À côté des savoirs spécifiques à la
naissance, la transmission de ceux qui sont liés au corps ou aux plantes
passait à l’intérieur d’une même famille, de manière verticale, de mère à
fille, de grand-mère à petite-fille, de sœur aînée à cadette (ayant la responsabilité
de ses cadets, la sœur aînée était souvent considérée comme une seconde mère)
ou encore, sur la base de l’alliance, de belle-mère à bru. Ainsi à Maurice,
Natacha, 35 ans, mère de trois enfants à Terre Rouge, raconte l’importance du
lien qui l’unit à sa mère et les conseils qu’elle lui a donnés lors de la
naissance de ses bébés. Des conseils essentiellement d’ordre thérapeutique,
liés à la préparation des tisanes, aux soins à donner aux tout-petits : Ma mère
m’a donné beaucoup de conseils. C’était surtout pour me soigner ou pour mes
enfants. Elle me disait par exemple que, pour traiter le mal de dos, celui
qu’on a après l’accouchement, je devais prendre 60 gouttes d’huile de moutarde,
la faire chauffer en y ajoutant 2 ou 3 gousses d’ail écrasées et me frotter le
bas du dos avec ça pendant 6 semaines… et aussi d’autres choses pour la
constipation des bébés ou pour faire sortir les glaires quand ils sont malades.
À La Réunion, Reine-Claude, 31 ans, deux enfants, dit avoir appris beaucoup de
sa belle-mère :
Ma
belle-mère, elle m’a donné beaucoup de conseils sur la grossesse, les suites de
couches, comme « faut pas marcher pieds-nus ». Tout ça, je ne le savais pas.
C’est elle qui me l’a appris et j’ai pris ça comme un bien précieux. Elle me
disait de ne pas m’asseoir sur le pas de la porte parce que, sinon, le cordon
ombilical risquait de s’enrouler autour du cou de mon bébé. Elle m’a dit aussi
que, quand on est enceinte, il ne faut pas aller dans un cimetière, faire
attention à ce que personne ne vous passe par-dessus le corps parce que ça
empêche l’accouchement ; ne pas retourner le pilon parce que, si quelqu’un vous en veut, il
retourne le pilon et ensuite vous n’accouchez pas. Alors, quand je faisais la
vaisselle, je faisais bien attention, mais c’était surtout la première fois,
après, on a l’habitude. Enfin, on sait jamais. De toute façon, ça peut pas nous
faire de mal.
Ces transmissions de savoirs pouvaient
se faire aussi au sein d’un même groupe social, entre amies, dans l’habitation
ou sur la plantation, de la maîtresse à l’esclave ou l’employée, ou bien, dans
le sens contraire, de l’employée à la maîtresse de maison. Ou encore, de
manière horizontale, entre pairs lors des regroupements féminins liés aux
grandes lessives, aux fêtes religieuses, villageoises (par exemple, à une
période plus récente, lors des fancy fair de Rodrigues). Ou plus simplement
encore, depuis quelques décennies, au travers des discussions entre filles à
l’école. Enfin, il ne faut pas négliger le rôle des nourrices (nénènes à La
Réunion, Maurice et Rodrigues), qui élevaient les enfants des maîtres comme les
leurs et leur transmettaient souvent une partie de leurs propres savoirs. En
général, ces enfants considéraient leur nénène comme un membre de la famille,
voire une seconde mère. On peut citer, à titre d’exemple, l’homme politique
français d’origine réunionnaise Raymond Barre, qui n’était pas rentré au pays
depuis de nombreuses années et qui, arrivant dans l’île en 1978, déclara à la
presse que sa première visite serait « pour sa vieille nénène ». Quand la
transmission se faisait de maîtresse à employée, celle-ci acquérait des codes
culturels qui lui étaient jusque-là étrangers et venaient s’ajouter à ceux
qu’elle possédait déjà. Le père Souchon, prêtre de la paroisse de l’Immaculée à
Port-Louis, sur l’île Maurice, se souvient ainsi que, dans son enfance durant
les années 30, des conseils étaient donnés chez les Franco-Mauriciens par la
maîtresse de maison à la nourrice des enfants. Ces conseils étaient complétés
par diverses conduites :
J’ai connu dans ma propre famille les
nourrices de certainement deux de mes sœurs. Moi, j’étais plus grand mais je
n’oublierai jamais qu’il fallait qu’elles mangent la même chose que nous.
C’était parce qu’il fallait qu’elles donnent du bon lait à mes sœurs. Alors, on
leur servait la même chose que ce qu’on mangeait à table. Elles venaient
nourrir mes sœurs et on leur donnait à manger en même temps. Alors, j’ai 80 ans
et ça, c’était dans les années 30.
Dans l’ancienne France aussi, on croyait
que la nourriture absorbée par la nourrice passait dans le lait et affectait le
caractère de l’enfant (Loux, 1978). Dès lors, lui donner à manger une
nourriture identique à celle de la famille, comme cela se pratiquait, visait
sans doute à améliorer son alimentation, mais surtout à garantir que son lait
ne soit pas produit à partir de son régime habituel de femme de condition
modeste, à la peau noire le plus souvent. La nourrir comme on nourrissait la
famille avait pour objectif d’éviter que l’enfant ne « prenne » les caractères,
tant phénotypiques que sociaux, de celle qui l’allaitait. Favorisant
l’acquisition de normes européennes de médecine et de puériculture chez des
femmes d’origine africaine, indienne ou malgache, elles-mêmes porteuses de
savoirs liés à leurs origines, de tels conseils ont vraisemblablement influencé
les processus de créations culturelles originales. À l’inverse, il était assez
fréquent que les employées, porteuses de savoirs liés aux plantes et à la
nature, renseignent les maîtresses, souvent ignorantes des usages possibles des
végétaux. Le cas semble s’être produit notamment pour les petits maux de la vie
quotidienne ou ceux liés à des situations particulières : grossesse,
accouchement, coliques des enfants, maladies infantiles bénignes. Ce type
d’échange a permis la constitution et la diffusion d’un patrimoine commun à
toutes les couches de population, indépendamment de l’origine et de
l’appartenance sociale des femmes. Les transmissions qui s’opéraient au sein
d’un même groupe social concernaient aussi, parfois, la manière de garder un
époux
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