Il est malaisé d’effectuer de façon
nette la différence entre guérisseuse et tisaneuse. Il semble que celle-ci
réside dans le mode d’apprentissage de sa fonction par l’individu : les savoirs
des tisaneuses sont transmis par le biais de canaux inter- ou transgénérationnels,
par des pairs, des membres de la famille ou des proches. Il n’en va pas de même
pour les guérisseuses. Celles-ci, qui sont souvent en même temps tisaneuses,
déclarent avoir reçu leurs connaissances sous la forme d’un don, dont l’origine
est fréquemment attribuée à un ancêtre (le don est alors transmis de génération
à génération) ou à une divinité, que celle-ci soit chrétienne (la Vierge Marie,
saint Michel, saint Expédit, sainte Rita) ou hindoue (Mariamen , Petiaye ). Un
don généralement vécu comme une charge, contraignant la personne qui en est
dépositaire à soigner ses semblables et qui concerne la plupart du temps des
affections comme les brûlures ou les dartres. Des constantes se retrouvent
aussi dans la manifestation et la découverte du don.
Celui-ci survient d’ordinaire à la suite
de prières destinées à demander la guérison, la future guérisseuse faisant le
serment de rendre la grâce qui lui serait faite. Les tisaneuses et les
guérisseuses qui préparent les remèdes sont sollicitées par la population, hors
du « circuit » classique de la médecine occidentale moderne, soit en amont, le
recours au docteur étant envisagé quand le remède traditionnel s’avère
inopérant, soit en aval quand le « docteur ne peut rien ». Les médecins ne sont
pas tenus au courant des démarches des familles, en raison, disent les
interlocutrices, de leur méconnaissance de certaines « maladies créoles » et de
la peur du jugement qu’ils seraient susceptibles de porter. À La Réunion, de
nombreux tisaneurs (dont une majorité de femmes) sont présents tous les jours
sur tous les marchés de l’île, ainsi qu’à certains emplacements connus de tous,
comme au pied de l’horloge à eau de Bois-Court dans les Hauts du Tampon ou
encore chez certains bazardiers .
Les végétaux sont vendus soit bruts,
sous forme de morceaux d’écorce ou de paquets de feuilles, soit déjà
conditionnés et au poids. Il est à noter que, depuis quelques années, divers
pharmaciens également herboristes ajoutent une caution scientifique à
l’utilisation des végétaux en intégrant à leur rayon de parapharmacie un
certain nombre de préparations traditionnelles. À Maurice, même si, de fait, ce
sont souvent les femmes qui sélectionnent les végétaux, des tisaneurs hommes
sont présents sur les marchés de Port-Louis et de Rose-Hill.
Les préparations qu’ils vendent sont des
compositions de plantes prêtes à utiliser et déjà dosées, la vente
s’accompagnant de conseils thérapeutiques et de préparation. À Rodrigues,
certains végétaux d’usage courant, comme la menthe, le petit basilic ou l’ayapana,
sont vendus sur le marché de Port-Mathurin. Cependant, il ne semble pas y avoir
de tisaneur sur cette île, au sens qu’a ce terme à La Réunion ou à Maurice. Le
mot de tisaneur (tisanèr), quand il est employé à Rodrigues, paraît devoir être
assimilé à celui de remédyèr et désigner la catégorie ultime en termes de
technicité, celle qui qualifie à la fois les tradipraticiens et les leveurs de
sorts. La préparation de tisanes complexes est alors associée à un ensemble
thérapeutique composé de remèdes à base de végétaux, de prières (catholiques
essentiellement) et de passes . Il est à noter que, dans la société
rodriguaise, fortement patriarcale, des femmes exercent cette fonction en
raison de leurs savoirs liés aux plantes. Il est donc nécessaire de distinguer
plusieurs catégories de détentrices de savoirs. À La Réunion, Annick exerce la
fonction de guérisseuse. Atteinte il y a plusieurs années d’un cancer avec
métastases, elle était condamnée par les médecins. Son mari partit au cimetière
