La vie de tous les primates
supérieurs (groupe animal auquel appartient Homo sapiens) suit une trajectoire
dont certaines étapes sont incontournables. L'une de ces étapes est la
naissance. Ainsi la célèbre boutade beauvoirienne "On ne naît pas femme,
on le devient" est-elle avant tout un truisme: on naît bébé, parfaitement
indifférent à l'égard du sexe auquel on appartient.
Tel n'est pas le cas, en
revanche, de nos parents. Dans aucune société humaine à aucune époque de
l'histoire, un nouveau-né n'a été accueilli par les mots: "C'est un
enfant!" Toujours et partout on a estimé pertinent de préciser aussitôt
son sexe, car cette précision apportait des informations cruciales concernant
l'avenir, le devenir, la destinée sur Terre du nouveau-né en question. Qu'on le
veuille ou non, dans l'Occident du XXIe siècle, elle en apporte toujours. De
quelle nature sont ces informations?
Par exemple: si le corps du
bébé est doté d'un utérus, il sera susceptible plus tard de fabriquer en son
sein d'autres corps, tant masculins que féminins; s'il est doté d'un pénis,
non. Même si tout le monde de nos jours (moi la première) admet comme valable
pour une femme de ne pas vouloir engendrer, cela n'atténue en rien ce fait
massif: les hommes ne peuvent le faire.
Or les humains ont
l'irrésistible manie de tout interpréter, même les simples faits biologiques,
en eux-mêmes dépourvus de sens. Et leur interprétation de ce fait-là a été
lourde, très lourde de conséquences: à travers les âges, l'un des sexes a été,
de façon constante, regardé, dessiné, sculpté, vénéré, approprié, violé, voilé,
excisé, prostitué, adoré, redouté, craint, détesté, voué aux gémonies et porté
aux nues par l'autre. La femme par l'homme. Le corps à la fécondité
spectaculaire par celui à la fécondité discrète. Aucune autre espèce de primate
n'a éprouvé le besoin d'inventer des mythes, contes, récits, racontars,
légendes et religions pour expliquer la différence des sexes, alors que toutes
les cultures humaines l'ont fait. Attribuer un sens à cette différence est l'un
des traits fondamentaux pour ne pas dire fondateurs de l'humanité.
Voici l'enchaînement: on
cherche une signification à tout. On interprète. On suppute que la division de
notre espèce en mâles et femelles a été décidée en haut lieu, pour une raison.
D'emblée on est dans la religion, dans la peur. En découlent: gestes de
propitiation et de magie; dessins et sculptures pour présenter, représenter et
transformer une réalité que l'on ne comprend pas.
Chez les primates
supérieurs un peu inférieurs, la domination des mâles ne fait pas un pli. Les
mâles roulent les mécaniques, se tapent sur la poitrine et se battent entre eux
pour accéder aux femelles; celles-ci montrent leurs fesses, conçoivent,
accouchent, allaitent... Les plus forts dominent les plus faibles; l'anatomie
c'est le destin.
Que seules les guenons
accouchent, mettant au monde des bébés tant mâles que femelles, les singes
mâles s'en fichent comme de l'an quarante. Les mâles humains, en revanche, n'en
reviennent pas, ne s'en remettent pas. Depuis la nuit des temps, ils scrutent,
tripotent, ouvrent et referment, sculptent et dessinent le corps de la femelle
pour comprendre non seulement comment ça se passe, cette histoire de gestation,
mais de quel droit ou en quel honneur ils en sont exclus.
Que les femelles s'occupent
des petits ne signifie rien chez les singes. Mais comme tout, chez les humains,
paraît doté d'une signification, serait-elle cachée, comme tout nous pousse à
nous gratter la tête et à nous demander pourquoi (même lorsqu'il n'y a pas de
pourquoi autre que le c'est-comme-ça de l'évolution), le fait d'avoir été
dominé par une femelle dans les premières années de la vie peut être vécu par
le mâle comme une humiliation. Au sortir d'une enfance vécue sous l'autorité
d'une femme, l'homme regarde le corps féminin avec ambivalence, en le désirant
et en le redoutant, en le jalousant et en le détestant.
