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lundi 28 juillet 2014

Les conférences encouragent les femmes à la frivolité

IL Y A CENT ANS DANS LE FIGARO - Tous les week-ends, Le Figaro explore ses archives de l'année 1914. Le 18 février, un chroniqueur du journal ironise sur la présence de femmes aux conférences «sérieuses».

Le Péril des Conférences

Article paru dans le Figaro du 18 février 1914.


Les conférences sont dangereuses, très dangereuses. Elles encouragent les femmes à la frivolité.

Evidemment, l'on peut crier au paradoxe. Nos conférenciers, dira-t-on, traitent de philosophie et d'histoire, des sujets les plus graves, et non de chiffons, de robes, de maxixe, ou de ces méchants sujets parisiens chers à certains cerveaux de quatre sous dont la futilité fait peine.

Eh! Sans doute... La gravité des leçons données en Sorbonne et ailleurs ne fait point question. Elle est passée comme celle des jupes plates, la mode des conférenciers souriants, qui badinaient si volontiers. Un furieux appétit de sérieux s'est emparé d'une France régénérée et messieurs les professeurs remettraient encore de l'austérité dans leurs moindres propos, plutôt que de paraître en manquer. On offre ce qui plaît, n'est-ce pas? Or, ce qui plaît, cet hiver, c'est la pensée. En voici donc, et en voilà. Ainsi que nos célèbres modistes, nos penseurs ne vendraient pas grand'chose qu'il y aurait encore la façon: et, sur ce point, à Paris, nous ne craignons personne, ni professeur d'Iéna, ni midinette de Berlin.

Mais, hélas! C'est précisément cette gravité qui nous inquiète. Écoutez, en effet, observez un monsieur d'abord, puis une dame qui reviennent d'une conférence. Le maintien du monsieur est modeste, discret, presque trop discret: encore un peu on le croirait gêné. À qui lui demande quel sujet traitait le conférencier: «Il a parlé dans la perfection», répondra l'auditeur légèrement effarouché.

Par contre, entendez la dame, tâchez de saisir quelques mots parmi son extraordinaire flux de paroles, appréciez sa jactance innocente et sa fierté attendrie.

- Ma chère, s'écrie-t-elle, le maître a été merveilleux! Son début, sur Dieu, nous a fait passer le frisson. Lorsqu'il en est arrivé à la métaphysique transcendentale, nous avons été bien heureuses, et quant à sa conclusion touchant l'impératif catégorique, ce fut un délice!

Parfois même, ivre d'une joie ingénue, la dame ajoute orgueilleusement:
- Et vous savez, j'ai tout compris!

Croyez qu'elle ne ment pas : certes, elle a si bien écouté qu'elle se figure avec une entière bonne foi avoir parfaitement tout compris. Car des personnes malveillantes prétendent que les dames assistent pour la plupart aux conférences parce qu'elles veulent avoir ou conserver un salon littéraire, ou parce qu'elles y retrouvent des amies, ou bien afin qu'on les y voie. On assure que nombre de femmes tournent la tête de tous côtés, qu'elles passent en revue les toilettes et les chapeaux, et qu'elles supputent leurs courses et visites de la journée, tout en adressant force petits signes de côtés et d'autres. Mais voilà une calomnie des plus noires. Ces dames écoutent, au contraire, de toutes leurs oreilles, de toute leur conscience héroïque, de toute leur attention désespérée. Que l'orateur leur parle d'un grand exégète ou d'un profond théoricien politique, de haute morale ou de civilisations comparées, elles écoutent, elles écoutent, muettes et sages, comme des images de première communion, sans rire ni broncher, ni même se remettre, par contenance, de la poudre sur le nez. Elles succomberaient à la peine et s'endormiraient au champ d'honneur, plutôt que de se dissiper un seul instant.

Eh bien, s'il faut tout avouer, c'est justement cette courte débauche de sérieux qui nous inquiète. Nous craignons que pour avoir assisté dans un tel recueillement, et au prix d'un si loyal effort, à une petite conférence d'une heure, ces dames n'estiment qu'elles viennent en quelque sorte d'accomplir une espèce de période sous les drapeaux de Pallas Athéné, qu'elles ont fait pour ainsi dire leurs soixante secondes intellectuelles, et qu'après cet acte d'honnêtes et scrupuleuses réservistes -tenez-les pour «bleues» au cours ou au couvent- les voilà libres de redevenir d'autant plus étourdies qu'elles auront la conscience en repos. L'heure de la conférence passée, enfin, c'est «la classe», et vivement!

Aussi bien n'y a-t-il qu'à rencontrer plusieurs femmes qui quittent à l'instant même la caserne -je veux dire la salle de cours- pour se persuader de cette vérité. Quels éclats de rire, soudain, quelle allégresse vraiment incompréhensible après avoir écouté de belles, et fortes paroles sur la mort ou l'âme éternelle, ou la première dynastie des Sassanides, quelle joie de s'être retrouvées là, en «payses», dirait-on!

- Ah! Vous étiez au Collège de France, à la Sorbonne? Comme c'est amusant!... Et maintenant, qu'est-ce qu'on va faire? Quoi, vous voulez rentrer tout de suite? Oh, non, ma chère, non! Nous allons goûter ensemble, nous bavarderons, nous rirons... Et où goûterons-nous? Ma foi, allons donc à tel thé, ou chez une telle: on y danse. Ne le dites à personne, mais il y a un petit tango... Chut!

Et voilà comment ça finit, ces conférences : par une revanche d'extravagance, par des gaietés de libérables rentrées dans leurs foyers, par des folies naïves de permissionnaires, et par du tango défendu.

C'est bien la peine, en vérité !


Par Marcel Boulenger

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