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vendredi 4 août 2017

Les femmes sont-elles victimes des religions ?


Faut-il rétablir la communauté monastique féminine?

Depuis le milieu des années 80, un débat tout à fait nouveau s'est élevé au sein de la communauté bouddhiste, en Asie comme en Occident: faut-il rétablir la communauté monastique des femmes (bhikkhuni)?
Alors qu'il existait par le passé trois lignées d'ordination différentes, une seule s'est perpétuée jusqu'à nos jours, dans trois pays d'Extrême-Orient: Chine, Corée et Vietnam. Celle du Tibet n'a connu qu'une existence assez brève; celle de Ceylan, liée à l'école Theravâda, perdura quatorze siècles mais disparut au XIe siècle. De plus en plus de femmes, surtout en Asie du sud-est (de tradition Theravâda), souhaiteraient pouvoir bénéficier à nouveau de ce statut de "renonçant(e)". Mais, jusqu'ici, les autorités religieuses Theravâda ont toujours refusé de les prendre en considération, arguant que la lignée d'ordination ne pouvait être rétablie.
Ce refus, vécu comme une discrimination sexiste, provoqua une véritable prise de conscience "féministe": au cours de ces dernières années plusieurs associations de femmes bouddhistes se sont créées, des réunions de réflexion et des colloques ont été organisés… Leur sujet de prédilection est très clairement le rétablissement de l'ordre féminin.

Il est intéressant de noter que cette question a été soulevée à l'initiative de "bouddhistes féministes" américaines et, bien que les Occidentales ne soient pas majoritaires dans ce mouvement, leur influence y est évidente! C'est là un nouvel exemple de l'impact direct des modes de pensée occidentaux sur le bouddhisme, phénomène sensible depuis plus d'un siècle et qui soulève nombre d'interrogations jusque-là inconnues… Une telle revendication ne fait pourtant pas l'unanimité, même parmi les femmes. Si la majorité la plus audible réclame ce qu'elle considère comme un "droit", d'autres font remarquer – à juste titre – que le statut de bhikkhuni n'est pas indispensable pour parvenir aux plus hauts degrés de réalisation spirituelle, y compris l'Eveil.
Cette question constitue en fait un véritable"cas d'école… Elle pose la question de la validité de la Tradition et celle, complexe, des relations que le sangha monastique entretient avec la société civile.
Qui détient le pouvoir de restaurer l'ordre féminin? Est-ce possible, voire souhaitable?…
La Tradition veut que les ordres monastiques et leurs règles de transmission aient été institués par le Bouddha lui-même. Pour qu'une ordination soit valide, il faut que puisse être réuni un collège minimum de bhikkhu et de bhikkhuni, pleinement ordonné(e)s, qui assurent la pérennité d'une lignée ininterrompue. Seul un Bouddha semble ainsi détenir le pouvoir de "création" d'un ordre et le sangha a le devoir de le perpétuer. Provoquer un schisme au sein de la communauté (et un tel schisme ne concerne pas tant la Doctrine que, justement, la transmission de l'ordination…) est considéré comme l'une des cinq actions qui mènent directement dans le plus profond des Enfers!
Cela n'a pas empêché le bouddhisme d'en connaître plusieurs, et les lignées d'ordination de se multiplier au fil des siècles. Les trois qui demeurent aujourd'hui ne se distinguent que par le nombre de leurs préceptes - différences qui portent sur des points généralement mineurs. Or le Bouddha a déclaré qu'on pourrait, après sa disparition, supprimer certaines règles "mineures"; mais personne ne lui ayant demandé quelles étaient ces règles, le premier concile – qui, d'après la Tradition, se tint quelques semaines après sa mort - décida de les conserver toutes…
Profondément respectueux de cette tradition conciliaire, les bhikkhu du Theravâda refusent donc le "rétablissement" de l'ordre des bhikkhuni. Cette lignée d'ordination ne pourrait être rétablie – ou plutôt "recrée" - que par un nouveau Bouddha… Mais le prochain Bouddha à venir n'est attendu que dans quelques milliards d'années!
Une solution serait d'accepter que les femmes reçoivent la transmission des bhikkhuni d'Extrême-Orient. Si les autorités du bouddhisme tibétain n'y voient aucun inconvénient - les différences entre les lignées du Mûlasarvâstivâda et du Dharmaguptaka sont infimes et, pour une école relevant du Mahâyâna, la reconnaissance ne pose pas de problèmes insurmontables - il en va tout autrement pour la lignée du Theravâda qui les considère comme "schismatiques"!
D'autres arguments peuvent être avancés. L'enseignement fondamental du Bouddha est que "tout ce qui est soumis à l'apparition est soumis à la destruction": il est donc dans l'Ordre des choses que le sangha lui-même puisse disparaître et nul n'y peut rien… On pourrait dire aussi qu'accepter une telle revendication ne serait que satisfaire un désir, alors même que la pratique bouddhique vise à libérer de tout désir! Le Bouddha lui-même a d'ailleurs tout d'abord refusé de répondre à la demande de sa mère nourricière… Mais si Ananda parvint à le faire changer d'avis, c'est qu'il avait présenté la requête, non pas comme un désir, mais comme un "droit": parce que les femmes peuvent atteindre l'Eveil en suivant les règles de conduite du sangha, nul ne devait pouvoir prétendre les en priver, pas même un Bouddha!
Nous avons aussi insisté, dans notre article général, sur le fait que la mise en pratique de la Doctrine bouddhique tenait à respecter les conventions sociales. Un respect particulièrement sensible en ce qui concerne les femmes, à leur avantage comme à leur détriment: si elles ont plutôt bénéficié du bouddhisme dans la société civile, ce sont les conventions qui leur ont imposé de nombreuses règles supplémentaires dans le sangha monastique.
Or, les conventions ont très profondément évolué au cours des dernières décennies et l'égalité de principe entre hommes et femmes constitue l'avancée sociale la plus considérable que le XXe siècle ait connue. Dans quelle mesure le sangha bouddhiste doit-il en tenir compte ? Bénéficier à nouveau d'une "ordination plénière" est-il un "droit" que les femmes bouddhistes contemporaines peuvent revendiquer?
On pourrait enfin arguer que les règles mineures (incriminées dans les autres lignées) n'ont été établies que pour tenir compte de conventions en usage dans les pays d'accueil, et qu'on pourrait donc tout simplement les supprimer! Mais les bhikkhu du Theravâda s'abritent alors derrière la décision du premier concile: ne rien modifier puisqu'on ignore quelles règles le Bouddha considérait comme "mineures"…
Les arguments ne manquent donc pas, tant du côté des détracteurs que des promoteurs.
Quelle que soit la manière dont on aborde le problème, il met en évidence une difficulté qui fut récurrente dans l'histoire du bouddhisme. On admet que la Doctrine du Bouddha relève du domaine "supra-mondain", non conventionnel, et que les conventions, au contraire, relèvent du "mondain". Mais qu'en est-il de la Tradition fixée par les conciles ? Instituée à l'occasion de circonstances particulières, ne relève-t-elle pas elle-même du "mondain" ? La considérer comme durable et indépendante des circonstances qui l'ont vu naître reviendrait à dire qu'elle "existe en soi" - croyance qui constitue, selon l'enseignement du Bouddha, l'origine même de la souffrance qu'il voulait éradiquer…! La Tradition ne risque-t-elle pas de devenir ainsi elle-même source de souffrance ? Et les femmes d'en être les premières victimes ?

