Le corps est une
donnée capitale, que ce soit pour nous, à l’heure d’aujourd’hui, mais aussi
dans l’histoire : il permet de comprendre certains comportements humains, et de
les expliquer. Le corps féminin est d’autant plus compliqué à aborder qu’il
répond à un manque de sources caractérisé, ou plutôt à des discours qui sont
avant toute chose le fait d’hommes eux-mêmes. Dans le cadre de cet article, il
s’agit d’essayer de dresser un tableau d’ensemble - et quelque peu généraliste
– de la conception du corps féminin au Moyen Âge.
Le discours
théorique et savant sur le corps de la femme au Moyen Âge puise dans deux
traditions. Dans les Ecritures, qui vont permettre de construire un discours
plutôt religieux, mais aussi dans la pratique de la médecine, d’inspiration
antique et arabe - à partir des années
1100 et du XII è siècle -, qui met au point véritablement une conception
particulière du corps de la femme, à la fois axée sur une forme de praxis et de
poiesis, d’action et de production, au sens aristotélicien du terme.
Ces deux courants
vont converger pour d’une part lire le corps de la femme selon le référent du
corps masculin, et d’autre part pour poser le principe d’une subordination,
d’une incomplétude, d’une imperfection du corps féminin par rapport au corps
masculin.
A la source :
l’imperfection du corps féminin dans les Ecritures
Deux textes
fondateurs existent dès les origines, qui constituent véritablement deux
référents majeurs qui animent le discours médiéval concernant les Ecritures :
la Genèse, tirée de l’Ancien Testament, ainsi que la première exégèse
chrétienne faite sur la Genèse par Saint Paul. Dans un premier temps, il s’agit
de s’intéresser au discours proposé par l’Ancien Testament sur la femme, qui
perdure jusqu’à Saint Paul de Tarse, au Ier siècle de notre ère, et bien
au-delà encore.
Dans le vocabulaire
même, on peut déceler une dépendance évidente de la femme, puisqu’elle a « été
prise de l’homme » : d’abord parce qu’elle vient de sa côte, du « côté »
d’Adam, mais surtout parce qu’elle a été façonnée à partir d’un morceau de
l’homme. De plus, le latin qualifie la femme de « virago », alors que l’homme
est « vir » : l’origine étymologique même du terme « virago » vient de son
référent masculin. En réalité, la femme a été créée selon l’étalon masculin,
sans jeu de mot ; cette extraction suppose une subordination, puisqu’Adam
demande une aide, se sentant seul, ayant besoin d’une « auxiliaire ».
Par exemple, l’iconographie
médiévale fait d’Adam celui qui accouche d’Eve, qui sort par son flanc. La
perfection de nature, selon les médiévaux, est scellée par l’articulation que
les théologiens font entre les deux récits de création, destinés à n’en
constituer qu’un seul. Cette particularité finit par conduire à une forme
d’incomplétude de nature de la femme, d’une imperfection de son anatomie.
La femme est une «
image d’image », puisqu’elle a été créée à partir de l’homme, qui lui-même a
été fait à l’image de Dieu. Par rapport au sens possible du premier récit, on
assiste à un véritable déclassement ontologique, qui porte sur l’essence
féminine, sur la nature de la femme. Ici, les choses sont de suite beaucoup
plus tragiques concernant le sort de la femme, puisqu’il ne s’agit plus
simplement d’une quelconque subordination hiérarchique vis-à-vis de l’homme,
mais plutôt d’un éloignement caractérisé de la nature et de l’essence féminines
de la figure de Dieu : l’on rentre dans un discours de nature, qui fige la
nature féminine comme étant plus éloignée de Dieu - dans sa création - que
l’homme.
Saint Paul de Tarse
et le corps féminin
Les Epîtres de Saint
Paul de Tarse sont antérieurs aux Evangiles, et sont les textes les plus
précoces que les historiens possèdent en termes de théologie. Saint Paul fait
du couple homme-femme la base de toute la cellule chrétienne : tous deux
viennent de Dieu, et sont complémentaires, à la fois dans leur volonté et dans
leur(s) action(s). Par exemple, Paul rappelle régulièrement les obligations que
le mari a envers sa femme ; il y a une réciprocité - qui ne veut toutefois pas
dire égalité ! Ici, il faut être très prudent : Saint Paul s’inspire
directement de l’Ancien Testament ; il ne faut pas faire de lui un des
précurseurs de l’égalité entre les sexes. En réalité, la relation est nettement
dissymétrique, est directement issue de son interprétation et de sa lecture de
la Genèse. Même si les hommes doivent aimer leurs femmes - autant qu’ils
s’aiment eux-mêmes, cependant - étant des images de Dieu, l’épouse est et reste
la « chose » de l’époux.
Saint Paul accentue
le principe de subordination sociale de la femme, construite à partir et sur le
récit de la Genèse - tout cela, bien entendu, dans un discours extrêmement
péjoratif vis-à-vis du corps féminin. Saint Paul cherche constamment à faire le
lien entre la création et le péché originel, et construit la responsabilité
d’Eve dans le péché originel en la raccordant au fait qu’elle soit d’une nature
dérivée de celle d’Adam. Elle fut séduite en premier parce qu’elle fut d’une
nature seconde par rapport à Adam ; Saint Paul est le premier à faire cette
jonction entre la responsabilité de la femme dans l’histoire du péché originel
avec un discours sur la nature féminine. Saint Paul, par un génie absolu, part
d’une infériorité patente de la femme pour la retransposer sur le récit du
péché originel.
Le discours médical
sur la femme au Moyen Âge
Tout le Haut Moyen
Âge fonctionne sur la tradition du galénisme, sur l’héritage du corpus de
Galien (qui est lui-même tiré du corpus d’Hippocrate), que l’on peut toutefois
qualifier de figé. Cette médecine galénique est prolongée à partir du XI è
siècle par les premières traductions venant de l’arabe, et surtout par celles
d’Avicenne (Cf. le Canon d’Avicenne). Au XIII è siècle, par exemple, le De
animalibus d’Aristote est traduit.
Ces traductions
galéniques et aristotéliciennes ont une lecture très mécanique du corps, voire
même
« hydraulique » :
les dynamismes corporels reposent sur la théorie des humeurs et sur les «
souffles », les « pneuma », qui font circuler les humeurs à l’intérieur du
corps et causent les équilibres mais aussi les déséquilibres. Il s’agit
véritablement pour eux d’un « corps machine », qui fonctionne comme un
mécanisme.
Dans cette lecture
tout à fait particulière, la femme est perçue comme un « homme en creux »,
parce que le rapport masculin-féminin est construit dans un réseau d’analogies.
Par ailleurs, ceci est un des grands principes de la médecine galénique, dans
les rapports entre le microcosme et le macrocosme, entre l’homme et l’Univers,
où l’analogie est omniprésente. Nous sommes ici dans un système d’imbrications
et de mise en symétrie des organes. Le vagin est par exemple considéré comme un
pénis inversé ; le clitoris est comparé au prépuce ; les ovaires aux testicules
; la femme aurait aussi une émission de sperme ; etc.
Un autre principe
médical sur le corps féminin existe : il s’agit de celui de l’instabilité des
organes féminins. La matrice, notamment, n’est pas fixée dans le corps. Suivant
son positionnement dans le corps, elle peut avoir une influence sur la santé de
la femme, sur ses humeurs au quotidien, sur son caractère, etc. Il ne s’agit ni
plus ni moins que la base médicale de l’hystérie, qui a commencé par l’idée de
« l’utérus baladeur » ! En réalité, le centre de gravité de la femme est
déterminé par rapport à la sexualité.
Dans la pratique
médicale, comme nous pouvons l’observer dans les sources, on constate que les
médecins ne traitent pas différemment le corps féminin du corps masculin.
Néanmoins, le discours médical pose une infériorité et une imperfection du
corps féminin vis-à-vis de celui de l’homme, qui se confirme à la fois dans les
principes posés par l’Ancien Testament, et dans le laïus de Saint Paul de
Tarse.
Pistes
bibliographiques :
J. LE GOFF et N.
TRUONG, Une Histoire du corps au Moyen Âge, Paris, Liana Levi, 2003.
J.-C. SCHMITT, Le
Corps, les rites, les rêves, le temps. Essais d’anthropologie médiévale, Paris,
Gallimard, 2001.
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