Faut-il
rétablir la communauté monastique féminine?
Depuis le
milieu des années 80, un débat tout à fait nouveau s'est élevé au sein de la
communauté bouddhiste, en Asie comme en Occident: faut-il rétablir la
communauté monastique des femmes (bhikkhuni)?
Alors
qu'il existait par le passé trois lignées d'ordination différentes, une seule
s'est perpétuée jusqu'à nos jours, dans trois pays d'Extrême-Orient: Chine,
Corée et Vietnam. Celle du Tibet n'a connu qu'une existence assez brève; celle
de Ceylan, liée à l'école Theravâda, perdura quatorze siècles mais disparut au
XIe siècle. De plus en plus de femmes, surtout en Asie du sud-est (de tradition
Theravâda), souhaiteraient pouvoir bénéficier à nouveau de ce statut de
"renonçant(e)". Mais, jusqu'ici, les autorités religieuses Theravâda
ont toujours refusé de les prendre en considération, arguant que la lignée
d'ordination ne pouvait être rétablie.
Ce refus,
vécu comme une discrimination sexiste, provoqua une véritable prise de
conscience "féministe": au cours de ces dernières années plusieurs
associations de femmes bouddhistes se sont créées, des réunions de réflexion et
des colloques ont été organisés… Leur sujet de prédilection est très clairement
le rétablissement de l'ordre féminin.
Il est
intéressant de noter que cette question a été soulevée à l'initiative de
"bouddhistes féministes" américaines et, bien que les Occidentales ne
soient pas majoritaires dans ce mouvement, leur influence y est évidente! C'est
là un nouvel exemple de l'impact direct des modes de pensée occidentaux sur le
bouddhisme, phénomène sensible depuis plus d'un siècle et qui soulève nombre
d'interrogations jusque-là inconnues… Une telle revendication ne fait pourtant
pas l'unanimité, même parmi les femmes. Si la majorité la plus audible réclame
ce qu'elle considère comme un "droit", d'autres font remarquer – à juste
titre – que le statut de bhikkhuni n'est pas indispensable pour parvenir aux
plus hauts degrés de réalisation spirituelle, y compris l'Eveil.
Cette
question constitue en fait un véritable"cas d'école… Elle pose la question
de la validité de la Tradition et celle, complexe, des relations que le sangha
monastique entretient avec la société civile.
Qui
détient le pouvoir de restaurer l'ordre féminin? Est-ce possible, voire
souhaitable?…
La Tradition
veut que les ordres monastiques et leurs règles de transmission aient été
institués par le Bouddha lui-même. Pour qu'une ordination soit valide, il faut
que puisse être réuni un collège minimum de bhikkhu et de bhikkhuni, pleinement
ordonné(e)s, qui assurent la pérennité d'une lignée ininterrompue. Seul un
Bouddha semble ainsi détenir le pouvoir de "création" d'un ordre et
le sangha a le devoir de le perpétuer. Provoquer un schisme au sein de la
communauté (et un tel schisme ne concerne pas tant la Doctrine que, justement,
la transmission de l'ordination…) est considéré comme l'une des cinq actions
qui mènent directement dans le plus profond des Enfers!
Cela n'a
pas empêché le bouddhisme d'en connaître plusieurs, et les lignées d'ordination
de se multiplier au fil des siècles. Les trois qui demeurent aujourd'hui ne se
distinguent que par le nombre de leurs préceptes - différences qui portent sur
des points généralement mineurs. Or le Bouddha a déclaré qu'on pourrait, après
sa disparition, supprimer certaines règles "mineures"; mais personne
ne lui ayant demandé quelles étaient ces règles, le premier concile – qui,
d'après la Tradition, se tint quelques semaines après sa mort - décida de les
conserver toutes…
Profondément
respectueux de cette tradition conciliaire, les bhikkhu du Theravâda refusent
donc le "rétablissement" de l'ordre des bhikkhuni. Cette lignée
d'ordination ne pourrait être rétablie – ou plutôt "recrée" - que par
un nouveau Bouddha… Mais le prochain Bouddha à venir n'est attendu que dans quelques
milliards d'années!
Une
solution serait d'accepter que les femmes reçoivent la transmission des
bhikkhuni d'Extrême-Orient. Si les autorités du bouddhisme tibétain n'y voient
aucun inconvénient - les différences entre les lignées du Mûlasarvâstivâda et
du Dharmaguptaka sont infimes et, pour une école relevant du Mahâyâna, la
reconnaissance ne pose pas de problèmes insurmontables - il en va tout
autrement pour la lignée du Theravâda qui les considère comme
"schismatiques"!
D'autres
arguments peuvent être avancés. L'enseignement fondamental du Bouddha est que
"tout ce qui est soumis à l'apparition est soumis à la destruction":
il est donc dans l'Ordre des choses que le sangha lui-même puisse disparaître
et nul n'y peut rien… On pourrait dire aussi qu'accepter une telle
revendication ne serait que satisfaire un désir, alors même que la pratique
bouddhique vise à libérer de tout désir! Le Bouddha lui-même a d'ailleurs tout
d'abord refusé de répondre à la demande de sa mère nourricière… Mais si Ananda
parvint à le faire changer d'avis, c'est qu'il avait présenté la requête, non
pas comme un désir, mais comme un "droit": parce que les femmes
peuvent atteindre l'Eveil en suivant les règles de conduite du sangha, nul ne
devait pouvoir prétendre les en priver, pas même un Bouddha!
