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samedi 28 mai 2016

Hyperféminité, la nouvelle insolence


Se faire une bouche sensuelle, porter des jupes moulantes et des talons aiguilles, est-ce forcément se transformer en femme-objet ? Méfions-nous des idées reçues.



Avec les courbes de pin-up de Scarlett Johansson, le glamour sexy d’Angelina Jolie, l’exquise silhouette de Carla Bruni, pas de doute, la féminité qui fait vendre et fantasmer semble s’être débarrassée de son androgynie. Recalé le basique de bon aloi, les demi-teintes chic mais fades… Partout, la différence des sexes crève les yeux. Nous préparerait-on en douce le retour d’une mode femme-objet, sous couvert d’une glorification des mythiques années 1950 ? Pas si sûr car, plus que jamais, dans le domaine de la mode, de l’image de soi, les apparences sont trompeuses. « Cette hyperféminité est une interprétation tout à fait nouvelle de la féminité rétro, décrypte Vincent Grégoire, défricheur de tendances pour le cabinet Nelly Rodi. Les codes féminins traditionnels sont outrés, parfois jusqu’à la caricature. Cette façon d’affirmer “Je suis une femme” se fait de manière ludique et très second degré. »
Toujours suspectée de se réduire au rang de femme-objet, la femme qui use des codes classiques de la féminité – mettre en valeur les caractères sexuels de sa personne – est coupable d’avance. Coupable d’entretenir ou de réveiller le machisme primaire des hommes, d’entrer en rivalité avec les autres femmes, et de réduire ainsi à néant des décennies de luttes féministes. Pas facile d’assumer son envie d’être regardée avec désir, de susciter des fantasmes sans pour autant agir dans sa vie privée et sociale comme une irresponsable. Marianne, 43 ans, conseil juridique dans l’immobilier, vient de s’offrir une jupe à motifs léopard. Elle envisage de la porter avec des collants noirs, un petit pull moulant noir et du rouge à lèvres bien rouge. « La totale ! » dit-elle avec un éclat de rire.
C’est dans cette pointe d’insolence ravie que se situe la différence entre les hyper féminines d’aujourd’hui et celles d’hier. En cinquante ans, féminisme et individualisme ont changé le rapport des femmes à leur corps et à leur image. Obligées d’être offensives dans le monde du travail pour faire valoir leurs droits, elles ont dans un premier temps adopté les codes sociaux masculins des apparences, puis ont évolué vers une féminité douce, androgyne, avant de se réapproprier une féminité sexuée. Mais, à la différence des pin-up sexy des années 1950, les « femmes femmes » de 2009 ne sont pas prêtes à renoncer à leurs acquis et à leur indépendance. Pour nombre d’entre elles, l’hyperféminité est avant tout une façon de se plaire à soi.

Un parfum de rébellion
Flore, 42 ans, comptable, a définitivement quitté les jeans il y a un an. « Après une vie passée en pantalon, j’ai eu envie de robes légères, de talons, de petites vestes. Je me maquillais à peine, maintenant, je ne sors plus sans mon rouge à lèvres. Je trouve qu’en vieillissant le look naturel accentue le manque de fraîcheur, alors que le côté pimpant, “jolie madame”, redonne de la séduction sans faire “fausse jeune”.
Et puis, la mode féminine met en valeur le corps des femmes. » La philosophe Isabelle Quevall voit d’ailleurs dans cette tendance une réaction contre « l’idéal ducorps parfait, sportif et diététique ». Pour elle, il s’agit de prendre le corps tel qu’il est, de l’accessoiriser plutôt que de le transformer. « Si cette mode parle aux jeunes femmes, poursuit- elle, c’est peut-être qu’elles ne veulent pas marcher sur les traces de leurs mères, qu’elles ont toujours vues courir, se peser, se priver, angoisser au sujet de leur poids. » Des hanches, des fesses et des seins ronds, cela est très loin (et c’est un euphémisme) d’être un handicap pour Scarlett Johansson, qui arrive régulièrement en tête des sondages de la femme la plus sexy du cinéma.
Jouer à l’hyper-femme ? Une posture que les jeunes générations adoptent d’autant plus facilement qu’elles s’amusent avec leur image comme leurs parents jouaient aux jeux de société. Anna, 16 ans, rêve de trouver aux puces un manteau léopard et de vrais escarpins vernis. Cette fan d’Amy Winehouse et de Dita Von Teese ne veut surtout pas avoir le look maternel, « trop neutre » –comprendre, évidemment : pas assez sexy et terne. L’excès de féminité pour s’affirmer et rivaliser avec sa mère ? Rien d’étonnant à l’adolescence, l’âge des résurgences oedipiennes.