L'ambivalence fait
l'humanité, fait l'art. Pas d'ambivalence chez les autres primates, pas d'art
non plus. Françoise Héritier, anthropologue et
professeur au Collège de France, l'exprime ainsi: "La pensée naissante,
pendant les millénaires de la formation de l'espèce Homo sapiens, prend son
essor sur ces observations et sur la nécessité de leur donner du sens, à partir
de la première opération qui consiste à apparier et à classer" (II,
15).
Pourquoi la "valence
différentielle des sexes" pour reprendre le terme d'Héritier, est-elle
universellement en faveur des hommes? "Pourquoi la situation des femmes
est-elle mineure, ou dévalorisée, ou contrainte, et cela de façon que l'on peut
dire universelle, alors même que le sexe féminin est l'une des deux formes que
revêtent l'humanité et le vivant sexué et que, de ce fait, son
"infériorité sociale" n'est pas une donnée biologiquement fondée
?" (I, 11) Les recherches d'Héritier l'ont amenée à avancer cette
hypothèse intéressante: "Ce n'est pas l'envie du pénis qui entérine
l'humiliation féminine mais ce scandale que les femmes font leurs filles alors
que les hommes ne peuvent faire leurs fils. Cette injustice et ce mystère sont
à l'origine de tout le reste, qui est advenu de façon semblable dans les
groupes humains depuis l'origine de l'humanité et que nous appelons la
"domination masculine"" (I, 23).
En d'autres termes, si les
hommes ont dominé les femmes dans toutes les sociétés humaines au long de
l'Histoire, c'est parce qu'elles portaient des enfants. D'une part cela les
rendait vulnérables: elles avaient besoin de la protection des hommes,
spécialement pendant les périodes de grossesse et d'allaitement; mais d'autre
part, dénué de sens en lui-même, le fait que la parturition soit réservée aux
femelles a été perçu par les mâles, selon les cas, comme un privilège, un
avantage, un scandale ou un mystère sacré.
Tout cela est passionnant
et sans doute vrai. Mais je suis convaincue qu'indépendamment de toute angoisse
sur d'où ils viennent, et pourquoi, et de quel droit..., les hommes ont une
prédisposition innée à désirer les femmes par le regard, et que les femmes se
sont toujours complu dans ce regard parce qu'il préparait leur
fécondation.
L'évolution est lente
Il nous est malaisé pour ne
pas dire impossible de concevoir la lenteur du processus de l'évolution. Nous
sommes toujours si pressés! Or Homo sapiens a survécu pendant 90% de son
histoire grâce à la chasse et à la cueillette: nous sommes descendus des arbres
voici quatre millions d'années, les premières perles fabriquées par des doigts
cro-magnons datent d'il y a seulement quarante-trois mille ans; rien ne permet
de distinguer notre ADN à nous de celui des Egyptiens de l'Antiquité... Du
point de vue de l'évolution, l'âge paléolithique c'était hier.
Les profonds
bouleversements entraînés par le néolithique -invention de l'agriculture,
sédentarisation des sociétés, fondation de villes, instauration de la propriété
privée et de la transmission de cette propriété, établissement des lignées et,
peu à peu, de la monogamie -n'ont encore laissé aucune trace dans nos génomes.
On s'enorgueillit à juste titre des progrès de la modernité (fusées
interplanétaires, bombes atomiques, gratte-ciel, voitures, ordinateurs), mais
notre cerveau reste celui de nos ancêtres de la préhistoire.
Résumons en quelques mots ce
que cela implique pour les rapports entre les sexes.
Toutes les espèces animales
ne sont pas sexuées. Les mammifères, en revanche, le sont; dans ces espèces,
mâle et femelle ont besoin l'un de l'autre pour se reproduire. Pour être
certain de transmettre ses gènes, le mâle a intérêt à répandre sa semence le
plus largement possible, dans le plus grand nombre possible de corps de
femelles jeunes et bien portantes, c'est-à-dire susceptibles de mener une
grossesse à terme et de survivre à un accouchement. Sur des millions d'années,
la vue du mâle humain s'est adaptée pour reconnaître des femelles fécondables
et envoyer des signaux à ses testicules pour y réagir. Certes, un homme ne
bande pas automatiquement chaque fois que ses yeux se posent sur une femme désirable
(sans quoi ce serait à peu près infernal); les stimulations sont filtrées et,
quand la situation ne se prête pas au sexe, il dispose d'un mécanisme cérébral
de "verrouillage" de l'érection. Mais pour peu que -sous l'effet de
l'alcool, de la rage, d'une situation de guerre ou de "tournante"- ce
verrouillage saute, pour peu que ses inhibitions se lèvent, le mâle humain sera
prêt (surtout s'il est jeune) à entrer en action.
