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jeudi 9 avril 2015

UNE MEDECINE FEMININE EMPIRIQUE



Chacune détient un rôle, des savoirs particuliers, de la femme enceinte qui prépare sa tisane rafraîchissante à la mère de famille qui fait bouillir la tizan tanbav, de la tisaneuse sollicitée afin de préparer un sirop contre la toux, parce que le médicament du docteur ne suffit pas, au dévinèr ou au traitèr qui sera consulté si, malheureusement, les symptômes persistent. Un tel système pourrait sembler figé. Mais il n’en est rien. Diverses modifications et réinterprétations existent, liées aux transmissions culturelles et conséquences des apports exogènes. L’utilisation des plantes évolue, selon leur fréquence dans la nature et leur efficacité observable. Ainsi, à Rodrigues, certainement influencées par l’excellent travail d’information fourni par la Mauritian Wildlife Foundation, plusieurs jeunes femmes nous ont dit ne plus utiliser certains végétaux, par exemple le café marron, végétal qu’elles remplacent, pour les recettes de tisanes, par un composant plus facile à trouver dans la nature et aux effets équivalents. De nouvelles plantes sont « testées » par les tisaneurs.

Noélla, tisaneuse et détentrice d’un don, ramasse en forêt et teste de nouvelles simples à partir des réactions des « mouches à miel » [abeilles] : si celles-ci se détournent d’une plante, c’est qu’elle est toxique, qu’il ne faut pas la ramasser ; si, au contraire, elles s’en approchent, c’est que le végétal est comestible. Il ne faut pas négliger non plus l’influence des modes, telles qu’elles sont notamment véhiculées par les médias, en particulier la télévision. La mode de l’utilisation de l’aloès dans les crèmes de beauté et dans les préparations pharmaceutiques a eu diverses répercussions dans la population : à Rodrigues, il y a parfois confusion entre le terme scientifique Aloe vera et le végétal correspondant au terme vernaculaire aloès. D’autres personnes, plus averties, font d’elles-mêmes une correspondance entre l’aloès de la pharmacie et le mazambron. On a signalé à Maurice de nombreux vols de pieds d’aloès dans les jardins, les végétaux dérobés étant revendus à la sauvette aux abords du marché de Port-Louis.

De la maladie à traiter à la demande de grâce adressée à une divinité en cas de problème grave, la religion est omniprésente dans les données recueillies sur les trois îles des Mascareignes. Liée à l’interprétation de chaque événement, bénéfique ou maléfique, elle s’avère inséparable de l’ensemble des savoirs féminins, même lorsque ceux-ci semblent ne concerner que le rapport au corps, aux plantes ou à la préparation de tisanes.

Chaque composante des conduites familiales et thérapeutiques peut en effet être associée à une autre qui voit se rejoindre les religions en présence. Les protections sont reliées à des lieux sacrés ou à des cérémonies religieuses, devant la Vierge Noire de la Rivière des Pluies à La Réunion ou à proximité de la tombe du Père Laval à Maurice. Quand les personnes concernées pratiquent l’hindouisme, la pratique religieuse peut être la marche dans le feu, le cavadee, des promesses exprimées devant les lieux saints catholiques ou chez les guérisseurs. De même, les tisanes, sirops, emplâtres et autres remèdes sont souvent préparés selon un mode qui associe, de manière variable, le divin au profane. L’utilisation dans les préparations thérapeutiques de l’eau sacrée de la Vierge Noire, de fleurs recueillies devant la statue de cette même Vierge ou sur la tombe du Père Laval augmentent le pouvoir de guérison des tisanes.

De même, l’utilisation d’un multiple de 3 (qui symbolise le Père, le Fils et le Saint-Esprit ou la Trimurti, selon les interprétations et les choix religieux de chacun) dans les dosages des ingrédients de remèdes en accentue l’efficacité. C’est une certaine représentation du monde qui est ici en jeu : par leurs prières, leurs attitudes, les recours adressés aux divinités, les femmes reconnaissent, plus ou moins implicitement, l’importance du divin et son interférence dans les affaires humaines. Ce fait constitue l’un des nœuds, l’une des articulations de base de l’ensemble des pratiques, croyances et procédés thérapeutiques que j’ai pu relever.

Apparaît alors le lien entre religions et pratiques magico-religieuses. L’analyse des conduites chez nombre de mes interlocutrices souligne que le cadre d’explication relève plus chez elles de la croyance en un pouvoir thérapeutique et magique de la religion, au sens large du terme, que de la simple foi en une ou en des divinités. Peut-être ces pratiques magico-religieuses constituent-elles un des axes transversaux communs à l’ensemble des religions. Ce qui expliquerait la fluidité d’une religion à l’autre observée à La Réunion et, dans une moindre mesure, à Maurice. De tels passages s’effectuent selon la réputation d’une divinité, l’efficacité attendue d’une pratique ou d’une cérémonie. À La Réunion, l’utilisation de camphre à des fins de purification de l’espace, par exemple, se retrouve aussi bien dans les chapelles qui se disent proches de l’hindouisme, même quand elles renferment une statue de la Vierge ou de Saint-Expédit, que dans celles qui se veulent catholiques, tout en étant protégées par des feuilles de manguiers ou de lilas. Le lilas ou lilas de Perse (Melia Azedarach) fait en effet partie des végétaux sacrés de l’hindouisme. Il purifie l’espace et éloigne les mauvais esprits. Si ces pratiques religieuses ou magico-religieuses sont étroitement liées à la maladie, l’interprétation des représentations et des conduites familiales qui s’y rapportent ne peut être réduite à la recherche d’une nosologie populaire associée, par une recherche des causes, à la religion ou aux pratiques religieuses.




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