Une prise de pouvoir

Si l’hyperféminité peut avoir une fonction libératrice, elle est aussi révélatrice d’un certain malaise identitaire. Dans ce désir d’afficher des signes sexuels sans équivoque, la psychanalyste Isabel Korolitski lit un désarroi du moi : « Il y a un aspect déguisement assez infantile, qui m’apparaît comme l’expression d’un “faux self ”2 plutôt que comme la manifestation d’un vrai désir. Tout se passe comme si ce moi était confondu avec l’image, le rôle. Le moi idéal a pris la place de l’idéal du moi : lorsque l’on obéit à des codes, même si l’on prétend en jouer, on se prive de la possibilité de chercher et d’exprimer sa singularité. »

Pour la psychanalyste, Madonna illustre à la perfection cette féminité de surface : « Dans cette mode très sexuée, on se prend soi-même pour un objet de désir, l’autre est absent, ou au mieux spectateur. De manière générale, dans toute panoplie qui outre les caractères sexuels, la personne disparaît derrière le personnage.
Une femme qui se sent bien dans sa féminité n’a pas besoin de se déguiser. » La psychologue Maryse Vaillant enfonce encore le clou : « Ce look, quand il est excessif, cumule l’agressivité masculine et les indices de la féminité tels qu’ils ont été définis par les hommes. Autrement dit, l’hyperféminité affichée est une façon de prendre le pouvoir en occupant tous les rôles. C’est plutôt un aveu de méconnaissance de soi et une façon de ne pas faire de place à l’autre. »

À la recherche de la différence

A DÉCOUVRIR


Ce que les Américains nomment le regendering, la « réaffirmation des genres sexuels », annonce peut-être une nouvelle façon pour les femmes et les hommes d’entrer en relation. « Je reçois de nombreuses trentenaires à la recherche d’hommes à la masculinité assumée, ni androgynes ni féminins, constate Isabel Korolitski. Elles attendent d’eux qu’ils vivent leur masculinité comme elles vivent leur féminité : en revendiquant leur diff érence tout en respectant l’altérité et l’égalité. En soulignant leur féminité, en la sexualisant, dans la rue, dans le monde du travail, c’est comme si elles disaient : “Je veux un ‘vrai’ homme, comme je suis une ‘vraie’ femme.” »
À ces nouvelles représentations de la féminité répondent, en miroir, des hommes qui réinvestissent une certaine masculinité. Deux couples illustrent cela à la perfection : Monica Bellucci et Vincent Cassel d’une part, Angelina Jolie et Brad Pitt d’autre part. Deux femmes hyperféminines que l’on devine fortes, deux hommes hypermasculins que l’on devine sensibles. L’image est séduisante. La réalité est probablement, et heureusement, plus complexe. Car c’est dans la complexité des rôles et l’ambivalence des désirs que féminité et masculinité se redéfiniront, loin des caricatures.

" « L’époque est à l’autocréation » "

A lire :


- Le Corps aujourd’hui, d'Isabelle Queval (Gallimard,“Folio essais”, 2008)
- Entre soeurs, une question de féminité, de Maryse Vaillant et Sophie Carquain (Albin Michel, 2008)

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