L'amour est une
fleur de civilisation qui continue d'éclore et de révéler ses pétales à nos
yeux éblouis. Et l'amour est aussi parfois un bourgeon gelé, une promesse
jamais tenue, rattrapée par les archaïsmes de nos comportements. C'est ainsi
qu'au sein du couple deux puissances vont s'affronter, l'une au grand jour,
l'autre souterraine. La relation dominant/dominé, maître/esclave ne va plus
cesser désormais d'étendre ses racines à tous les secteurs d'activité. Jusqu'à
présent, la loi de la mère et la loi du père ont cohabité sans parvenir à
s'exclure et il n'y a jamais eu de véritable alliance. La mère s'est soumise,
elle a même parfois renié sa propre loi, mais sa puissance engloutie était
toujours là, tapie et prête à resurgir à la moindre possibilité. Le couple a
été bâti sur cette terrible dissymétrie, sur cette poudrière. Toute personne
soumise fomente, même inconsciemment, les termes de sa révolte. Toute prise de
pouvoir comporte une escalade de tyrannie en réponse à cette révolte
potentielle. L'heure de la revanche arrive toujours et le dominant devient
dominé à son tour par l'attraction irrésistible de vivre tous les possibles.
Mais le propre de cette situation est d'être bloquée et souffrante, d'accumuler
de la violence. Ni la domination ni la soumission ne sont mauvaises en
elles-mêmes lorsqu'elles sont transitoires ; mais quand elles deviennent
institutionnelles, elles nourrissent la guerre.
La déesse-mère engloutie
Nous sommes les
héritiers de ce couple infernal, condamné au conflit. Car cette vieille
rivalité entre la loi du père et la loi de la mère n'est pas réglée, d'autant
moins réglée que "l'aspect sombre de la déesse antique n'a pas fait sa
réapparition dans notre civilisation" (Marie-Louise Von Franz).
Le masculin de
l'être, l'animus, s'est beaucoup développé, notamment en Occident, mais le
féminin de l'être et l'éros de la vie ont encore besoin de se développer, de se
connaître pour nous permettre de devenir plus humains.
Nous sommes
tous hommes ou femmes handicapés par cette méconnaissance de la mère, nous ne
savons pas comment la découvrir, la traverser. Nous restons dans nos
comportements prisonniers de ce premier stade relationnel et fusionnel,
fusionnel et destructeur. Dans le processus qui amène un être à se développer
comme un individu à part entière, toujours plus libre et conscient à
l'intérieur de lui, la faiblesse de l'anima et de l'éros nous fait boiter. Tous
les échecs de couple prennent racine dans ce déséquilibre du premier couple
fondateur, celui qui se joue dans le ventre de maman. Le patriarcat n'est d'une
certaine manière qu'une énorme entreprise réactionnelle contre cette
toute-puissance archaïque de la mère ; mais qui dit réaction ne dit pas
création heureuse. Le patriarcat est un esclavage masqué qui n'a rendu heureux
ni les hommes ni les femmes. La conscience collective actuelle est en train de
chercher son dépassement.
Une civilisation de la co-création
Tout se passe
comme si l'humanité avait joué une civilisation de la mère, puis une
civilisation du père, la première inconsciente, indifférenciée, la seconde
réactionnelle. Est-il possible aujourd'hui d'envisager une civilisation de
l'homme et de la femme dans une relation de coopération, de co-création? La
différence biologique et psychique peut-elle être vécue autrement que sous le signe
de la peur, de la menace, de l'exploitation ? Nous sommes confrontés à la
création nouvelle et brûlante de nos relations. Jamais peut-être le couple n'a
été aussi menacé, les divorces se multiplient et pourtant jamais les hommes et
les femmes n'ont paradoxalement partagé autant de goûts et d'activités. Les
deux sexes vivaient dans deux cercles soigneusement séparés, dans deux
identités étanches pendant des siècles mais depuis quelques années nous
empruntons les uns aux autres les vêtements, les comportements, les
prérogatives. Il ne s'agit pas pour autant, comme on l'a cru, de la naissance
d'un unisexe, mais de l'apparition de possibilités nouvelles dans la manière
d'être une femme et d'être un homme. Tout se passe comme si nous étions
d'avantage autorisés à être bipolaire, féminin-masculin et masculin-féminin.
Une logique du paradoxe
Jusqu'à présent
nous étions enfermés dans une logique d'exclusion : si je suis du féminin, je
ne suis pas du masculin et vice-versa. Je ne pouvais me poser qu'en m'opposant.
Est-il possible de vivre dans une bipolarité d'être une chose et son contraire,
de circuler d'un pôle à l'autre, de vivre dans la tension des deux pôles, dans
la richesse de l'ambivalence ? Pour accéder à ces nouvelles identités nous
avons besoin d'accéder à une nouvelle logique, la logique du paradoxe. Tous les
changements relationnels à venir tiennent à ce changement de paradigme que nous
commençons à pouvoir énoncer clairement mais qui met plus de temps à s'intégrer
dans chaque vie.
Existe-t-il un
troisième terme, un au-delà du bien et du mal, un au-delà du masculin et du
féminin, du vulnérable et de l'invulnérable, de l'actif et du réceptif, du
dépendant et de l'indépendant ? Nous vivons la plupart du temps basculés d'un
pôle à l'autre, et toujours tentés de renier l'un des deux. Dans les relations,
cette situation psychique crée des ravages. Car je suis tenté de m'attribuer le
pôle du bien, du bon, et de poser sur l'autre, sur les autres, le pôle du
mauvais. Dans le couple, le compagnon est le support idéal de ces
projections-déjections. Pendant quatre mille ans de patriarcat, le masculin a
été le bien et le féminin le mal. L'extraordinaire simplicité du processus n'a
pas pour autant permis la lucidité et la maîtrise. Moi, un homme, j'ai du
féminin en moi ; moi, une femme, j'ai du masculin en moi. Tout se passe comme
si la réalisation d'une vie passait par la conquête de sa complétude. Comment
devenir ce que je suis, comment devenir un androgyne intérieur, un être capable
de -,,ivre sa douceur et sa force, de découvrir le mariage intérieur de ses
deux énergies et d'y puiser la volupté d'exister, l'extase de vivre en musique
de fond. La sainteté n'est-elle pas de l'androgynat, une sainteté au quotidien
qui est respect de tout le vivant, voie du milieu, gravité douce et rire
tendre.
Deviens qui tu es
Le programme
est inéluctablement en route. L'individualité est devenue une valeur à part
entière. Personne n'accepte plus d'être la moitié de quelqu'un et personne
n'accepte plus de vivre avec quelqu'un pour des raisons de convenance, d'argent
ou même de famille. Les couples se séparent de plus en plus vite parce que
personne ne supporte plus de se voir rétréci ou raccourci au nom du mariage.
L'aliénation d'une personne à une autre est devenue intolérable, irrespirable.
L'air du temps véhicule cette exigence : aller jusqu'au bout de soi-même quel
qu'en soit le prix. Cette exigence est d'ordre spirituel même si elle n'est pas
comprise comme telle. Car elle implique de découvrir les clefs du voyage de
l'amour - amour de soi, amour de l'autre et amour de la vie. Le sens du couple
a changé subrepticement, il ne s'agit plus seulement de créer une cellule
stable, il s'agit d'apprendre à aimer, de vivre l'amour et le désir dans le
couple.
Ce qui fait mourir l'amour, ce qui rend l'intimité insupportable pour certains,
c'est cette pression moralisante qui s'exerce de l'un sur l'autre, ce contrôle,
cette accusation et cette aliénation de conscience. Pouvons-nous imaginer une
autre manière de vivre en couple qui ne comporte pas d'ingérence l'un sur
l'autre ? Peut-on respecter l'autre comme une personne à la fois même et
différente sans prendre pouvoir sur elle, sans se sentir de droit ? Peut-on
être à la fois solitaire et solidaire, amant et ami, fiancé et marié, allié et
libre ? Nous sommes apparemment là dans des exigences contradictoires mais
notre pari d'humanité semble bien être dans la réconciliation des contraires,
dans le dépassement des oppositions, dans l'instauration de la paix au sein des
tensions. Apposer au lieu d'opposer. C'est d'une véritable révolution de
l'esprit dont il s'agit, d'un revirement de la conscience, d'une sortie de
l'emprise du péché et de la culpabilité dans les relations. Un homme et une
femme se proposent mutuellement de venir l'un vers l'autre tout en continuant
d'aller vers eux-mêmes. Une conscience libre rencontre une autre conscience
libre et leurs désirs l'un pour l'autre naissent au coeur de cette liberté.
