Comme
souvent, la rédaction d’un article continue de me trotter en tête quelques
temps après l’avoir achevé. Et en ce cas, je restais portée par la mystique de
ce poème où Shiva et Kali s’expriment «sur la terre charnelle». A chaque fois
que je relis ce texte, et peut être de plus en plus à mesure que je le relis,
je me trouve fascinée par ce qu’il dégage. Comme il le dit lui-même et à juste
titre : c’est une description de l’extase. Une extase de la destruction de
soi-même, une extase de l’annihilation.
L’extase,
une sensation de béatitude qui est par ailleurs fréquemment associée à
l’orgasme, aussi communément nommé la petite mort. C’est une idée qui n’a rien
d’original que d’associer l’amour à la mort, Eros avec Thanatos, les deux se
suivant, allant de pair... les deux étant des voies pour le paradis, pour le
nirvana (aux sens commun et religieux). Certaines représentations tantriques
montrent parfois un Shiva mourant s’unissant sexuellement à Kali.
Il y a donc
bien une idée mystique de démembrement extatique, qui se retrouve en d’autres
cultes mystiques ou à mystères : le démembrement de Dionysos par les Titans
tout en représentant une figure divine puissamment vivante, phallique, solaire
et à la fois chtonienne, inspirant la folie, poussant les bacchantes légendaires
à dépecer de leurs mains des animaux de la forêt. Il y a le démembrement
d’Osiris, auquel Isis rend la vie sans pouvoir néanmoins retrouver le phallus,
et pour qui elle dût lui en fabriquer un nouveau. C’est en s’unissant à Osiris
revenu à la vie et doté de ce nouveau phallus artificiel qu’elle conçut Horus.
On trouve une autre forme de démembrement dans le mythe de Cybèle et d’Attis,
lorsqu’Attis s’émascule pour se donner à sa déesse, celle qu’il aime. Le
premier geste d’engagement dans la prêtrise de Cybèle pour les hommes était, à
la suite d’Attis, de s’émasculer. Des chroniqueurs de l’Antiquité racontent
que ces hommes, nommés les galles, qui s’émasculaient en public, sans
anesthésie, dansaient ensuite dans l’extase de leur douleur qu’ils offraient à
leur Déesse afin de s’unir à Elle.
Ces mythes et pratiques de cultes à mystères rappellent
de manière exacerbée le lien entre extase sexuelle, souffrance extrême et mort
par annihilation de l’ego (passant par une destuction physique réelle). On
peut se demander la raison de tels mythes, et par là de telles pratiques dans
le cas de fidèles ayant cherché à se rapprocher de leur divinité par
l’imitation. Pour le plus grand nombre, ces pratiques paraissent excessives,
cruelles, malsaines, masochistes. Des pratiques à proscrire, à bannir. Voilà le
coeur du Mal que représente le paganisme, tel qu’il fut dénoncé par les théologiens
chrétiens de l’Antiquité, puis du Moyen-Âge et des siècles d’après. Et la
dénonciation d’une sorte de fascination pour le sang, le sexe, la violence et
la mort consentis dans un but mystique m’a ramené en mémoire ce débat sans fin
de l’usage du fouet dans la Wicca traditionnelle.
Toute
pratique quelque peu borderline est normalement stigmatisée et dénoncée par le
commun. Toute pratique «sale», liée aux fluides vitaux tels que le sang, le
sperme, les secrétions vaginales; toute pratique «sale» parce que menant à un
état modifié de conscience, un état extatique par ces voies : le sexe et la
douleur (la mort également, mais elle n’est alors pas physiquement recherchée
dans ce type d’expériences mystiques). Notre société encore basée sur des
racines morales judéo-chrétiennes, surtout chrétiennes en ce cas précis, ne
peut accepter une extase mystique induite par le sexe ou la souffrance.
L’extase mystique, liée à l’expérience du divin, ne peut être induite que par
une illumination, un état de béatitude réservé à quelques élus, ou à ceux qui
ont consacré leur vie à la prière et au retrait de la vie profane. Il y a bien
une notion d’extase dans la douleur, dans le cas de certains saints (surtout
des saintes d’ailleurs), recevant les stigmates du Christ et souffrant dans la
joie de l’union avec le Christ.
Et donc, il existe bien
également une notion chrétienne d’extase sexuelle dans l’illumination divine,
il suffit de jeter un oeil à la célèbre sculpture de l’Extase de Sainte
Thérèse par Le Bernin, dont le visage de la sainte exprime plus une expression
d’orgasme que de chaste béatitude divine.
Cependant, tout ceci reste
confiné au domaine des saints, donc à une exception hors de portée du commun
des mortels, et qui ne fait pas partie des canons de l’Eglise. Le Moyen-Âge
vit naître un mouvement de flagellants, lors de l’apparition de la Peste
Noire. Ces flagellants allaient de ville en ville en se flagel flagellant,
afin de se purifier du mal, se garantir contre la peste, et éventuellement
concourir à purifier toute la société du Mal. C’était un mouvement de
pénintence, et non à vocation extatique. Et quand bien même, il fut rapidement
mal vu, puis interdit. Ce type de phénomène réapparait sporadiquement dans
l’Histoire dans des moments critiques, comme lors du siège de Paris par Henri
IV, encore protestant, à la fin du XVIème siècle. Cependant, ces pratiques ne
sont pas en lien avec une quête de l’extase et servent plutôt d’exemple à ceux
qui veulent démontrer que le christianisme est une religion favorisant les
mortifications au détriment du bien-être et de la jouissance des plaisirs de la
vie.
