Féministe, Nancy Huston? Assurément!
Intelligemment aussi, comme en témoigne son nouveau livre, un essai vif, fin,
passionnant, nourri de références magistrales, superbement écrit. Détournant
fort à propos le titre d'un célèbre roman de l'Américaine Carson McCullers, Reflets dans un oeil d'or (1941),
porté à l'écran par John
Huston en 1967 -film mémorable avec Marlon Brando et Elizabeth Taylor-, Nancy Huston s'intéresse
particulièrement au regard que les hommes portent sur les femmes depuis la nuit
des temps et, par conséquent, à l'image d'elles-mêmes qu'ils leur renvoient.
L'auteur d'Infrarouge (qui paraît ces jours-ci en
poche, chez Babel) est ainsi convaincue que "les hommes ont une
prédisposition innée à désirer les femmes par le regard, et que les femmes se
sont toujours complu dans ce regard parce qu'il préparait leur
fécondation", comme elle l'écrit dans son avant-propos.
Si son ouvrage a des
accents de manifeste, Nancy Huston n'entreprend pas moins une rigoureuse
rétrospective du comportement des uns et des autres à l'aune de l'histoire de
l'humanité pour, in fine,
interroger notre société et analyser le processus qui a façonné la femme
contemporaine. Et cette brillante intellectuelle d'attirer notre attention sur
les déviances d'un regard notamment générées par la photographie et son
utilisation publicitaire ou artistique depuis la fin du XIXe siècle. Convoquant
aussi bien Jacques
Lacan que l'écrivain québécois (et prostituée) Nelly
Arcan, Jean-Paul Sartre (qui évoque longuement le "regard de l'autre" dans L'Etre
et le Néant) qu'Erasme et Gilles
Lipovestky, Shakespeare que Paul
Claudel, etc., Nancy Huston met les pieds dans le plat d'un sexisme
hypocrite qui ne dit pas son nom mais qui fait des ravages, et dont les femmes
se retrouvent les complices involontaires. Ce livre est admirable, il fera
date.
"Miroir, mon beau
miroir, dis-moi qui est la plus belle!" interroge la terrifiante reine des
contes de fées. Mais dans la vie contemporaine, dans cette société qui se
flatte d'évolution, n'y a-t-il pas toujours le "regardeur" et la
"regardée", l'oeil de l'un et le reflet de l'autre. Le nouvel essai
de Nancy Huston part de ce constat puis questionne: quelle est la
responsabilité de la société vis-à-vis de la situation des femmes aujourd'hui? La liberté est-elle
acquise une fois pour toutes? Comment concilier un discours féministe officiel
et les affiches et photos publicitaires qui montrent des seins et des fesses
pour vendre n'importe quoi? Pourquoi nier la différence sexuelle et ignorer
volontairement qui porte l'enfant dans le couple? Comment faire face à la
pornographie sur Internet, donnant l'impression que tout est à portée de clic?
Nancy Huston pousse de nombreuses portes et risque d'en agacer quelques-uns en
analysant les influences qui nous façonnent. "Le féminisme n'a jamais bien su quoi
faire de la coquetterie féminine", affirme celle qui s'est
toujours battue pour la liberté et le respect de la différence.
Se sentir le miroir de
l'autre, le "reflet dans un oeil d'homme", transforme la femme en
objet dès son plus jeune âge. Nancy Huston picore des exemples dans sa propre
expérience et crée des fictions qui accompagnent les âges de la vie: souvenirs
de fillette cherchant à plaire, d'enfant qui joue à être belle, de jeune fille
qui sait comment séduire l'autre et utiliser cette arme féminine, de femme
incapable de vieillir... Mais elle pioche également chez d'autres des
témoignages littéraires, historiques et anecdotiques. Ainsi, chez Anaïs
Nin: "On m'appelle "coquette"?" écrit-elle
à 17 ans. "Oui, eh bien voilà! une coquette suis-je... Et tant que je peux
paraître jolie, je ferai semblant, je serai toujours heureuse d'avoir un
nouveau chapeau, une nouvelle robe." (29 février 1920) Nancy Huston cite
également le romancier et essayiste John
Berger quand il expose ainsi sa pensée: "Les hommes regardent les
femmes. Les femmes se regardent en train d'être regardées. Cela détermine non
seulement la plupart des rapports entre hommes et femmes mais aussi le rapport
des femmes à elles-mêmes. L'observateur à l'intérieur de la femme est masculin,
l'observée, féminine. Ainsi la femme se transforme-t-elle en objet -et plus
particulièrement en objet visuel, c'est-à-dire en image."
La photographie devient un
élément central de cette étude. Depuis la fin du XIXe siècle, elle transforme
le corps féminin en gadget. L'auteur convoque dans son livre la photographe Lee
Miller mais aussi des stars et des comédiennes comme Jean
Seberg ou Marilyn Monroe. Comment le désir d'être aimée, regardée, prise en photo
chez Norma
Jean, alias Marilyn, se transforme-t-il inévitablement en
addiction? Pourquoi Jean Seberg, femme engagée socialement et politiquement, ne
parvient-elle jamais à être entendue: "Tout ce dans quoi Jean Seberg s'est
engagée a été déformé par le fait que les hommes la désiraient avec
violence", estime Nancy Huston.
Maquillages, régimes,
anorexie, exhibition, prostitution, cet ouvrage chemine d'expériences en
constats et refuse la réflexion globale. La réussite du livre vient sans doute
de la multiplicité d'une documentation inattendue. Le regard littéraire d'Anaïs
Nin est complété par celui de Nelly
Arcan. L'avis du psychologue Philippe Brenot confirme celui de John
Berger. Peintres, sculpteurs, écrivains, photographes apportent leur pierre à
cet édifice fragile qui met le lecteur dans une situation volontairement
schizophrénique. On reconnaît d'une part l'avancée vers une égalité des sexes
dans la société, mais, de l'autre, on remarque la folie des concours de miss,
le développement de la chirurgie esthétique, l'escamotage de la maternité, l'horreur
du vieillissement, le développement de l'industrie pornographique comme celle
du cosmétique... Tout est construit mais tout est-il reconstructible? "On
naît bel et bien fille ou garçon et ensuite... ça se travaille", confirme
Nancy Huston. Dans ce livre touffu sans être confus, l'écrivain multiplie les
pistes, nuance ses propos pour analyser les propagandes et influences qui,
sournoisement ou au grand jour, fabriquent encore la femme d'aujourd'hui.
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