Nous
avons aussi insisté, dans notre article général, sur le fait que la mise en
pratique de la Doctrine bouddhique tenait à respecter les conventions sociales.
Un respect particulièrement sensible en ce qui concerne les femmes, à leur avantage
comme à leur détriment: si elles ont plutôt bénéficié du bouddhisme dans la
société civile, ce sont les conventions qui leur ont imposé de nombreuses
règles supplémentaires dans le sangha monastique.
Or, les
conventions ont très profondément évolué au cours des dernières décennies et
l'égalité de principe entre hommes et femmes constitue l'avancée sociale la
plus considérable que le XXe siècle ait connue. Dans quelle mesure le sangha
bouddhiste doit-il en tenir compte ? Bénéficier à nouveau d'une "ordination
plénière" est-il un "droit" que les femmes bouddhistes
contemporaines peuvent revendiquer?
On
pourrait enfin arguer que les règles mineures (incriminées dans les autres
lignées) n'ont été établies que pour tenir compte de conventions en usage dans
les pays d'accueil, et qu'on pourrait donc tout simplement les supprimer! Mais
les bhikkhu du Theravâda s'abritent alors derrière la décision du premier
concile: ne rien modifier puisqu'on ignore quelles règles le Bouddha
considérait comme "mineures"…
Les
arguments ne manquent donc pas, tant du côté des détracteurs que des
promoteurs.
Quelle
que soit la manière dont on aborde le problème, il met en évidence une
difficulté qui fut récurrente dans l'histoire du bouddhisme. On admet que la
Doctrine du Bouddha relève du domaine "supra-mondain", non
conventionnel, et que les conventions, au contraire, relèvent du
"mondain". Mais qu'en est-il de la Tradition fixée par les conciles ?
Instituée à l'occasion de circonstances particulières, ne relève-t-elle pas
elle-même du "mondain" ? La considérer comme durable et indépendante
des circonstances qui l'ont vu naître reviendrait à dire qu'elle "existe
en soi" - croyance qui constitue, selon l'enseignement du Bouddha,
l'origine même de la souffrance qu'il voulait éradiquer…! La Tradition ne
risque-t-elle pas de devenir ainsi elle-même source de souffrance ? Et les
femmes d'en être les premières victimes ?
Nous ne
trancherons pas la question… Mais, dans les faits, certains l'ont bien
considéré ainsi. Le 15 février 1998, dans la ville sainte par excellence du
bouddhisme, Bodh-Gaya (lieu où le Bouddha a connu l'Eveil), 140 femmes,
asiatiques et occidentales, ont ainsi reçu l'ordination transmise par 15
bhikkhuni de Taïwan, en présence de bhikkhu de diverses traditions, du Mahâyâna
- tibétains, vietnamiens et chinois - mais aussi du Theravâda - thaïlandais et
sri-lankais!
Reste à
savoir, désormais, l'accueil qui sera fait à ces bhikkhuni
"schismatiques" dans les pays Theravâda d'Asie du sud-est… Les
autorités religieuses thaïlandaises et sri-lankaises, très majoritairement, ont
fait savoir qu'elles ne les reconnaîtraient pas. Mais le gouvernement
thaïlandais s'en est ému récemment. La constitution de Thaïlande – pays
"officiellement" bouddhiste – prévoit en effet un statut légal très
précis pour les bhikkhu. Non reconnues par leurs homologues masculins, les
bhikkhuni nouvellement ordonnées se retrouveraient de fait "hors la
loi"… situation que le ministre de l'éducation ("ministre de
tutelle" du sangha) a considéré publiquement comme
"préoccupante", appelant les bhikkhu à prendre en compte ces
circonstances nouvelles!
Une fois
encore, la société civile risque donc d'influer directement sur le sangha. Mais
on ne peut prédire, aujourd'hui, si les femmes en seront les
"victimes" ou si, au contraire, elles seront à l'origine d'une
évolution considérable, encore impensable il y a quelques décennies. La
Doctrine est demeurée pérenne et joue toujours, plutôt, en leur faveur; les
conventions sociales aussi, désormais… Seule, la Tradition conciliaire résiste.
Doit-on considérer qu'elle risque, elle-même, d'être "victime" des
femmes?
-------
Ce texte
de Dominique Trotignon est extrait
de l'ouvrage "La Femme"
produit sous la direction de Evelyne Martini (avec Malek Chebel, Vasundhara
Filiozat, Arlette Fontan, Philippe Haddad, Elisabeth Parmentier, Dominique
Trotignon), collection "Ce qu'en disent les religions", Editions de
l'Atelier, Paris 2002, 176 pages, 15,50 Euro.
A VOIR Site Web de l'Atelier
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire