Écrivain spécialiste de la littérature et secrétaire
de la rédaction du Journal des Débats, Antoine Albalat signe en
1907 dans l’hebdomadaire Ma revue un article relatif à
l’admission des femmes à l’Académie française : puisque nombre de prétextes sont invoqués pour
ajourner le grand saut, notre homme de lettres suggère aux dames de créer leur propre Académie...
Chaque
année la question de l’admission des femmes à l’Académie inspire des articles
de journaux et préoccupe la galante sollicitude de quelques immortels, écrit
Albalat. En principe, l’Académie ne refuse pas de recevoir des femmes ;
mais une si grave dérogation aux habitudes de la « docte compagnie »
mérite qu’on y réfléchisse et qu’on la discute.
Et
c’est ainsi que, chaque année, l’Académie songe à ouvrir ses portes aux dames,
et ne les ouvre jamais. On l’ait valoir bien des objections, qui n’ont aucun
rapport avec la littérature. On redouterait, par exemple, la présence de jeunes
et jolies femmes dans une réunion de gens que leur âge rendrait un peu ridicules
ou exposerait plus aisément à la séduction.
Le
sévère ostracisme dont elles sont l’objet aide à maintenir la réputation
d’austère vertu qui règne sous la coupole. Les académiciens parlent peu, ou,
quand ils parlent, ils parlent longtemps. Le voisinage des femmes, auxquelles
il faudrait répondre par galanterie, les exposerait à devenir bavards. Et puis
un vieil académicien en cheveux blancs recevant une jeune femme belle et
coquette ! Ce contraste plutôt comique porterait atteinte au prestige des
quarante.
Il
y aurait un moyen d’éviter cet inconvénient : ce serait de ne recevoir les
femmes qu’à partir d’un âge avancé. Quelle belle leçon pour la coquetterie
féminine ! George Sand, vers la fin de sa vie, eût paru tout à fait à sa
place à l’Académie, qui ne comptera pas souvent parmi ses membres de meilleur
écrivain, tandis qu’elle eût pu, reçue plus jeune, rencontrer sous la coupole
des amis embarrassants à revoir.
Mlle de
Scudéry est la première femme qui ait demandé à entrer à l’Académie. Elle avait
écrit avec son frère des romans interminables, qui eurent un énorme succès,
mais qui n’étaient peut-être pas un titre littéraire bien suffisant. Boileau
les appelait une boutique de verbiage. Elle avait remporté le premier prix
d’éloquence que l’Académie française ait donné et elle faisait partie de
l’Académie de Padoue. Les Italiens se montraient moins difficiles que les
Français ; ils avaient de nombreuses académies ; on en comptait
jusqu’à vingt-cinq dans la seule ville de Milan.
Mme Dacier
eût été mieux à sa place sous la coupole. Mme Dacier avait
traduit les auteurs grecs et son érudition était solide. Mme de
Staël eût également honoré la célèbre compagnie ; mais son bavardage et sa
puissance verbale eussent assourdi ceux à qui il restait encore un peu d’ouïe.
Du moment que ces femmes célèbres n’ont pas été de l’Académie, il est bien
difficile d’y faire entrer maintenant nos modestes contemporaines, qui
bénéficieraient d’un honneur dont furent privées de plus illustres.
Il
y a des préjugés invincibles, poursuit notre écrivain. Il n’est pas étonnant
que l’Académie française persiste à exclure les femmes, quand on voit la
difficulté qu’elles ont eue à être admises à la Société des gens de lettres,
créée en vue des droits d’auteurs et de bénéfices pratiques. On craignait de
voir les maris de ces dames forcer la porte de l’association, à l’aide de
quelques volumes, et doubler ainsi la pension de retraite à laquelle ont droit
les femmes qui écrivent.
C’étaient
les raisons que faisait valoir Gourdon de Genouilhac. « Mais, dit Albert
Cim, devant le flot toujours montant des candidatures féminines, il ne
s’obstina pas ; il n’était pas homme à se mettre en travers d’un
courant. » Ce fut cet antiféministe que le sort désigna comme rapporteur
de la candidature de Mme Séverine. Il s’en déclara le plus
ardent partisan.
La
question de l’admission des femmes à l’Académie aura beau, comme on dit,
revenir sur l’eau chaque année, elle ne sera pas résolue. Ces dames n’ont qu’à
se résigner, ironise Albalat.
Mais,
au fait, pourquoi ne fonderaient-elles pas une Académie des femmes
françaises ? s’interroge-t-il. Je m’étonne que l’idée ne leur soit pas
encore venue. Oui, une Académie des dames. Pourquoi pas ? Elles ont des
revues ; elles distribuent des prix. Qui les empêche de se réunir en
Académie ? Elles auraient leurs séances, elles recevraient des candidates.
On plaisanterait un peu d’abord ; puis le public s’habituerait et
trouverait cela tout naturel. Les femmes de talent brigueraient leurs suffrages ;
il y aurait des discours de réception. Et quel bon tour pour ces messieurs de
l’Institut ! Ah ! vous, ne voulez pas de nous ? Eh bien, nous
nous passons de vous. Il y a des cercles de femmes : pourquoi n’y
aurait-il pas une Académie féminine ?
Marguerite Yourcenar, première
femme
élue à l’Académie française
élue à l’Académie française
N’étaient-ce
pas un peu des Académies, ces salons que certaines femmes rendirent célèbres,
depuis la marquise de Rambouillet jusqu’à Mme Récamier ?
N’y entrait pas qui voulait. Mais c’est de l’élément masculin qu’ils tiraient
tout leur lustre, et il serait temps que les femmes, si éprises d’indépendance
à notre époque, fassent comprendre aux hommes qu’elles peuvent se passer d’eux.
Elles ont droit à la gloire. Qu’elles la prennent, puisqu’on la leur refuse.
N’est-ce
pas ainsi que les hommes ont commencé ? Leur Académie, au début, n’était
qu’un salon. L’évêque de Grasse venait lire ses poésies chez son cousin
Conrart ;.des gens de lettres se joignirent à lui ; ils étaient neuf
d’abord. Ces réunions s’étant ébruitées, Richelieu leur proposa de s’instituer
en Académie. Il ne faudrait pas grand-chose pour que les salons de Mme de...
où de Mme... se transformassent un beau jour en Académie.
Il
est vrai que ce serait un attrait de plus, et un encouragement dangereux pour
les femmes de lettres, qui croiraient toutes mériter cette distinction. Jamais
les femmes qui écrivent n’avaient été si nombreuses qu’à notre époque. Il n’y
en aurait peut-être pas davantage si l’Académie française voulait leur ouvrir
ses portes. Mais songez à ce que seraient ces visites de candidates ! A
quelle séduction seraient exposés ceux dont elles iraient solliciter les
voix ! Par quels moyens arracheraient-elles la promesse d’un
suffrage ? Même avec nos immortels, il faut compter avec la faiblesse
humaine, et ce n’est peut-être pas la vertu qui aurait le plus de chance auprès
d’eux.
J’en
reviens à mon idée, conclut Antoine Albalat. Que les femmes fondent une
Académie, et tout est sauvé. Il n’y a jamais eu de question plus urgente.
Note : La première femme élue à l’Académie française
sera Marguerite Yourcenar en 1980.
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