Printemps 1848 : l'effervescence féminine est
grande. Des femmes, à Paris (et ailleurs), issues du saint‑simonisme pour
beaucoup, s'organisent en clubs, multiplient les débats, pétitions et
opuscules, et s'expriment dans des journaux en particulier « La voix des femmes
». Qui sont‑elles ? « Des femmes connues, voire célèbres, et des
anonymes ; des habituées de l'espace public, au moins littéraire, et d'obscures
lectrices, ménagères et travailleuses des faubourgs, de moyennes voire petites
bourgeoises... mais aussi des ouvrières du textile ou de la couture ; des
femmes seules, célibataires ou séparées, attentives au divorce et des mères de
famille, soucieuse de l'éducation de leurs enfants.... Des femmes pauvres,
prostituées parfois... » (M. Perrot). Avril 1848 : faute de pouvoir
voter, elles soutiennent des candidats. Eugénie Niboyet propose (sans la
consulter) la candidature de George Sand, écrivaine célèbre. Celle-ci a gagné
sa liberté à travers l’écriture et elle a écrit à propos de son premier roman,
paru en 1832, « J‘ai écrit Indiana avec le sentiment non raisonné, mais
profond et légitime, de l’injustice et de la barbarie des lois qui régissent
encore l’existence de la femme dans le mariage, dans la famille et dans la
société. » : on peut la supposer prête à défendre « l’affranchissement
des femmes ».
Après un mariage raté, George Sand a eu des
aventures parfois orageuses, et elle cumule des amitiés, parfois illustres,
dont certaines marquent son évolution intellectuelle. Républicaine dès le début
des années 1830, l’amitié de Pierre Leroux et plus tard de Louis Blanc la font
évoluer vers le socialisme. En 1848, c’est une républicaine enthousiaste,
engagée auprès du gouvernement provisoire. Le texte, dont nous citons de larges
extraits, est une lettre inachevée adressée aux « membres du Comité central» et
fait suite à «l'affaire» suscitée par la proposition d’Eugénie Niboyet.
Celle-ci a ainsi motivé son appel : « La première femme appelée à
l’Assemblée constituante devrait être acceptée par les hommes. Sand ne leur est
pas semblable, mais son génie les étonne et peut‑être, magnifiques rêveurs, ils
lui font l'honneur d'appeler mâle son génie. Elle s'est faite homme par
l'esprit, elle est restée femme par le côté maternel. Sand est puissante et
n'effraie personne ; c'est elle qu'il faut appeler par le vœu de toutes au vote
de tous.. En appelant Sand à l’Assemblée, les hommes croiront faire une
exception ; ils consacreront le principe et la règle. » (La voix des
femmes, 6 avril 1848). G. Sand exprime très sèchement son désaccord, par
voie de presse dès le 8 avril. (« J’espère qu'aucun électeur ne voudra
perdre son vote en prenant fantaisie d'écrire mon nom sur son billet .Je n'ai
pas l'honneur de connaître une seule des dames qui forment des clubs et
rédigent des journaux... »).
Dans cette lettre de la mi‑avril, non expédiée,
G. Sand se situe clairement à distance des femmes de 1848,
« féministes » actives, saint-simoniennes ou fourièristes. Elle
énonce ses convictions fondamentales : priorité à l'égalité civile, réforme du
mariage... et souci que la famille ne soit pas menacée. Elle tient à s’insurger
contre l’émancipation et la liberté (sulfureuse), la « promiscuité »
prônées par les saint-simoniens. Il apparaît plus ou moins de son refus une
certaine condescendance vis-à-vis de « ces dames » : sans doute, se perçoit-elle
différente, se ressent-elle comme une exception. L'intérêt du texte est de
présenter l'argumentaire de ceux (celles) qui privilégient ainsi les droits
civils. Il souligne largement lui aussi la ruse des opprimés (Cf. O. de Gouges,
M. Wollstonecraft…). Les quelques lignes d'E. Niboyet mettent en regard la
conviction de celles qui privilégient les droits politiques. Le problème
exception/régle est évoqué : en démocratie, l’exception peut faire règle…
Priorité à la revendication des
droits civils « Les femmes doivent‑elles participer un jour à la vie politique?
