« L'habitude
peut familiariser les hommes avec la violation de leurs droits naturels, au
point que, parmi ceux qui les ont perdus, personne ne songe à les réclamer, ne
croie avoir éprouvé une injustice.
Il est même
quelques-unes de ces violations qui ont échappé aux philosophes et aux
législateurs, lorsqu'ils s'occupaient avec le plus de zèle d'établir les droits
communs des individus de l'espèce humaine, et d'en faire le fondement unique
des institutions politiques.
Par exemple,
tous n'ont-ils pas violé le principe de l'égalité des droits, en privant
tranquillement la moitié du genre humain de celui de concourir à la formation
des lois, en excluant les femmes du droit de cité ? Est-il une plus forte
preuve du pouvoir de l'habitude, même sur les hommes éclairés, que de voir
invoquer le principe de l'égalité des droits en faveur de trois ou quatre cents
hommes qu'un préjugé absurde en avait privés, et l'oublier à l'égard de douze
millions de femmes?
[…] Or, les
droits des hommes résultent uniquement de ce qu'ils sont des êtres sensibles,
susceptibles d'acquérir des idées morales, et de raisonner sur ces idées. Ainsi
les femmes ayant ces mêmes qualités, ont nécessairement des droits égaux. Ou
aucun individu de l'espèce humaine n'a de véritables droits, ou tous ont les
mêmes; et celui qui vote contre le droit d'un autre, quels que soient sa
religion, sa couleur ou son sexe, a dès lors abjuré les siens.
[…] Il
serait difficile de prouver que les femmes sont incapables d'exercer les droits
de cité. Pourquoi des êtres exposés à des grossesses, et à des indispositions
passagères, ne pourraient-ils exercer des droits dont on n'a jamais imaginé de
priver les gens qui ont la goutte tous les hivers, et qui s'enrhument aisément
? En admettant dans les hommes une supériorité d'esprit qui ne soit pas la
suite nécessaire de la différence d'éducation (ce qui n'est rien moins que
prouvé, et ce qui devrait l'être, pour pouvoir, sans injustice, priver les
femmes d'un droit naturel), cette supériorité ne peut consister qu'en deux
points. On dit qu'aucune femme n'a fait de découverte importante dans les
sciences, n'a donné de preuves de génie dans les arts, dans les lettres, etc.;
mais, sans doute, on ne prétendra point n'accorder le droit de cité qu'aux
seuls hommes de génie. On ajoute qu'aucune femme n'a la même étendue de
connaissances, la même force de raison que certains hommes ; mais qu'en
résulte-t-il, qu'excepté une classe peu nombreuse d'hommes très éclairés,
l'égalité est entière entre les femmes et le reste des hommes ; que cette
petite classe mise à part, l'infériorité et la supériorité se partagent
également entre les deux sexes. Or, puisqu'il serait complètement absurde de
borner à cette classe supérieure le droit de cité, et la capacité d'être chargé
de fonctions publiques, pourquoi en exclurait-on les femmes, plutôt que ceux
des hommes qui sont inférieurs à un grand nombre de femmes ?
[…] On a dit
que les femmes, malgré beaucoup d'esprit, de sagacité, et la faculté de
raisonner portée au même degré que chez de subtils dialecticiens, n'étaient
jamais conduites par ce qu'on appelle la raison.
Cette
observation est fausse : elles ne sont pas conduites, il est vrai, par la
raison des hommes, mais elles le sont par la leur.
Leurs
intérêts n'étant pas les mêmes, par la faute des lois, les mêmes choses n'ayant
point pour elles la même importance que pour nous, elles peuvent, sans manquer
à la raison, se déterminer par d'autres principes et tendre à un but différent.
Il est aussi raisonnable à une femme de s'occuper des agréments de sa figure,
qu'il l'était à Démosthène de soigner sa voix et ses gestes.
On a dit que
les femmes, quoique meilleures que les hommes, plus douces, plus sensibles,
moins sujettes aux vices qui tiennent à l'égoïsme et à la dureté du coeur,
n'avaient pas proprement le sentiment de la justice ; qu'elles obéissaient
plutôt à leur sentiment qu'à leur conscience. Cette observation est plus vraie,
mais elle ne prouve rien : ce n'est pas la nature, c'est l'éducation, c'est
l'existence sociale qui cause cette différence. Ni l'une ni l'autre n'ont
accoutumé les femmes à l'idée de ce qui est juste, mais à celle de ce qui est
honnête. Éloignées des affaires, de tout ce qui se décide d'après la justice
rigoureuse, d'après les lois positives, les choses dont elles s'occupent sur
lesquelles elles agissent, sont précisément celles qui se règlent par
l'honnêteté naturelle et par le sentiment. Il est donc injuste d'alléguer, pour
continuer de refuser aux femmes la jouissance de leurs droits naturels, des
motifs qui n'ont une sorte de réalité que parce qu'elles ne jouissent pas de
ces droits.
