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lundi 9 mars 2015

LE SAVOIR ANCESTRAL DES FEMMES





Les savoirs des femmes ont longtemps été ignorés des chercheurs, ou dévalorisés, voire tout bonnement niés. Depuis quelques décennies cependant, des organismes internationaux comme la FAO, les Nations Unies, la Banque mondiale et l’UNESCO  tendent à les reconnaître. Une telle reconnaissance est fondamentale pour la compréhension des sociétés de la zone Sud, qu’elles soient considérées comme industrialisées ou en voie de développement. Cette importance des savoirs féminins a été soulignée, notamment, par Shubhra Gururani dans un article consacré au savoir des femmes du tiers monde :

 « Affirmer que les femmes pauvres des zones rurales possèdent un savoir-faire lié à leur mode de subsistance, à leur corps et à leur environnement naturel, et qu’elles ont acquis une connaissance élaborée des variétés de semences, des cultures, de l’élevage et des plantes médicinales semble une évidence, mais ce fut comme une révélation pour les milieux du développement et de l’information » (2002 ).

Ces savoirs traditionnels des femmes, peut-on en parler au sujet des Mascareignes ?

Trois siècles d’histoire et de présence commune, en des lieux initialement déserts, de femmes culturellement aussi différentes que pouvaient l’être les arrivantes d’origines africaine, asiatique, européenne, indienne, malgache ont, au-delà des origines et des catégories sociales généralement définies dans la population, permis la constitution d’un patrimoine commun, de savoirs partagés par toutes. Cette culture commune, qui s’est fabriquée à partir des contacts entre les individus, a probablement été consolidée par le déséquilibre numérique entre hommes et femmes au temps de l’esclavage, puis de l’engagisme. Dans un tel contexte de déséquilibre du ratio hommes/femmes, en effet, les échanges et les transmissions culturelles entre femmes revêtaient une importance particulière.

Enfin, ces savoirs traditionnels des femmes des Mascareignes, en l’occurrence, ne sont pas figés mais dynamiques, représentatifs de l’évolution des sociétés concernées, des créations culturelles à l’œuvre et de la complexité présente au sein de ces sociétés jeunes, qu’il convient d’envisager davantage sous la forme d’un continuum (Drummond, 1980) que comme une entité globale et homogène. Ce point de vue rejoint ce qu’écrivent Marie Roué et Douglas Nakashima sur le fait que « non seulement les savoirs autochtones sont une source primordiale d’information […] mais également, loin d’être des savoirs immuables figés dans la tradition, ils permettent à leurs détenteurs de se livrer à des analyses prédictives d’une rare précision » (2002 ).

Les îles de La Réunion et Maurice ne comptaient, au début de leur peuplement, que quelques femmes pour une majorité d’hommes. Cet écart s’expliquait par l’économie des îles, basée sur les plantations de café, puis de canne à sucre. Les tâches agricoles, notamment la coupe de la canne, réclamaient en effet une force de travail masculine et, pour les maîtres des plantations, les femmes n’avaient d’intérêt que comme domestiques ou concubines potentielles. Toutefois, cette inégalité dans le ratio hommes/femmes n’empêcha pas l’expansion de la population, le manque de femmes se traduisant par de multiples et fécondes unions, comme le notent les chroniqueurs de l’époque. Ainsi, Antoine Boucher – personnage singulier qui, d’abord garde-magasin du Gouverneur de Villers à La Réunion, devint finalement lui-même Gouverneur de l’île – publie en 1715 un Mémoire pour servir à la connaissance particulière des habitants de l’isle Bourbon, portrait au vitriol de la société de son époque, dans lequel il exagère sans doute quelque peu le caractère « dissolu » de la vie quotidienne à Bourbon en ce début du XVIIIe siècle.

Comme le montrent les données historiques, ce déficit en femmes dans l’archipel des Mascareignes se retrouve, à la fois, chez les colons, les esclaves et, par la suite, les travailleurs engagés. Un tel déficit est certainement, pour partie, à l’origine de la constitution des solidarités féminines, et il se reflète en particulier dans les stratégies de transmission des savoirs, où le rôle joué, de femme à femme, par ces solidarités, est constamment prépondérant.

Responsables de la maisonnée, la leur et souvent, jusqu’au milieu du XXe siècle, celle du maître chez qui elles sont employées, présentes lors de la naissance et du développement des enfants, tour à tour accoucheuses, nourrices, infirmières et guérisseuses, à l’interface du monde des maîtres et de celui des esclaves, les femmes sont porteuses d’une part importante des savoirs traditionnels. Nombre de ces savoirs – liés au corps, à la maternité, aux enfants, à l’utilisation de certains végétaux – étaient en effet souvent transmis de femme à femme. Les plantes connues pouvaient être abortives, ou destinées à faciliter l’accouchement, ou encore utilisées pour le traitement des maladies infantiles. Ainsi, m’explique à La Réunion Marie-Ange, 96 ans, à propos des végétaux aux propriétés abortives : Ah ben, les plantes pour faire revenir les règles, ça, c’était une affaire de femmes. Un homme ne s’en serait pas mêlé ! . À Maurice, où l’interruption volontaire de grossesse est encore interdite aujourd’hui, Raïssa, 35 ans, raconte que, la voyant déprimée par une grossesse non désirée et survenue dans un contexte familial difficile, l’une des ses amies lui avait conseillé de se faire une tisane à base d’ananas et de thym vert.

Dès les débuts du peuplement des îles, la médecine savante occidentale, ce qu’on appelle aujourd’hui la biomédecine ou médecine occidentale moderne, est présente, et son rapport avec les matrones, accoucheuses traditionnelles et concurrentes potentielles, est conflictuel.

Outre les femmes elles-mêmes, suspectées de mettre fin à leur grossesse, ce sont à cette époque les matrones qui sont montrées du doigt et jugées responsables. D’autant plus qu’elles appartiennent le plus souvent à la catégorie des esclaves, et que le fait d’être en mesure de mettre les enfants au monde leur donne un statut et un pouvoir qui dérangent parfois les propriétaires des plantations. En effet, lors des accouchements de leurs compagnes, ceux-ci se retrouvent en situation de demande face à une femme qu’ils considèrent habituellement comme inférieure. Le 20 janvier 1715, à la suite de dénonciations, une ordonnance est promulguée à La Réunion qui enjoint aux « filles, veuves et femmes dont le mari serait absent » de déclarer leur grossesse. Dans le cas où celle-ci ne débouche pas sur une naissance et que « leur fruit ait disparu », les femmes, tant libres qu’esclaves, « seraient punies de mort ». Bien que les diverses accusations n’aient eu aucune suite, tant dans les journaux de l’époque qu’auprès des médecins, les matrones étaient déjà, dans bien des cas, les coupables idéales.

EXTRAIT DU LIVRE : http://www.amazon.fr/Savoirs-femmes-M%C3%A9decine-traditionnelle-Rodrigues/dp/9232041979

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