La femelle humaine, au
contraire, n'a pas intérêt à copuler avec le premier venu, car son implication
dans la reproduction est incomparablement plus lourde et longue que celle du
mâle. Afin d'être certaine d'avoir des rejetons viables, susceptibles de
transmettre ses gènes à leur tour, elle doit peser le pour et le contre de
chaque coït. Elle aura tendance (car intérêt) à choisir ses partenaires avec
discernement, préférant un mâle qui lui semble non seulement physiquement fort
mais psychiquement fiable, susceptible de rester plusieurs années auprès d'elle
et de l'aider à nourrir ses petits.
Que, dans leur rapport à
l'autre sexe, les filles valorisent plutôt "l'amour" et les garçons
plutôt "la baise" correspond à leur destinée reproductrice
respective: l'une lente, l'autre rapide. Les femmes "veulent que ça dure"
afin d'avoir un père pour leur progéniture; les hommes veulent féconder le plus
de ventres dans le moins de temps possible. Du coup, il n'est pas rare que les
garçons feignent d'aimer pour pouvoir baiser, alors que les filles feignent de
désirer pour pouvoir piéger. Voilà comment se sont organisés les rapports entre
les sexes chez Homo sapiens pendant la quasi-totalité de son histoire.
"Nous ne sommes pas
des chimpanzés", a fait remarquer récemment la philosophe féministe Elisabeth Badinter. Et elle a raison, bien
sûr: nous sommes en effet les seuls primates supérieurs à avoir formulé
l'interdit de l'inceste et élaboré autour de lui de complexes systèmes de
parenté, avec des règles strictes d'endogamie et d'exogamie. L'humanité c'est
peut-être cela au fond: l'espèce animale ayant réussi à convaincre ses mâles
qu'il n'était pas dans leur intérêt de toujours donner suite à leur désir de sauter
(sur) les femelles. En ce sens, on peut dire que les hommes sont plus civilisés
que les femmes, car ils doivent accepter que leur pulsion sexuelle naturelle
(omnivore) soit limitée, contenue et redirigée par la société.
N'empêche: nous partageons 98% de nos gènes avec ces cousins antipathiques
-dont, sans aucun doute, ceux qui relient le regard des mâles à leur excitation
sexuelle.
La nature n'est pas
politiquement correcte; seuls les humains peuvent l'être.
Le Malin
Parce qu'ils vivent dans le
temps, conscients de leur mortalité, les humains ont besoin de sentir que leur
existence est dotée de sens. Pendant la majeure partie de l'Histoire humaine,
ce sens leur venait de la certitude d'occuper dans le monde la place qui leur
revenait. Une hiérarchie n'est pas forcément humiliante; si tous les membres
d'une société se disent que "les choses sont ainsi" depuis les temps
immémoriaux, tous y trouvent leur compte. Dans les sociétés de
chasseurs-collecteurs, les femmes s'occupent de la cueillette, de la cuisine et
des enfants; les hommes sont chasseurs, soldats et prêtres; même si mythes et
légendes exaltent de préférence les activités viriles, cet état de choses n'a
rien de dévalorisant pour les femmes. Celles-ci savent leur rôle primordial;
savent aussi que, moins impliqués qu'elles dans la procréation, les hommes
cherchent toujours à "se faire valoir".
Mais, semant la zizanie
dans toutes ces évidences, a débarqué le Malin. Il n'a pas débarqué
soudainement, comme dans les romans d'aventures. Non, il a débarqué
progressivement, çà et là, un peu ici puis un peu plus là, dans le sillon de la
pensée d'abord stoïcienne puis chrétienne. N'empêche, le bouleversement qu'il a
provoqué est radical. Le Malin s'appelle: individu. Les droits de l'individu.
Jamais la nature n'avait rien imaginé de tel. Au contraire: l'idée de
l'individu n'a pu naître que dans des esprits désireux de s'arracher à la
nature.