L'angoisse que j'éprouve à t'aimer sans être sûr d'être aimé en retour, me
pousse à t'emprisonner mais je peux aussi choisir d'apprivoiser mon angoisse
par ma rencontre avec ma femme intérieure ou mon homme intérieur et m'engager
sur un chemin de libération.
Le couple de la quête
Chaque couple
retraverse toutes les étapes de l'humanité depuis le stade fusionnel jusqu'au
sixième stade androgyne, en passant par le stade patriarcal, conflictuel,
éclairé, lunaire. La plupart des couples éclatent au troisième stade. Quand
l'homme était dominant au deuxième stade, la femme devient dominante au cinquième
stade. Le couple patine à nouveau au troisième stade du conflit. Le grand
passage se fait au quatrième stade éclairé. C'est le stade de la prise de
conscience et du désir de sortir de la relation dominant/dominé. Mais la bonne
volonté ne suffit pas. Il s'agit d'une véritable transformation, la sortie du
schéma de combat, gagnant/perdant, la perception de la co-création et de
l'alliance. Le cinquième stade est tout particulièrement intéressant pour notre
époque ; il indique une évolution des identités masculines et féminines. La
femme masculinisée domine et l'homme féminisé se laisse dominer. Certains
couples aujourd'hui au lieu de vivre une situation patriarcale passent
directement du premier stade amoureux au cinquième stade puis régressent au troisième
stade du conflit. Ils tentent de comprendre et tentent d'accéder au quatrième
stade éclairé, ils essaient le schéma inverse qui dégénère aussi en
conflictuel. Ils ne restent ensemble que dans la mesure où ils font l'un et
l'autre une évolution vers un androgynat qui leur permet de dépasser la
relation dominant/dominé et d'entrer dans le sixième stade. La réussite d'un
couple est un véritable parcours initiatique et le couple constitué de deux
êtres androgynes ne s'atteint que dans la mesure où l'angoisse de l'amour et
les projections culpabilisatrices commencent à laisser place à une confiance, à
une acceptation inconditionnelle de l'autre. L'aventure du couple est un voyage
d'amour et une quête spirituelle.
La troisième voie
En chacun de
nous, homme ou femme, l'âme a une prise de conscience à faire, une
complémentarité à réaliser entre le masculin et le féminin avant d'aborder
l'unité, le noyau intérieur que Jung appelle le Soi. C'est le voyage du
processus d'individuation ou de réalisation que chaque être humain se propose
souvent sans le savoir de parcourir. Les six premières étapes permettent
d'aller de l'inconscient au conscient en passant par des épreuves plus ou moins
longues et difficiles. Pendant longtemps, la sixième étape était exclue du patriarcat
et de la conscience collective ; seuls quelques individus privilégiés menant
une quête ardente pouvaient l'expérimenter. Aujourd'hui, le temps est venu de
réaliser consciemment ce programme au niveau du plus grand nombre. L'amour
humain incarné dans le couple est peut-être la seule valeur qui puisse proposer
un sacré collectif en dehors de toute religion. Nous avons besoin d'un nouvel
art d'aimer. Nous avons besoin de redécouvrir le hiérosgamos, la rencontre
sexuelle dans un esprit d'unité.
Entre les deux pôles opposés du sacré et du profane, le couple éveillé est une
troisième voie. C'est ce qu'avait déjà entrevu le visionnaire Teilhard de
Chardin : il existe "une troisième voie non moyenne mais supérieure entre
un mariage toujours polarisé sexuellement sur la reproduction et une perfection
religieuse toujours présentée théologiquement en terme de séparation". Le
couple de l'âme est éveillé à une perception plus subtile. Il est un peu comme
une forme invisible qui planerait au-dessus de tous les couples et
s'incarnerait par moments privilégiés. L'Autre m'est à jamais inatteignable
quelle que soit l'intensité de l'amour qui m'anime et pourtant, par instants
privilégiés, nos deux âmes peuvent se déverser l'une dans l'autre. La folie de
l'amour c'est de vouloir devenir l'autre ou d'exister par son regard. La
sagesse de l'amour, c'est de savoir devenir toi et revenir à Moi. J'acquiers
comme une légéreté de l'être à me démultiplier et, paradoxalement, c'est ainsi
que je me rapproche le plus du sentiment d'unité qui est mon horizon et ma
nostalgie, ma patrie d'origine.
Nouvelles clés Automne 94 par Paule Salomon
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