Les savoirs des femmes ont longtemps été
ignorés des chercheurs, ou dévalorisés, voire tout bonnement niés. Depuis
quelques décennies cependant, des organismes internationaux comme la FAO, les
Nations Unies, la Banque mondiale et l’UNESCO
tendent à les reconnaître. Une telle reconnaissance est fondamentale pour
la compréhension des sociétés de la zone Sud, qu’elles soient considérées comme
industrialisées ou en voie de développement. Cette importance des savoirs
féminins a été soulignée, notamment, par Shubhra Gururani dans un article
consacré au savoir des femmes du tiers monde :
« Affirmer que les femmes pauvres des zones
rurales possèdent un savoir-faire lié à leur mode de subsistance, à leur corps
et à leur environnement naturel, et qu’elles ont acquis une connaissance
élaborée des variétés de semences, des cultures, de l’élevage et des plantes
médicinales semble une évidence, mais ce fut comme une révélation pour les
milieux du développement et de l’information » (2002 ).
Ces
savoirs traditionnels des femmes, peut-on en parler au sujet des Mascareignes ?
Trois siècles d’histoire et de présence
commune, en des lieux initialement déserts, de femmes culturellement aussi
différentes que pouvaient l’être les arrivantes d’origines africaine,
asiatique, européenne, indienne, malgache ont, au-delà des origines et des
catégories sociales généralement définies dans la population, permis la
constitution d’un patrimoine commun, de savoirs partagés par toutes. Cette
culture commune, qui s’est fabriquée à partir des contacts entre les individus,
a probablement été consolidée par le déséquilibre numérique entre hommes et
femmes au temps de l’esclavage, puis de l’engagisme. Dans un tel contexte de
déséquilibre du ratio hommes/femmes, en effet, les échanges et les
transmissions culturelles entre femmes revêtaient une importance particulière.
Enfin, ces savoirs traditionnels des
femmes des Mascareignes, en l’occurrence, ne sont pas figés mais dynamiques,
représentatifs de l’évolution des sociétés concernées, des créations
culturelles à l’œuvre et de la complexité présente au sein de ces sociétés
jeunes, qu’il convient d’envisager davantage sous la forme d’un continuum
(Drummond, 1980) que comme une entité globale et homogène. Ce point de vue
rejoint ce qu’écrivent Marie Roué et Douglas Nakashima sur le fait que « non
seulement les savoirs autochtones sont une source primordiale d’information […]
mais également, loin d’être des savoirs immuables figés dans la tradition, ils
permettent à leurs détenteurs de se livrer à des analyses prédictives d’une
rare précision » (2002 ).
Les îles de La Réunion et Maurice ne
comptaient, au début de leur peuplement, que quelques femmes pour une majorité
d’hommes. Cet écart s’expliquait par l’économie des îles, basée sur les
plantations de café, puis de canne à sucre. Les tâches agricoles, notamment la
coupe de la canne, réclamaient en effet une force de travail masculine et, pour
les maîtres des plantations, les femmes n’avaient d’intérêt que comme
domestiques ou concubines potentielles. Toutefois, cette inégalité dans le
ratio hommes/femmes n’empêcha pas l’expansion de la population, le manque de
femmes se traduisant par de multiples et fécondes unions, comme le notent les
chroniqueurs de l’époque. Ainsi, Antoine Boucher – personnage singulier qui,
d’abord garde-magasin du Gouverneur de Villers à La Réunion, devint finalement
lui-même Gouverneur de l’île – publie en 1715 un Mémoire pour servir à la
connaissance particulière des habitants de l’isle Bourbon, portrait au vitriol
de la société de son époque, dans lequel il exagère sans doute quelque peu le
caractère « dissolu » de la vie quotidienne à Bourbon en ce début du XVIIIe
siècle.
Comme le montrent les données
historiques, ce déficit en femmes dans l’archipel des Mascareignes se retrouve,
à la fois, chez les colons, les esclaves et, par la suite, les travailleurs
engagés. Un tel déficit est certainement, pour partie, à l’origine de la
constitution des solidarités féminines, et il se reflète en particulier dans
les stratégies de transmission des savoirs, où le rôle joué, de femme à femme,
par ces solidarités, est constamment prépondérant.
Responsables de la maisonnée, la leur et
souvent, jusqu’au milieu du XXe siècle, celle du maître chez qui elles sont
employées, présentes lors de la naissance et du développement des enfants, tour
à tour accoucheuses, nourrices, infirmières et guérisseuses, à l’interface du
monde des maîtres et de celui des esclaves, les femmes sont porteuses d’une
part importante des savoirs traditionnels. Nombre de ces savoirs – liés au
corps, à la maternité, aux enfants, à l’utilisation de certains végétaux –
étaient en effet souvent transmis de femme à femme. Les plantes connues
pouvaient être abortives, ou destinées à faciliter l’accouchement, ou encore
utilisées pour le traitement des maladies infantiles. Ainsi, m’explique à La
Réunion Marie-Ange, 96 ans, à propos des végétaux aux propriétés abortives : Ah
ben, les plantes pour faire revenir les règles, ça, c’était une affaire de
femmes. Un homme ne s’en serait pas mêlé ! . À Maurice, où l’interruption volontaire
de grossesse est encore interdite aujourd’hui, Raïssa, 35 ans, raconte que, la
voyant déprimée par une grossesse non désirée et survenue dans un contexte
familial difficile, l’une des ses amies lui avait conseillé de se faire une
tisane à base d’ananas et de thym vert.
Dès les débuts du peuplement des îles,
la médecine savante occidentale, ce qu’on appelle aujourd’hui la biomédecine ou
médecine occidentale moderne, est présente, et son rapport avec les matrones,
accoucheuses traditionnelles et concurrentes potentielles, est conflictuel.
Outre les femmes elles-mêmes, suspectées
de mettre fin à leur grossesse, ce sont à cette époque les matrones qui sont
montrées du doigt et jugées responsables. D’autant plus qu’elles appartiennent
le plus souvent à la catégorie des esclaves, et que le fait d’être en mesure de
mettre les enfants au monde leur donne un statut et un pouvoir qui dérangent
parfois les propriétaires des plantations. En effet, lors des accouchements de
leurs compagnes, ceux-ci se retrouvent en situation de demande face à une femme
qu’ils considèrent habituellement comme inférieure. Le 20 janvier 1715, à la
suite de dénonciations, une ordonnance est promulguée à La Réunion qui enjoint
aux « filles, veuves et femmes dont le mari serait absent » de déclarer leur
grossesse. Dans le cas où celle-ci ne débouche pas sur une naissance et que «
leur fruit ait disparu », les femmes, tant libres qu’esclaves, « seraient
punies de mort ». Bien que les diverses accusations n’aient eu aucune suite,
tant dans les journaux de l’époque qu’auprès des médecins, les matrones étaient
déjà, dans bien des cas, les coupables idéales.
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