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lundi 23 mars 2015

LA TERRE DES FEMMES



Des savoirs qui semblent régresser…

La période qui entoure la naissance est le lieu, par excellence, des savoirs des femmes. Gardiennes des savoirs traditionnels, celles qui, pendant longtemps, ont accompagné la grossesse des femmes et la naissance des enfants ont aujourd’hui tendance à se faire moins nombreuses, quand, comme à La Réunion, elles ne disparaissent pas purement et simplement, ce qui met fin, avec elles, à des générations de transmissions de connaissances féminines. Comme nous l’avons vu plus haut, à La Réunion, depuis le début des années 80 et le passage d’un accouchement à domicile à l’accouchement en milieu hospitalier, les matrones n’exercent plus. Seules quelques-unes, très âgées, se souviennent encore du rôle qui était le leur au sein de la société et des solidarités féminines. À l’île Maurice, le nombre des dayi, accoucheuses traditionnelles, tend à diminuer très vite en raison des progrès extrêmement rapides du système de soins et des modifications du suivi de la grossesse des femmes, qui tend à se médicaliser de plus en plus. Seules certaines, encore en exercice, continuent à accompagner les femmes durant leur grossesse et à se charger du suivi de la mère et de l’enfant après sa naissance. À Rodrigues en revanche, le système médical et hospitalier n’étant pas encore aussi développé que sur les deux autres îles, les femmes-sages, comme on les nomme souvent, poursuivent leur tâche et ont la plupart du temps reçu une accréditation du Gouvernement mauricien.

Habituellement choisies parmi les femmes âgées de la communauté, ou parce qu’elles avaient déjà enfanté plusieurs fois, elles étaient jadis formées par des aînées, par une consœur désireuse de prendre sa retraite, par une tante, une cousine ou leur propre mère. Le rôle de ces femmes au sein de la société apparaissait particulièrement important. Elles se trouvaient au centre des réseaux féminins de solidarité familiale, des réseaux qui, depuis la régression de leur nombre et de leurs responsabilités, tendent à disparaître (La Réunion) ou à diminuer fortement (Maurice et Rodrigues), laissant la place aux querelles familiales, aux jalousies porteuses, notamment, d’accusations de sorcellerie en cas de problème ou d’accouchement difficile.

Comme en Europe, la terre des femmes, celle où l’on plantait un arbre à la naissance d’un enfant, celle dans laquelle étaient enterrés les placentas des nouveau-nés, devenait terre des hommes. Dans leur ouvrage sur le passage d’un accouchement traditionnel à l’accouchement médicalisé au Québec, Francine Saillant et Michel O’Neill parlent d’une « désappropriation des femmes de la naissance de leur enfant » (1987). Mais les femmes n’ont pas, pour autant, abandonné leurs traditions. Habituées par l’histoire à être minoritaires et à se battre pour conserver leurs savoirs, elles ont appris à les cacher, à se faire discrètes. Une forme de résistance, sans doute, mais qui traduit aussi un conflit interne. Quelle que soit l’île concernée, une double attitude apparaît, associée à un double discours. La première attitude, reflet de la société actuelle, est celle où les femmes, majoritairement, disent ne plus rien savoir des connaissances traditionnelles, qu’elles qualifient d’anciennes, d’oubliées, de superstitions. Dans un premier temps, elles affirment recourir strictement à la seule biomédecine. Puis, à mesure que le temps passe, que la communication se fait plus aisée, amicale même, elles reconnaissent une certaine honte vis-à-vis des pratiques traditionnelles, mais aussi, paradoxalement, une fierté devant des usages spécifiques aux Mascareignes qu’elles connaissent et pratiquent.

La honte peut sans doute se comprendre comme un produit de l’histoire de la colonisation, comme la réaction de femmes qui ont toujours été dominées. Par les hommes d’abord, les sociétés de Maurice et Rodrigues, et de La Réunion à un moindre niveau, étant nettement patriarcales. Mais aussi par la prédominance ancienne du modèle européen, vu, tout au long de l’histoire, comme l’idéal vers lequel il fallait tendre. Aujourd’hui, ce modèle est remis en cause, à Maurice d’abord, et de plus en plus à La Réunion, par la montée de l’influence indienne, qui se constitue en modèle alternatif.

Loin d’être figés en une sorte de « matrimoine » qui n’évoluerait pas, les savoirs des femmes se trouvent au cœur de divers processus de résistances et d’ajustements par rapport à la modernité. Ces savoirs se transforment sous le coup des influences qui s’exercent, de l’intérieur de la société elle-même comme de l’extérieur, des apports exogènes fournis par les médias ou relayés par les professionnels de la santé. La modernité et les bouleversements que celle-ci entraîne dans ces savoirs sont d’abord conditionnés par les modifications du contexte épidémiologique et de ce que l’historien Mirko Grmek (1983) définissait comme pathocénose. En effet, à partir des années 60 à La Réunion, et un peu plus récemment à Maurice, le contexte médical a changé de manière radicale. Les affections jusqu’alors les plus fréquentes – maladies infectieuses et parasitaires – ont sensiblement diminué, les médecins se font plus nombreux, les recours possibles se sont diversifiés, notamment à Maurice avec le développement, déjà mentionné, de la médecine chinoise et, plus récemment, de la médecine ayurvédique. À La Réunion, des centres de PMI (protection maternelle et infantile) se sont développés. L’accent est mis par les pouvoirs publics des différentes îles sur les problèmes de santé publique. Parallèlement, l’accès à l’information s’est répandu dans tous les milieux sociaux, surtout par le biais de la télévision (récente à Rodrigues, où la généralisation de son accès date seulement des années 80).

En quelques décennies à peine, les femmes se sont trouvées confrontées à une accumulation de conseils, d’informations diverses, qui vont parfois dans le sens des savoirs traditionnels, telle l’injonction médicale du repos durant la grossesse, et sont parfois en contradiction avec eux, comme, par exemple, le fait de se lever juste après l’accouchement alors que prévalait un interdit qui allait jusqu’à quarante jours. Ces diverses influences ont évidemment eu des répercussions sur les savoirs des femmes, même si le recours aux plantes se maintient et si la médecine traditionnelle reste le moyen le plus économique de se soigner. Les savoirs et conduites spécifiques au corps et à la maladie tendent à se transformer. Auparavant ordonnée autour d’un axe de cohérence prévention-thérapie, lui-même associé à la recherche d’un équilibre des humeurs, qui correspondait à un contexte épidémiologique et sanitaire précis, la tradition est réorganisée sur la même base, avec une exploitation de la connaissance des simples acquise au cours des générations mais dont les finalités s’adaptent aux besoins thérapeutiques propres au contexte épidémiologique présent.

On note ainsi que, à la suite de la quasi-disparition de la lèpre dans les Mascareignes, peu de tisanes sont préparées de nos jours pour le traitement de cette maladie, alors que cette affection et ses traitements étaient à maintes reprises signalés par de Cordemoy (1895) et Daruty (1886). De la même manière, si, dans les années 1950, divers remèdes étaient préparés contre les vers, ces traitements se justifiant à l’époque par le nombre particulièrement élevé d’enfants polyparasités, les tisanes contre les vers, quoique encore présentes, se font plus rares de nos jours. En effet, le contexte sanitaire a évolué et les enfants ne sont plus atteints par les vers comme ils l’étaient au milieu du siècle dernier. En revanche, nombreuses sont les femmes interrogées qui déclarent préparer des infusions afin de traiter le stress, qu’il soit la conséquence du travail ou de la vie quotidienne.




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