Qui a décrété que les êtres
humains étaient égaux en droits? Des hommes, se servant parfois de leur dieu
comme mégaphone. Dans un premier temps, ils ont estimé que ce principe nouveau,
scandaleux, révolutionnaire, ne s'appliquait qu'à ceux-là mêmes qui l'avaient
inventé: les mâles riches, instruits et privilégiés; l'élite en somme. Le problème qu'engendre la
notion de l'individu est celui de l'égalité. Il est certes possible de vivre
sans; mais, si l'on invente rationnellement un principe, il faut s'y tenir
rationnellement. La brèche était ouverte. Le ver était dans le fruit. Et,
logiquement, une fois que le ver était dans le fruit, ça s'est mis à grouiller.
Qui avait droit à ce droit? Peu à peu, la notion de l'individu s'est étendue
pour inclure non seulement les mâles instruits mais aussi les paysans, les
ouvriers, et enfin, après d'énormes résistances (y compris, souvent, de la part
des intéressées), les femmes. Oui, à leur corps défendant, les humains de
certains pays ont été amenés à formuler l'idée que même les femmes pouvaient
prétendre aux droits de l'homme. C'est parce que les humains
sont devenus affamés d'égalité qu'éclatent, à l'âge moderne, de graves conflits
entre les sexes.
Tout cela est
incroyablement récent, et il faudra attendre longtemps avant que ne se
transforme le jeu de regards mis en place par les primates de la
préhistoire.
Les atavismes perdurent
Depuis quelques décennies,
et pour la première fois dans l'histoire de la planète Terre, une espèce
animale a réussi à séparer radicalement sa sexualité de sa reproduction. Il va
de soi que j'approuve cette révolution et que j'en profite; pour autant, elle
ne fait de nous ni des dieux ni des robots, et est loin de nous libérer de tout
déterminisme biologique. Ce n'est pas en cinquante petites années (ni en
cinquante mille) que l'on transforme les gènes! Même si une fraction croissante
de l'humanité choisit de ne pas procréer, Homo sapiens demeure une espèce
animale programmée comme toutes les autres pour se reproduire et, que cela nous
plaise et nous flatte ou non, nos comportements sont infléchis par cette
programmation. En nous, pour nous, mille
facteurs décident à notre insu. Par exemple, c'est très spontanément et sans
réfléchir que nous trouvons "dégoûtante" l'odeur de la merde, mais
cette perception n'a rien d'objectif (les mouches trouvent la même odeur
irrésistible); c'est que notre cerveau a évolué pour nous faire fuir des
molécules qui représentent un risque pour notre santé. Inversement, si nous
trouvons délicieuses les sensations que procure la copulation, c'est que cette
activité permet à nos gènes de se reproduire.
La beauté humaine n'est pas
non plus une donnée en soi; un chien trouvera plus beau le visage du vieux
clochard qui le nourrit que celui de n'importe quel top model. Les critères
traditionnels de la beauté féminine, ceux auxquels on fait allusion en
dessinant avec les deux mains les courbes de la "nana sexy" (gros
seins, taille fine, larges hanches), sont au départ, tout comme la peau lisse
et sans rides, des signes de jeunesse et de bonne santé, donc de
fécondité.
"Mais enfin,
s'exclameront certains lecteurs hommes, la dernière chose à laquelle je pense
quand je mate une fille c'est à la mettre en cloque!" Voilà l'orgueil
humain: naïvement, et avec la meilleure foi du monde, nous sommes persuadés de
savoir ce que nous faisons et de faire ce que nous voulons. En approchant une
guenon pour copuler avec elle, le chimpanzé non plus ne songe pas aux rejetons
qui résulteront de cet acte. Il ne se dit pas: "Tiens, voilà une bonne
guenon aux gènes qui pourraient avantageusement se combiner avec les
miens." De même, les hommes qui fréquentent des boîtes de nuit avec lap dancers, ces jeunes danseuses quasi nues qui viennent se
trémousser sur leurs genoux, seraient étonnés d'apprendre qu'ils donnent dix
fois plus de pourboires aux filles en période ovulatoire.
Bien que nous adorions
croire notre volonté toute-puissante, nous sommes loin d'être le
"nous" que nous pensons être, et ne comprenons qu'imparfaitement les
mobiles de nos propres actes.
En
savoir plus sur http://www.lexpress.fr/
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