Oui, un jour, je le crois avec vous, mais ce jour est‑il proche ? Non, je ne le
crois pas, et pour que la condition des femmes soit ainsi transformée, il faut
que la société soit transformée radicalement.
Nous sommes peut‑être déjà d'accord sur ces deux points. Mais il s'en
présente un troisième. Quelques femmes ont soulevé cette question : pour que la
société soit transformée, ne faut‑il pas que la femme intervienne politiquement
dès aujourd'hui dans les affaires publiques ?
J'ose répondre qu'il ne le faut pas, parce que les conditions sociales
sont telles que les femmes ne pourraient pas remplir honorablement et
loyalement un mandat politique.
La femme étant
sous la tutelle et dans la dépendance de l'homme par le mariage, il est
absolument impossible qu'elle présente des garanties d'indépendance politique à
moins de briser individuellement et au mépris des lois et des mœurs, cette
tutelle que les mœurs et les lois consacrent.[…]
Pour ne pas laisser d'ambiguïté dans ces considérations que j’apporte,
je dirai toute ma pensée sur ce fameux affranchissement de la femme dont on a
tant parlé dans ce temps‑ci.
Je le crois facile et immédiatement réalisable, dans la mesure que
l'état de nos mœurs comporte. Il consiste simplement à rendre à la femme les
droits civils que le mariage seul lui enlève, que le célibat seul lui conserve
; erreur détestable de notre législation qui place en effet la femme dans la
dépendance cupide de l'homme, et qui fait du mariage une condition d'éternelle
minorité, tandis qu'elle déciderait la plupart des jeunes filles à ne se jamais
marier si elles avaient la moindre notion de la législation civile à l'âge où
elles renoncent à leurs droits. Il est étrange que les conservateurs de l'ordre
ancien accolent toujours avec affectation dans leur devise menteuse ces mots de
famille et de propriété, puisque le pacte du mariage tel qu'ils l'admirent et
le proclament, brise absolument les droits de propriété de tout un sexe. Ou la
propriété n'est pas une chose sacrée comme ils l'affirment, ou le mariage n'est
pas une chose également sacrée, et réciproquement. Deux choses sacrées ne
peuvent se détruire l'une l'autre. Cette réforme est très possible et très
prochaine, j'en ai la certitude. C'est une des premières questions dont une
république socialiste aura à s'occuper, et je ne vois pas qu’elle puisse porter
la moindre atteinte à la fidélité conjugale ou à la bonne harmonie domestique,
à moins qu'on ne regarde l'égalité comme une condition de désordre et de
discorde. Nous croyons le contraire, et l'humanité en a jugé ainsi
définitivement.
On demande où sera le principe d'autorité nécessaire à l'existence de la
famille si cette autorité est partagée également entre le père et la mère. Nous
disons que l'autorité ne sera pas immobilisée dans les mains de celui qui peut
impunément avoir toujours tort, mais qu'elle se transportera de l'un à l'autre,
suivant l'arbitrage du sentiment ou de la raison, et lorsqu'il s'agira de
l'intérêt des enfants, je ne vois pas pourquoi l'on se méfierait de la
sollicitude de la mère puisqu’on reconnaît que c’est elle qui a l’amour le plus
vif et le plus soutenu de la progéniture. Au reste quand on demande comment
pourra subsister une association conjugale dont le mari ne sera pas le chef
absolu et le juge et partie, sans appel, c'est comme quand on demande comment
l’homme libre pourra se passer de maître et la république de foi.[…]
En attendant que la loi consacre cette égalité civile, il est certain
qu'il y a des abus exceptionnels et intolérables de l'autorité maritale. Il est
certain aussi que la mère de famille, mineure à 80 ans, est dans une situation
ridicule et humiliante. Il est certain que le seul droit de despotisme attribue
au mari son droit de refus de souscrire aux conditions matérielles du bonheur
de la femme et des enfants, son droit d'adultère hors du domicile conjugal, son
droit de meurtre sur la femme infidèle, son droit de diriger à l'exclusion de
sa femme l'éducation des enfants, celui de les corrompre par de mauvais