Ainsi, pour revenir au sujet de l’usage de la
souffrance et du sexe dans la spiritualité, le mysticisme, et par là, dans la
magie, il est aujourd’hui toujours mal vu d’évoquer ces méthodes d’induction en
transe extatique. Avec la libération sexuelle, la magie sexuelle, ou des
pratiques spirituelles telles que le tantrisme, sont mieux acceptées, même s’il
reste une sorte de réserve et de méfiance, comme si ces pratiques restaient
malgré tout, et malgré tout ce que certains s’en défendront, des pratiques à
éviter, mal vues car jugées liées à des moeurs légères ou débridées. Comme s’il
y avait la saine sexualité, celle dont parlent les magazines et qui se doit
d’être à la fois libérée et restreinte à l’intimité d’un couple légitime (même
si la légitimité n’est plus forcément synonyme de mariage), une sexualité
ludique qui n’est pas destinée à sortir de ce cadre. Cependant, la libération
sexuelle a de bon que globalement, tous reconnaissent la liberté d’un tout
et un chacun de faire comme bon lui semble en ce domaine, tant que tout le
monde est adulte et consentant.
Il en va
très différamment de l’extase induite par la douleur, sans même parler de
mutilation (ceci étant déjà fermement condamné, ou du moins pas toujours bien
vu, dans l’Antiquité) ou de souffrance pouvant causer la mort. Je pense bien
évidemment ici à l’usage du fouet dans les covens wiccans dits traditionnels,
gardnériens ou alexandriens, et tous ceux qui s’adonneraient à cette pratique.
Combien de discussions se retrouvent dans les forums au sujet de cette question
épineuse du fouet. Faut-il obligatoirement en faire usage? Est-ce utile?
Efficace?... Et en fin de compte, est-ce que c’est mal? Dans ces conversations,
il est très souvent dit en faveur de l’usage du fouet qu’il ne doit servir qu’à
battre légèrement la peau de sorte de réguler la circulation sanguine et ainsi,
permettre l’induction en transe. Ceci est vrai, et est mis en avant afin de dédiaboliser
cet outil de l’Art. Mais en vérité, ceux qui usent du fouet reconnaissent
également l’usage du fouet dans le but de causer la douleur, en certains cas,
car la douleur est connue depuis longtemps pour amener à l’extase. Parce que,
tout simplement, ça marche. Les sorciers sont des gens qui ont le sens de ce
qui est pratique d’une part, et que d’autre part, ils restent des héritiers des
anciens cultes à mystères (même s’ils ne sont pas des héritiers en ligne
directe) qui connaissaient les pouvoirs de la douleur comme de l’orgasme, des
gens qui ont suivi un cheminement initiatique long et laborieux, préparant les
plus persévérants et les plus dévoués à leur quête à la révélation de secrets,
ces si connus secrets d’ordres mystiques ou de cultes mystérieux. Des secrets
qui tiennent moins en des paroles ou des objets qu’au vécu extatique qui ne
peut être que secret à ceux qui ne l’ont pas vécu.
Alors, tout
comme le fantasme a pris un sens commun dans le domaine de la sexualité, un
désir rêvé et souvent irréalisé, le démembrement et l’annihilation reste un
fantasme rêvé ou cauchemardé de notre civilisation, qui sent qu’il y a quelque
chose de fort là-dessous, mais où l’horreur se mêle à la fascination. Voilà
pourquoi nous lisons des textes comme ceux du dialogue de Shiva et de Kali avec
ce que les Anglais appellent «awe» : une forme de crainte mêlée de respect
pour une force qui nous dépasse et nous attire. Death is the Road to Awe...
C’est le titre d’une musique du film The Fountain, qui m’avait littéralement
bouleversée lorsque j’étais allée le voir au cinéma. Au passage, ce film
rappelle que les Aztèques ou les Mayas n’en pensaient pas moins au sujet de
l’extase dans l’anéantissement de soi.
Il faut nécessairement un cheminement initiatique pour
parvenir à comprendre et vouloir vivre de telles expériences mystiques (sans
conduire nécessairement à la mort), celles de l’abandon pieds et poings liés,
la vue occultée par un bandeau, l’inconfort et enfin la douleur. Je vais faire
ma trad’ cette fois-ci, mais je ne peux que reconnaître pleinement l’utilité du
fouet, de toute la rituélique des cordes et bandeaux, et ne chercherai pas à en
nier les bienfaits. Sans pour autant en faire une obession, juste au même titre
que tout le reste. On en revient aux fameuses huit voies magiques, celles qui
libèrent l’esprit et permettent la levée, le contrôle et l’envoi d’énergie, où
aucune des voies n’est plus ou moins importante qu’une autre mais où toutes
permettent de mener à cette expérience sacrée et magique : l’extase. Ce sont
des voies que chacun est libre d’emprunter ou non, sur lesquelles méditer,
puisque rien n’est jamais une obligation. Juste une voie de connaissance et de
sagesse, puisque celles-ci poussent sur les sols les plus fertiles comme les
plus arides...
LA CHRONIQUE D’HÉDÉRA
issue du Magazine Lune Bleue
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