles dépendent de nos sentiments, du prix que nous
mettons à leur mérite, du cas que nous faisons de leurs charmes et de leurs
vertus. Par la loi même de la nature, les femmes, tant pour elles que pour
leurs enfants, sont à la merci des jugements des hommes : il ne suffit pas
qu'elles soient estimables, il faut qu'elles soient estimées ; il ne leur
suffit pas d'être belles, il faut qu'elles plaisent ; il ne leur suffit pas d'être
sages, il faut qu'elles soient reconnues pour telles ; leur honneur n'est pas
seulement dans leur conduite, mais dans leur réputation, et il n'est pas
possible que celle qui consent à passer pour infâme puisse jamais être honnête.
L'homme, en bien faisant, ne dépend que de lui-même, et peut braver le Jugement
public; mais la femme en bien faisant, n'a fait que la moitié de sa tâche, et
ce que l'on pense d'elle ne lui importe pas moins que ce qu'elle est en effet.
Il suit de là que le système de son éducation doit être à cet égard contraire à
celui de la nôtre : l'opinion est le tombeau de la vertu parmi les hommes, et
son trône parmi les femmes.
De la bonne
constitution des mères dépend d'abord celle des enfants ; du soin des femmes
dépend la première éducation des hommes ; des femmes dépendent encore leurs
moeurs, leurs passions, leurs goûts, leurs loisirs, leur bonheur même. Ainsi
toute l'éducation des femmes doit être relative aux hommes. Leur plaire, leur
être utile, se faire aimer et honorer d'eux, les élever jeunes, les soigner
grands, les conseiller, les consoler, leur rendre la vie agréable et douce :
voilà les devoirs des femmes dans tous les temps, et ce qu'on doit leur
apprendre dès leur enfance. Tant qu'on ne remontera pas à ce principe, on s'écartera
du but, et tous les préceptes qu'on leur donnera ne serviront de rien pour leur
bonheur ni pour le nôtre. »
Source :
Jean-Jacques Rousseau, Émile ou de l’éducation, Livre V, Les classiques
du peuple, Éditions sociales, pages 222-224
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