exemples ou de mauvais principes, en leur donnant ses maîtresses pour
gouvernantes comme cela s'est vu dans d'illustres familles; le droit de
commander dans la maison et d'ordonner aux domestiques, aux servantes surtout
d'insulter la mère de famille ; celui de chasser les parents de la femme et de
lui imposer ceux du mari, le droit de la réduire aux privations de la misère
tout en gaspillant avec des filles le revenu ou le capital qui lui
appartiennent, le droit de la battre et de faire repousser ses plaintes par un
tribunal si elle ne peut produire de témoins ou si elle recule devant le
scandale ; enfin le droit de la déshonorer par des soupçons injustes ou de la
faire punir pour des fautes réelles. Ce sont là des droits sauvages, atroces,
anti‑humains et les seules causes, j'ose le dire, des infidélités, des
querelles, des scandales et des crimes qui ont souillé si souvent le sanctuaire
de la famille, et qui le souilleront encore, o pauvres humains, jusqu'à ce que
vous brisiez à la fois 1’échafaud et la chaîne du bagne pour le criminel,
l'insulte et l'esclavage intérieur, la prison et la honte publique pour la
femme infidèle. Jusque‑là, la femme aura toujours les vices de l'opprimé, c’est‑à‑dire
les ruses de l'esclave et ceux de vous qui ne pourront pas être tyrans, seront
ce qu’ils sont aujourd'hui en si grand nombre, les esclaves ridicules de leurs
esclaves vindicatifs.
En effet quelle est la liberté
dont la femme peut s'emparer par fraude ? celle de l'adultère. Quelle est la
dignité dont elle peut se targuer à l'insu de son mari ? la fausse dignité d'un
ascendant ridicule pour elle comme pour lui. […]
Oui, l’égalité civile, l’égalité dans le mariage, l’égalité dans la
famille, voilà ce que vous pouvez, ce que vous devez demander, réclamer. Mais
que ce soit avec le profond sentiment de la sainteté du mariage, de la fidélité
conjugale, et de l'amour de la famille. Veuillez être les égales de vos maris
pour ne plus être exposées par l'entraînement de vos passions et les
déchirements de votre vie domestique à les tromper et à les trahir.[…]
Quant à vous femmes, qui prétendez débuter par l’exercice des droits
politiques, permettez‑moi de vous dire encore que vous vous amusez à un
enfantillage. Votre maison brûle, votre foyer domestique est en péril et vous
voulez aller vous exposer aux railleries et aux affronts publics, quand il
s'agirait de défendre votre intérieur et d'y relever vos pénates outragés ?
Quel bizarre caprice vous pousse aux luttes parlementaires, vous qui ne pouvez
pas seulement y apporter l'exercice de votre indépendance personnelle? […]
Puisque vous
avez du talent, puisque vous faites des journaux, puisque vous avez, dit‑on, un
certain talent de parole, publiez vos opinions et discutez‑les avec vos amis ou
dans des réunions non politiques et officielles ou vous serez écoutées sans
préventions. Mais ne proposez pas vos candidatures de femmes, car elles ne
peuvent pas être prises au sérieux, et c'est en soulevant ces problèmes que
l'opinion refuse d'examiner que vous faites faire à cette opinion maîtresse du
monde, maîtresse de l'avenir puisqu'elle seule décide en dernier ressort de
l'opportunité des réformes, une confusion étrange et funeste. Si dans vos
écrits vous plaidiez la cause de l'égalité civile, vous seriez écoutées. Il est
beaucoup d'hommes sincères qui se feraient vos avocats, parce que la vérité est
arrivée sur ce point à régner dans les consciences éclairées. Mais on voit que
vous demandez d'emblée l'exercice des droits politiques, on croit que vous
demandez encore autre chose, la liberté des passions et, dès lors, on repousse
toute idée de réforme. Vous êtes donc coupables d'avoir retardé, depuis vingt
ans que vous prêchez sans discernement, sans goût et sans lumière l'affranchissement
de la femme ; d'avoir éloigné et ajourné indéfiniment l'examen de la
question. »
Extrait de « Aux membres du comité central », Texte
présenté par Michelle
Perrot dans George Sand « Politique et polémiques ». Imprimerie Nationale, 1997, pp. 534‑542
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