Si on
admettait contre les femmes des raisons semblables, il faudrait aussi priver du
droit de cité la partie du peuple qui, vouée à des travaux sans relâche, ne
peut ni acquérir des lumières, ni exercer sa raison, et bientôt, de proche en
proche, on ne permettrait d'être citoyens qu'aux hommes qui ont fait un cours
de droit publie. Si on admet de tels principes, il faut, par une conséquence
nécessaire, renoncer à toute constitution libre. Les diverses aristocraties
n'ont eu que de semblables prétextes pour fondement ou pour excuse ;
l'étymologie même de ce mot en est la preuve.
[…] Nous
répondrons d'abord que cette influence comme toute autre, est bien plus à
redouter dans le secret que dans une discussion publique ; que celle qui peut
être particulièrement aux femmes y perdrait d'autant plus, que, si elle s'étend
au delà d'un seul individu, elle ne peut être durable dès qu'elle est connue.
D'ailleurs, comme jusqu'ici les femmes n'ont été admises dans aucun pays à une
égalité absolue, comme leur empire n'en a pas moins existé partout, et que plus
les femmes ont été avilies par les lois, plus il a été dangereux, il ne paraît
pas qu'on doive avoir beaucoup de confiance à ce remède. N'est-il pas
vraisemblable, au contraire, que cet empire diminuerait si les femmes avaient
moins d'intérêt à le conserver, s'il cessait d'être pour elles le seul moyen de
se défendre et d'échapper à l'oppression ?
Cette
objection ne me paraît pas bien fondée. Quelque constitution que l'on
établisse, il est certain que, dans l'état actuel de la civilisation des
nations européennes, il n'y aura jamais qu'un très-petit nombre de citoyens qui
puissent s'occuper des affaires publiques. On n'arracherait pas les femmes à
leur ménage plus que l'on n'arrache les laboureurs à leurs charrues, les
artisans à leurs ateliers. Dans les classes plus riches, nous ne voyons nulle
part les femmes se livrer aux soins domestiques d'une manière assez continue
pour craindre de les en distraire, et une occupation sérieuse les en
détournerait beaucoup moins que les goûts futiles auxquels l'oisiveté et la
mauvaise éducation les condamnent.
La cause
principale de cette crainte est l'idée que tout homme admis à jouir des droits
de cité ne pense plus qu'à gouverner; ce qui peut être vrai jusqu'à un certain
point dans le moment où une constitution s'établit; mais ce mouvement ne
saurait être durable. Ainsi il ne faut pas croire que parce que les femmes
pourraient être membres des assemblées nationales, elles abandonneraient sur le
champ leurs enfants, leur ménage, leur aiguille. Elles n'en seraient que plus
propres à élever leurs enfants, à former des hommes. Il est naturel que la
femme allaite ses enfants, qu'elle soigne leurs premières années ; attachée à
sa maison par ces soins, plus faible que l'homme, il est naturel encore qu'elle
mène une vie plus retirée, plus domestique. Les femmes seraient donc dans la
même classe que les hommes obligés par leur état à des soins de quelques
heures. Ce peut être un motif de ne pas les préférer dans les élections, mais
ce ne peut être le fondement d'une exclusion légale. La galanterie perdrait à
ce changement, mais les mœurs domestiques gagneraient par cette égalité comme
par toute autre.
[…]
L'égalité des droits établie entre les hommes, dans notre nouvelle
constitution, nous a valu d'éloquentes déclamations et d'intarissables
plaisanteries ; mais, jusqu'ici, personne n'a pu encore y opposer une seule
raison, et ce n'est sûrement ni faute de talent, ni faute de zèle. J'ose croire
qu'il en sera de même de l'égalité des droits entre les deux sexes. Il est
assez singulier que dans un grand nombre de pays on ait cru les femmes
incapables de toute fonction publique, et dignes de la royauté ; qu'en
France une femme ait pu être régente, et que jusqu'en 1776 elle ne pût être
marchande de modes à Paris ; qu'enfin, dans les assemblées électives de nos
bailliages, on ait accordé au droit du fief, ce qu'on refusait au droit de la
nature. Plusieurs de nos députés nobles doivent à des dames, l'honneur de
siéger parmi les représentants de la nation. Pourquoi, au lieu d'ôter ce droit
aux femmes propriétaires de fiefs, ne pas l'étendre à toutes celles qui ont des
propriétés, qui sont chefs de maison ? Pourquoi, si l'on trouve absurde
d'exercer par procureur le droit de cité, enlever ce droit aux femmes, plutôt
que de leur laisser la liberté de l'exercer en personne ? »
Source :
Les extraits cités ont été pris dans Paule-Marie Duhet, Les femmes et la
Révolution, 1789-1794, Julliard, Archives, 1971, p. 62-66. BNF Gallica
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire