Au-delà de la différence génétique, les êtres humains
possèdent les mêmes besoins et les mêmes désirs ou attentes et, pour en
satisfaire quelques-uns, forment des couples. Du côté gauche du lit, un homme
qui veut s'affIrmer et dont la satisfaction de certains besoins et désirs dépend
de la présence d'une femme. De l'autre côté du lit, une femme qui, elle aussi,
possède des besoins et des désirs dont la réalisation et la satisfaction
dépendent d'un homme et qui, aujourd'hui, ne veut surtout pas être dominée par
ce dernier. Chacun veut être libre, mais a besoin de l'autre. Chacun veut, avec
raison, être en couple pour satisfaire ses besoins et attentes légitimes. Le
lit restera-t-il un terrain de jeux et de repos ou deviendra-t-il une arène de
lutte? Il n'y aurait aucun problème si les besoins et désirs de chacun étaient
identiques et se présentaient dans le même ordre de priorité. En fait, ils sont
la plupart du temps identiques, mais se présentent rarement dans le même ordre
de priorité. Comment alors gérer une association si les deux partenaires
veulent être chefs et imposer leurs priorités à l'autre?
Sophie et Michel se connaissent depuis plus de 20 ans, soit
le moment de leur rencontre et de leur première phase fusionnelle. Cette phase
aboutit, deux ans plus tard, à un début de bataille rangée où chacun cherchait
à imposer à l'autre sa perception du couple. Sophie désirait plus de
"présence" de son partenaire et des moments de communication intime;
Michel refusait de faire quelque concession que ce soit ayant l'impression, ce
faisant, de se soumettre aux caprices de Sophie. Ils eurent deux enfants et
divorcèrent quelques années plus tard, continuant de se disputer pour la garde
des enfants et la pension alimentaire, tout en ayant à l'occasion des rapports
sexuels, parfois passionnés, la plupart du temps insatisfaisants.
Chacun eut des expériences amoureuses sans suite avec
différents partenaires. À chaque fois, après la période "lune de miel
", ils recréaient la même dynamique qui avait mené leur couple au divorce.
Au moment où je les rencontrai pour la première fois, après 6 ans de
séparation, ils faisaient une tentative pour reprendre la vie commune. Michel
vint à la demande de Sophie, plus ou moins convaincu de la nécessité d'une
thérapie, mais prenant conscience, après Sophie, de la répétition de leur
scénario dans leurs tentatives avortées de fonder un couple entre eux ou avec
un nouveau partenaire. Les entrevues initiales démontrèrent rapidement que pour
Sophie l'amour signifiait fusion et pour Michel que ce même amour représentait
plutôt la soumission et qu'il ne devait donc pas suffisamment aimer Sophie s'il
refusait de répondre aux attentes de celle-ci. De plus, les deux entretenaient
l'illusion que, s'ils s'aimaient vraiment, il n'y aurait pas de conflit et que
leur vie serait toujours harmonieuse.
Le couple Sophie et Michel constitue la synthèse de couples
que j'ai reçus en trente années de pratique et qui tous, ou à peu près, me
présentèrent le même scénario, scénario si justement nommé "paradoxe de la
passion" par le duo Delis et Phillis. Selon ces deux auteurs, la passion
possède en elle-même le germe de sa destruction, au même titre que manger fait
disparaître la faim et qu'il faut cesser de manger pour la retrouver. Tout
couple est aux prises avec deux forces opposées et complémentaires: le désir de
fusion et le désir d'autonomie, tel qu'illustré à la Figure 4.
Le désir de fusion et le désir d'autonomie sont deux désirs
humains fondamentaux. En fait, la dysharmonie du couple provient de la
différence d'intensité de ces besoins et de ces désirs entre les deux
partenaires. Si Michel manifestait le même désir de présence et de
communication que Sophie, ou si Sophie profitait des absences de Michel pour
satisfaire son propre désir d'autonomie, il n'y aurait jamais de nuages dans
leur ciel conjugal. Mais la réalité est tout autre. Deux personnes ne peuvent
avoir les mêmes besoins et les mêmes désirs, surtout dans le même ordre de
priorité.
En fait, tout se passe comme si chacun cherchait à changer
l'autre sans vouloir se changer lui-même. Chacun veut que l'autre s'adapte à
son style. D'autant plus, comme nous le verrons, que chacun des deux
partenaires, à cause de son immaturité émotionnelle, compte sur l'approbation
de son conjoint pour transcender son anxiété et son insécurité. Dans les
couples malheureux, cette dynamique se manifeste dans la tendance des deux
partenaires à croire que "l'ai raison, tu as tort". À l'inverse, les
membres d'un couple heureux savent qu'il a deux gagnants ou deux perdants dans
un couple, d'où la nécessité d'établir un rapport de force égal afin que chacun
y trouve son compte. Pour reprendre l'exemple du bateau, les membres d'un
couple heureux veulent former une armada plutôt que d'avoir un seul navire.
Le désir de fusion se manifeste particulièrement dans la
première étape de la relation amoureuse, la passion, moment où les deux
partenaires ont vraiment l'impression de ne former qu'Un (Un plus Un égale Un).
Cette "lune de miel" ne dure toutefois qu'un certain temps car, une
fois son besoin de fusion satisfait, l'un des deux partenaires veut recouvrer
son indépendance, son autonomie: "Je continue de t'aimer et de vouloir
m'engager avec toi, mais j'ai d'autres projets ; j'existe aussi en dehors de
toi et de nous".
D'un côté, un désir fondamentalement humain de fusion qui
nous pousse à la recherche d'un partenaire et à l'établissement d'un couple
permanent afin d'assurer la satisfaction de ce désir et d'une multitude
d'autres. D'un autre côté, un désir tout aussi fondamental d'être différent,
unique, autonome; un désir d'avoir une identité propre qui nous permet
d'exister en tantqu'autre et
désirer fusionner avec un autre. La fusion ou la passion porte donc
en elle-même le germe de sa disparition puisque lorsque satisfaite apparaît le
désir d'autonomie qui porte en lui aussi le germe de sa disparition puisque
lorsque satisfait revient alors le désir de fusion. Élizabeth Taylor et Richard
Burton illustrent très bien ce jeu de yo-yo, eux qui se sont mariés et divorcés
à plusieurs reprises.
Les couples heureux réussissent à établir un équilibre
mouvant entre ces deux forces, ces deux branches du paradoxe. Les couples
malheureux ne réussissent jamais à gérer ce paradoxe et se retrouvent
généralement avec un déséquilibre permanent dans lequel un dépendant émotif
fait face à un contre-dépendant ou un dominant. Ce déséquilibre est d'autant
plus intense et conflictuel que ces deux types de partenaires sont fusionnels
et recherchent l'approbation de l'autre pour légitimer leur perception du
couple, ce qu'évidemment l'autre refuse de faire. Il semble paradoxal de dire
que le dominant est fusionnel, puisqu'il semble s'opposer au désir de
rapprochement intime du dépendant, mais il faut comprendre que la fusion est
une tentative d'amener l'autre à agir tel qu'on le veut. On serait porté à
croire que le dépendant est fusionnel alors que le contre-dépendant ne l'est
pas, mais rien n'est plus faux car le contre-dépendant, en tenant l'autre à
l'écart, veut que l'autre soit comme lui, contre-dépendant, signe d'une
attitude fusionnelle. Un plus Un égale Un: "Je suis comme ça, tu devrais
être comme ça. Car ce n'est que comme ça que je peux être heureux. " La
fusion passionnelle, c'est vouloir soumettre l'autre et non laisser l'autre
libre.
Lorsque je demandai à Sophie et Michel, après leur avoir
présenté les principes du paradoxe passionnel, d'utiliser les deux cercles pour
illustrer leurs sentiments face à leur couple, je ne fus nullement surpris de
constater le résultat qui apparaît aux Figures 5 et 6.
Le dépendant est en attente; il a l'impression que ses
besoins et désirs ne sont jamais satisfaits et croit que c'est l'autre qui a le
contrôle. Le contre-dépendant ou dominant, quant à lui, étouffe dans la
relation; il a aussi l'impression que ses attentes ne sont pas satisfaites et
trouve son partenaire envahissant et tyrannique. Les deux éprouvent pourtant
les mêmes sentiments: ils se sentent seuls, ont l'impression de ne pas être
aimé et se posent la question s'ils aiment encore leur partenaire. Vu de l'extérieur,
le dépendant apparaît généralement comme la victime et le contre-dépendant
comme le responsable, celui qui, par mauvaise foi, ne veut pas fusionner
davantage avec son partenaire, ce qui démontre que la croyance "Amour =
fusion" est largement répandue dans la population. Pourtant, le problème
est accentué par le fait que le contre-dépendant est aussi fusionnel que le
dépendant, sinon il n'aurait pas peur de se perdre en se rapprochant de son
partenaire et en vivant une réelle intimité.
Sophie et Michel ont cru qu'ils s'étaient trompés en se
choisissant l'un l'autre et que la seule solution possible était de mettre fin
à leur couple et de trouver un autre partenaire plus présent ou moins
envahissant. Mais ils ont recréé le paradoxe de la passion avec chacun des
nouveaux partenaires parce que ce paradoxe est inhérent à la dynamique
conjugale, sauf que parfois leur position était inversée. Chacun éprouvait de
la passion pour les partenaires qui leur résistaient et étouffait avec ceux qui
voulaient au contraire s'engager rapidement, passant de la dépendance à la
contre-dépendance.
La passion a besoin de désir pour exister et, par
définition, le désir s'exprime lorsque existe un manque, car lorsque le désir
est satisfait, il disparaît. D'où la nécessité de voguer de la frustration à la
satisfaction pour que la relation puisse durer. En d'autres termes, les couples
heureux établissent un certain équilibre entre des moments de fusion et des
moments de séparation.
Établir la juste distance
Ce qu'il faut comprendre ici, c'est qu'il y a une grande
différence entre intimité et fusion. La fusion est tout sauf de l'intimité, car
l'intimité implique deux personnes différenciées. La fusion fait disparaître
les différences; elle exige la conformité. Michel et Sophie sont incapables de
véritable intimité parce qu'ils sont incapables de vivre ensemble et l'un sans
l'autre, tout comme ils seront toujours incapables de développer une réelle
intimité avec un autre partenaire, car fusionnels. C'est la principale
motivation qui les pousse à nouveau l'un vers l'autre: ils croient que, parce
qu'ils se connaissent depuis si longtemps et qu'ils n'ont pas réussi avec un
autre partenaire, c'est une preuve, sinon qu'ils s'aiment, du moins qu'ils sont
faits pour vivre ensemble, y étant parvenu pendant quelques années. Le résultat
est prévisible, car la raison essentielle de leur motivation à reprendre la vie
commune est qu'ils refusent que l'autre puisse exister en soi et pour soi et
ont constamment besoin de l'approbation de l'autre. Aucun couple ne peut vivre
harmonieusement et intimement tant et aussi longtemps que le désir de fusion
des deux partenaires cherche à asservir l'autre. Pour ce faire, il faut établir
ce que Delis et Phillips appellent la "juste distance". Cette juste
distance n'est toutefois possible qu'entre deux personnalités bien établies,
avec des frontières bien déterminées, sans toutefois être hermétiques. On peut,
à juste titre, se demander qui sont ces personnes vivant en couple et qui
réussissent à établir cette distance.
Retournons quelques instants au sein maternel. Ce que
chacun de nous a alors vécu était un état symbiotique parfait (à condition que
notre mère ait été une adulte saine et satisfaite de sa grossesse). Nous étions
logés, nourris, chauffés, bercés, cajolés (bien qu'à travers des parois
ventrales et utérines) sans que nous n'ayons à faire d'efforts. Le paradis,
quoi! Pas besoin de nous occuper de notre survie, quelqu'un d'autre le faisait
à notre place. Nous vivions alors dans un état de totale dépendance symbiotique
bienheureuse. Et puis, un jour, panique: notre mère nous expulse. Ce ne fut pas
sans douleurs réciproques. Nous avons alors vécu notre première angoisse, notre
premier traumatisme (disent les psychologues), notre première séparation, notre
première peine d'amour, notre premier rejet. Il s'agit d'observer les petits
poings crispés, les yeux et le front plissés de n'importe quel nouveau-né pour
constater la douleur de cette première rupture. Rupture toutefois nécessaire,
sinon c'est l'étouffement assuré.
Ce rejet est d'autant plus traumatisant que de la présence
de notre mère (ou père ou quelque autre substitut) dépend notre survie
physique. À la naissance, nous perdons nos frontières enveloppantes et faisons
l'expérience de l'immensité du vide: littéralement, nous avons l'impression de
tomber tout comme, lorsque nous sommes quittés, nous avons la sensation que le
sol s'ouvre sous nos pieds. Nous commençons aussi à vivre les affres de la faim
et les tensions musculaires de nos besoins à satisfaire. Mais voilà, nous
sommes complètement à la merci d'un autre. Notre survie dépend de quelqu'un
d'autre. Si cet autre ne s'occupe pas de nous, ne nous aime pas, nous allons
mourir. C'est à partir de cette sujétion que notre personnalité se développera,
d'où l'importance des premières années dans l'identité adulte. Notre premier
amour est marqué du signe de la fusion absolue, fusion que cherchent à
retrouver les personnes qui croient qu'elles ne peuvent vivre sans amour, sans
cette fusion passionnelle, pourtant signe de mort puisque la fusion émotive
signifie la perte de soi.
Heureusement, toute vie possède un instinct qui la pousse à
vivre, à rechercher le plaisir (dans la satisfaction des besoins) et à fuir le
déplaisir (provoqué par la frustration de ces mêmes besoins). Non seulement,
pour survivre, fallait-il "sortir" du ventre de notre mère, mais pour
vivre, il faut aussi apprendre à se différencier d'elle, de l'autre, et
apprendre à compter sur soi pour la satisfaction de nos besoins. Ce processus
de différenciation est nécessairement un processus d'opposition, du moins au
départ. De dépendant, nous devenons contre-dépendant pour assurer notre survie.
Ce processus prend au minimum vingt ans dans nos sociétés actuelles. L'objectif
de ce processus est d'acquérir notre indépendance, laquelle nous permet de
vivre selon nos principes personnels et nos propres règles de vie.
L'indépendance n'est toutefois pas l'étape ultime.
Contrairement aux croyances des enfants rois devenus
adultes, donc contre-dépendants, l'indépendance ou la liberté ne signifient
nullement la possibilité de faire tout ce que l'on veut, avec qui on le veut,
quand on le veut, aussi souvent qu'on le veut, avec le nombre de personnes
qu'on le veut, où on le veut et de la façon dont on le veut. Non, la liberté
implique des responsabilités et le respect de ses engagements. L'étape ultime
du processus de maturation n'est pas l'indépendance, mais bien
l'interdépendance, puisque nombre de nos besoins et désirs nécessitent la
présence et la participation active d'une autre personne pour leur
satisfaction. Nous verrons plus tard à quelles attentes légitimes doit répondre
tout couple pour devenir un couple heureux.
La dépendance et la contre-dépendance sont les deux
polarités de la codépendance. Le dépendant fait tout pour attirer l'attention
de l'autre, alors que le contre-dépendant fait tout pour se détacher de la
personne dont il dépend. La contre-dépendance n'est pas de l' indépendance, car
la personne indépendante agit en fonction d'elle-même et non en "action
vers" ou en "réaction à" une autre personne. La personne
indépendante devient capable d'intimité, laquelle nécessite évidemment une
autre personne. Ces deux personnes différenciées peuvent alors développer une
interdépendance pour l'établissement d'une relation intime et la satisfaction
d'attentes légitimes.
La véritable intimité conjugale n'est possible qu'entre
deux êtres ayant acquis leur autonomie et cette autonomie n'est possible que
chez les gens qui ont atteint la troisième étape du développement personnel et
qui se sont hautement différenciés de leurs parents et de toute autre personne.
Tout le reste n'est que fusion et confusion. Les personnes différenciées sont
capables de vivreper se, sans la croyance qu'ils ne peuvent vivre sans
l'autre (dépendance fusionnelle du nourrisson) ou en constante opposition avec
l'autre pour sauvegarder leur identité (contre-dépendance réactionnelle
adolescente anti-fusionnelle). Les personnes différenciées ne vivent pas en
autarcie, car l'un de leurs besoins est justement d'être en lien émotif avec
une autre personne tout aussi différenciée, permettant ainsi l'ouverture de soi
et l'acceptation de l'autre: "Je ne m'ouvre pas pour que tu
t'ouvres", "Je ne m'ouvre pas non plus pour que tu m'approuves",
"Je peux m'exprimer, même si tu n'es pas d'accord avec moi".
Les personnes fusionnelles ne s'ouvrent pas de peur d'être
rejetées. Elles cherchent à plaire à l'autre. Les personnes fusionnelles ne
s'ouvrent qu'à la condition que l'autre s'ouvre et les confirme dans ce qu'ils
sont ou veulent être. Les personnes fusionnelles sont les plus susceptibles
d'être malheureuses en couple, qu'elles se retrouvent dans la position de
dépendance ou de contre-dépendance, appelée aussi dominance, démontrant ainsi
que tout couple fusionnel est constamment aux prises avec une lutte pour le
pouvoir où chacun des deux partenaires cherche à prendre le contrôle émotif de
l'autre pour le rendre conforme à ses attentes. Ce qui n'est que folle
illusion.
Seules les personnes ayant développé leur indépendance
(intelligence) émotionnelle, apprivoisé leur solitude et assumé la
responsabilité de leurs besoins, y compris leur besoin d'intimité, peuvent
faire partie des couples heureux. La différenciation, ou juste distance, est la
base de l'intimité, et non la fusion.
Le couple est un organisme vivant en perpétuelle mouvance
pour toutes ces raisons.
par
YVON DALLAIRE
YVON DALLAIRE
Les Éditions Option Santé Enr., 2006
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