Chez les
Shipibo-Conibo, l’odeur du sang de la parturition est souvent considérée plus
prégnante et nuisible (cóshi jánšho) que celle du sang menstruel, puisqu’elle
mélange le sang de l’homme (le sperme) et celui de la femme. En conséquence,
plusieurs onányabo soutiennent qu’il n’est pas possible de cumuler les rôles
d’onánya et de sage-femme.
Ainsi,
quoique l’onánya Justina puisse déjouer les odeurs pathogènes du sang
menstruel, elle évite celles de la mise au monde et qualifie la fonction de
sage-femme de dangereuse : cette dernière emmagasine la puanteur du sang,
ce qui peut l’affecter au point de requérir les soins de l’onánya. Toutefois,
une telle opinion ne fait pas l’unanimité puisque Rosa double sa fonction
d’onánya – transmise par son père – par celle de sage-femme, léguée
par sa mère. Alors que Rosa considère le sang menstruel néfaste pour sa
pratique chamanique, elle ne semble pas du même avis lorsqu’il s’agit du sang
de l’accouchement : sa défense jími jánšho pánati (littéralement :
sang/odeur de sang/protection) lui permet de résister à ce sang. Encore une
fois, cet exemple démontre comment chaque onánya détient des connaissances
propres qui le rendent invulnérable à certains phénomènes et cela à des degrés
divers, selon ses apprentissages. 26 Quoique la parturition soit habituellement
prise en charge par une sage-femme, les onányabo peuvent intervenir lors de
circonstances difficiles, tout en prenant soin de ne pas entrer en contact avec
le sang du nouveau-né. Les sorciers sont souvent tenus responsables des
avortements ou des accouchements pénibles, s’attaquant ainsi aux femmes puisque
les tabous sur le sang rendent ces cas compliqués pour les onányabo.
Par exemple,
par un sort chanté nommé mapirori, ils introduisent un serpent dans le ventre
de la victime, qui se croit alors enceinte et qui souffre d’hémorragies.
L’onánya doit défaire (choróti) ce sort pour que la femme expulse le
« fœtus-serpent ». Tout comme les onányabo, les sorciers acquièrent
leur savoir de ráo : pour nuire à l’accouchement, ils recourent à des
plantes dont la résine ou l’écorce gommeuse (mangue, caimito, pandillo, pan de
árbol, qui correspondent à des tabous alimentaires de la femme enceinte) colle
le fœtus au ventre de leur mère. Les onányabo répliquent alors par des chants
de plantes muqueuses (bícha bewá), comme la malba et le cacao39. D’ailleurs, un
chant chamanique de Justina énumère différentes entités visqueuses afin
d’attirer leurs propriétés : l’escargot femelle (nócho aínbo), l’arbre
cetico (Cecropia latifolia) et la mère de la raie (iwín tita). De même, le
chant nósha wáste se réfère à une herbe piripiri dont le nom provient d’un
poisson gluant (nósha) : par communauté de substance, l’enfant se faufile
hors du ventre de la mère comme le poisson s’échappe des mains des pêcheurs. 27
Encore une fois, ces connaissances ne sont pas exclusives des femmes : les
hommes onányabo peuvent aussi les détenir en fonction de leur apprentissage.
Ainsi, le chant qui provient de la sarigue (mašhó bewá)40 est efficace contre
l’infertilité féminine ; tout comme cet animal, la mère finit par avoir
une portée nombreuse. Le champignon (cóno), végétal qui se reproduit sans
cesse, transmet ce même pouvoir.
Puisque le savoir provient directement ou
indirectement des ráo, hommes et femmes peuvent donc l’acquérir, et ce,
indépendamment de leur sexe.
Extrait du Journal de la société des
américanistes 92-1 et 2 (2006) tome 92, n° 1 et 2
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