Les Européennes étaient, pour la plupart, d’origine modeste. Parfois,
prostituées dans les villes portuaires, elles y étaient embarquées de force.
Les unes et les autres possédaient des savoirs issus des campagnes françaises,
faits de représentations du corps et de la maladie, de conseils thérapeutiques,
de recettes issues des médecines populaires de l’ancienne France, telles que la
médecine des humeurs, la médecine des semblables ou la médecine des signatures.
La première était issue de la théorie hippocratique des humeurs, qui
considérait la maladie comme une conséquence de la rupture de l’équilibre des
humeurs : sang, lymphe, bile et atrabile. Cette théorie, présente dans les
campagnes françaises jusqu’au milieu du XXe siècle, et qui perdure encore partiellement,
préconisait notamment de rééquilibrer ces humeurs par l’ingestion de
préparations, tisanes et décoctions. Elle favorisait également le recours à
diverses substances organiques (entre autres, l’urine) ou à des procédés
mécaniques (l’utilisation de sangsues ou l’application de ventouses destinées à
faire circuler le sang). La médecine des semblables, elle aussi présente en
Europe depuis la Renaissance, voire plus anciennement encore, considérait qu’un
mal devait être traité par son équivalent. Il fallait ainsi remplacer le sang
perdu lors de l’accouchement par du vin (conduite signalée au début du XXe
siècle à La Réunion et à Maurice), porter une tête de taupe autour du cou pour
favoriser la percée des dents chez le bébé (une dent de requin orne toujours le
cou de certains bébés réunionnais et un fait similaire m’a été signalé par une
mère rodriguaise).
La médecine des transferts de maladie remonte elle aussi à la
Renaissance. Elle procède par transfert de la maladie d’un corps dans un autre.
On la retrouve dans diverses conduites sur les trois îles : coller un petit
morceau de papier humecté de salive sur le front de l’enfant qui a le hoquet
afin que celui-ci passe dans le papier ; plaquer contre sa tête des feuilles de
ricin 65 pour que la maladie passe dans le végétal ; de manière, semble-t-il,
spécifique à La Réunion, placer un jeune poulet ouvert sur la fontanelle de
l’enfant souffrant d’une très forte fièvre afin que celle-ci soit transférée
dans le corps de l’animal. Une médecine villageoise influencée par la médecine
ayurvédique Les savoirs villageois qu’avaient apporté avec elles aux
Mascareignes les femmes originaires de petits villages du sud de l’Inde étaient
hérités d’une forme populaire de la médecine ayurvédique, qui est la médecine
savante de l’Inde. Celle-ci est en fait peu éloignée de la médecine européenne
des humeurs puisqu’elle comprend « trois humeurs : la bile, le flegme et le
vent ou pneuma, entre lesquelles l’équilibre définit la santé » (Zimmermann,
1989).
Cet auteur précise que les maladies typiques de la côte de Malabar sont
« la fièvre paludéenne et toute la rhumatologie, que les médecins ayurvédiques
rangent sous la rubrique des maladies “dues au vent” », assez proches de
l’ensemble des affections regroupées sous le terme générique de fréchèr
(fraîcheur) à Rodrigues – ce qui, comme on le verra plus loin, ne signifie
nullement que la nosologie populaire en
usage sur cette île soit directement liée à la médecine d’origine indienne. « Aux
rhumatismes qui dominent dans cette région indienne de très fortes moussons,
répondent les remèdes composés à base de cocktails d’épices. » (ibid., p. 15).
De ces savoirs originaires de l’Inde, les femmes des Mascareignes ont conservé
de nombreux usages, dont celui de l’eau de riz contre la diarrhée, des épices,
tel le safran, comme antiseptique ou dans les préparations contre la grippe ou
la toux, des clous de girofle pour les maux de dents.
Malgré l’absence de recherches anthropologiques analogues qui auraient
été conduites à Madagascar auprès des femmes, on peut émettre l’hypothèse d’une
théorie proche de celle des humeurs dans les savoirs des femmes malgaches
venues peupler les Mascareignes. Bodo Ravololomanga relève chez les Tanalas de
l’est de la Grande Île des représentations qui font état de risques associés à
un déséquilibre thermique et à des oppositions chaud/froid (1991 -1992). Ainsi
les femmes doivent-elles absolument éviter tout refroidissement durant leur
grossesse, quitte à accompagner chaque repas de riz d’un bouillon chaud de brèdes,
un terme générique qui, dans les Mascareignes, désigne diverses variétés de
feuilles cuites, souvent consommées en bouillon ou fricassée. Dans la médecine
ayurvédique, comme d’ailleurs dans la théorie hippocratique des humeurs, on
note la présence de représentations du chaud et du froid, en même temps que
l’importance du maintien d’un équilibre thermique du corps.
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