Nous ne trancherons pas la question… Mais, dans les faits, certains l'ont bien considéré ainsi. Le 15 février 1998, dans la ville sainte par excellence du bouddhisme, Bodh-Gaya (lieu où le Bouddha a connu l'Eveil), 140 femmes, asiatiques et occidentales, ont ainsi reçu l'ordination transmise par 15 bhikkhuni de Taïwan, en présence de bhikkhu de diverses traditions, du Mahâyâna - tibétains, vietnamiens et chinois - mais aussi du Theravâda - thaïlandais et sri-lankais!
Reste à savoir, désormais, l'accueil qui sera fait à ces bhikkhuni "schismatiques" dans les pays Theravâda d'Asie du sud-est… Les autorités religieuses thaïlandaises et sri-lankaises, très majoritairement, ont fait savoir qu'elles ne les reconnaîtraient pas. Mais le gouvernement thaïlandais s'en est ému récemment. La constitution de Thaïlande – pays "officiellement" bouddhiste – prévoit en effet un statut légal très précis pour les bhikkhu. Non reconnues par leurs homologues masculins, les bhikkhuni nouvellement ordonnées se retrouveraient de fait "hors la loi"… situation que le ministre de l'éducation ("ministre de tutelle" du sangha) a considéré publiquement comme "préoccupante", appelant les bhikkhu à prendre en compte ces circonstances nouvelles!
Une fois encore, la société civile risque donc d'influer directement sur le sangha. Mais on ne peut prédire, aujourd'hui, si les femmes en seront les "victimes" ou si, au contraire, elles seront à l'origine d'une évolution considérable, encore impensable il y a quelques décennies. La Doctrine est demeurée pérenne et joue toujours, plutôt, en leur faveur; les conventions sociales aussi, désormais… Seule, la Tradition conciliaire résiste. Doit-on considérer qu'elle risque, elle-même, d'être "victime" des femmes?
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Ce texte de Dominique Trotignon est extrait de l'ouvrage "La Femme" produit sous la direction de Evelyne Martini (avec Malek Chebel, Vasundhara Filiozat, Arlette Fontan, Philippe Haddad, Elisabeth Parmentier, Dominique Trotignon), collection "Ce qu'en disent les religions", Editions de l'Atelier, Paris 2002, 176 pages, 15,50 Euro.

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