implorer ses propres parents, qui, de leur vivant, étaient guérisseurs, afin
qu’ils rendent la santé à son épouse, en jurant de faire construire une
chapelle si sa femme guérissait. Annick parle d’un rêve qu’elle a eu :
J’étais
sortie de l’hôpital pour le week-end et on était partis au cimetière prendre
des plantes sur la tombe de son papa. Le soir, un autre rêve, très fort, vint
alors que j’avais l’impression de m’être juste endormie : je sentais quelqu’un
en train de faire des passes sur mon ventre. Une femme. Pas des mains d’homme,
des mains de femme. Et je me suis mise à penser à sa maman. Parce que sa maman,
elle avait un don, elle faisait des passes, des passes de dartres. Je sentais
une chaleur dans mon ventre, c’était incroyable. J’étais en train de dormir
mais, pour moi, c’est comme si j’étais réveillée. Alors, j’ai fait deux rêves
comme ça, mais ça n’a jamais été aussi fort. À partir de ce rêve-là, j’ai bu un
peu de tisane, j’ai pris mon bain. Et puis, le lundi, je suis rentrée à
l’hôpital et là, plus rien, comme si je n’avais rien eu. Le docteur m’a demandé
ce qui s’était passé, où les taches, qui étaient, trois jours avant, visibles
sur la radio, étaient passées. Il ne comprenait pas… Alors, je suis rentrée à
la maison et la chapelle a été montée tout de suite. […] J’ai fait des
contrôles, mais les années ont passé et je n’ai vraiment plus rien. Et pendant
la maladie, j’ai aussi fait des neuvaines 64. J’ai été aidée par les docteurs,
mais quelque chose qui était bien plus fort encore m’a aidée… Ce que j’ai vécu,
je ne peux pas le raconter à tout le monde, je ne le raconte pas, sinon vous
savez comment sont les gens…
Depuis cet épisode de guérison, Annick
assiste son mari, Gilbert, devenu lui aussi guérisseur (il est, lors des
cérémonies, possédé par l’esprit de son père défunt). Dans ce cas précis, c’est
la mère de Gilbert, belle-mère d’Annick, qui semble, en étant intervenue pour
accélérer sa guérison, lui avoir transmis un don de guérison. Dans d’autres
cas, ce don s’accompagne de la capacité à déterminer l’origine du mal. La
personne concernée n’est plus alors uniquement tisaneuse ou guérisseuse, elle
est aussi susceptible de deviner l’origine du mal, en particulier dans les cas
de suspicion d’attaque sorcellaire. À Rodrigues, c’est le cas de Lisette, chez
qui le don n’est pas attribué à une transmission par un ancêtre. Pour cette
femme, fervente catholique pratiquante, Dieu lui-même lui a conféré ses
capacités :
Moi, j’ai été
malade pendant sept ans. J’ai eu ma ménopause, mais pas vraiment comme tout le
monde, j’étais vraiment bien malade. Alors ensuite, le Bon Dieu est venu. Il
m’a donné le don. Quand j’ai commencé à être guérie, là, le Bon Dieu a commencé
à me montrer des herbes. Ma tête brûlait. Il m’a donné quatre herbes pour que
je guérisse. C’est le Bon Dieu qui me dit les herbes. Quand je fais bouillir de
l’herbe, c’est que le Bon Dieu m’a dit de les ramasser. C’est pour ça que les
docteurs m’envoient des gens parfois, parce que je travaille avec le Bon Dieu.
Et avec ma main, quand je passe ma main et que je fais une croix avec mon
pouce, ça guérit. Je pose la main à un endroit, je marque, je
fais la croix. Le Bon Dieu me donne beaucoup de vie, il me soutient. Pour
l’hémorragie, pour les pertes blanches des dames, je fais bouillir sept herbes
et je les guéris. Si une personne vient avec sa maladie, je prie et, là, je
sais quelle tisane il faut faire. Et pour me remercier, les gens me donnent des
fleurs, des images saintes pour décorer ma chapelle. Tous ceux que je guéris,
dans les rêves, j’ai les noms des plantes. Il y a deux mois, j’ai rêvé de votre
venue. C’est parce que je travaille avec Dieu. J’ai une sœur religieuse, et moi
je travaille avec Dieu. J’ai été malade pendant sept ans et, quand j’ai été
guérie, j’ai été obligée de guérir les autres
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