Chacune détient un rôle, des savoirs particuliers, de la femme enceinte
qui prépare sa tisane rafraîchissante à la mère de famille qui fait bouillir la
tizan tanbav, de la tisaneuse sollicitée afin de préparer un sirop contre la
toux, parce que le médicament du docteur ne suffit pas, au dévinèr ou au
traitèr qui sera consulté si, malheureusement, les symptômes persistent. Un tel
système pourrait sembler figé. Mais il n’en est rien. Diverses modifications et
réinterprétations existent, liées aux transmissions culturelles et conséquences
des apports exogènes. L’utilisation des plantes évolue, selon leur fréquence
dans la nature et leur efficacité observable. Ainsi, à Rodrigues, certainement
influencées par l’excellent travail d’information fourni par la Mauritian
Wildlife Foundation, plusieurs jeunes femmes nous ont dit ne plus utiliser certains
végétaux, par exemple le café marron, végétal qu’elles remplacent, pour les
recettes de tisanes, par un composant plus facile à trouver dans la nature et
aux effets équivalents. De nouvelles plantes sont « testées » par les
tisaneurs.
Noélla, tisaneuse et détentrice d’un don, ramasse en forêt et teste de
nouvelles simples à partir des réactions des « mouches à miel » [abeilles] : si
celles-ci se détournent d’une plante, c’est qu’elle est toxique, qu’il ne faut
pas la ramasser ; si, au contraire, elles s’en approchent, c’est que le végétal
est comestible. Il ne faut pas négliger non plus l’influence des modes, telles
qu’elles sont notamment véhiculées par les médias, en particulier la
télévision. La mode de l’utilisation de l’aloès dans les crèmes de beauté et
dans les préparations pharmaceutiques a eu diverses répercussions dans la
population : à Rodrigues, il y a parfois confusion entre le terme scientifique
Aloe vera et le végétal correspondant au terme vernaculaire aloès. D’autres
personnes, plus averties, font d’elles-mêmes une correspondance entre l’aloès
de la pharmacie et le mazambron. On a signalé à Maurice de nombreux vols de
pieds d’aloès dans les jardins, les végétaux dérobés étant revendus à la
sauvette aux abords du marché de Port-Louis.
De la maladie à traiter à la demande de grâce adressée à une divinité
en cas de problème grave, la religion est omniprésente dans les données
recueillies sur les trois îles des Mascareignes. Liée à l’interprétation de
chaque événement, bénéfique ou maléfique, elle s’avère inséparable de
l’ensemble des savoirs féminins, même lorsque ceux-ci semblent ne concerner que
le rapport au corps, aux plantes ou à la préparation de tisanes.
Chaque composante des conduites familiales et thérapeutiques peut en
effet être associée à une autre qui voit se rejoindre les religions en
présence. Les protections sont reliées à des lieux sacrés ou à des cérémonies
religieuses, devant la Vierge Noire de la Rivière des Pluies à La Réunion ou à
proximité de la tombe du Père Laval à Maurice. Quand les personnes concernées
pratiquent l’hindouisme, la pratique religieuse peut être la marche dans le
feu, le cavadee, des promesses exprimées devant les lieux saints catholiques ou
chez les guérisseurs. De même, les tisanes, sirops, emplâtres et autres remèdes
sont souvent préparés selon un mode qui associe, de manière variable, le divin
au profane. L’utilisation dans les préparations thérapeutiques de l’eau sacrée
de la Vierge Noire, de fleurs recueillies devant la statue de cette même Vierge
ou sur la tombe du Père Laval augmentent le pouvoir de guérison des tisanes.
De même, l’utilisation d’un multiple de 3 (qui symbolise le Père, le
Fils et le Saint-Esprit ou la Trimurti, selon les interprétations et les choix
religieux de chacun) dans les dosages des ingrédients de remèdes en accentue
l’efficacité. C’est une certaine représentation du monde qui est ici en jeu :
par leurs prières, leurs attitudes, les recours adressés aux divinités, les
femmes reconnaissent, plus ou moins implicitement, l’importance du divin et son
interférence dans les affaires humaines. Ce fait constitue l’un des nœuds,
l’une des articulations de base de l’ensemble des pratiques, croyances et
procédés thérapeutiques que j’ai pu relever.
Apparaît alors le lien entre religions et pratiques magico-religieuses.
L’analyse des conduites chez nombre de mes interlocutrices souligne que le
cadre d’explication relève plus chez elles de la croyance en un pouvoir
thérapeutique et magique de la religion, au sens large du terme, que de la
simple foi en une ou en des divinités. Peut-être ces pratiques
magico-religieuses constituent-elles un des axes transversaux communs à
l’ensemble des religions. Ce qui expliquerait la fluidité d’une religion à
l’autre observée à La Réunion et, dans une moindre mesure, à Maurice. De tels
passages s’effectuent selon la réputation d’une divinité, l’efficacité attendue
d’une pratique ou d’une cérémonie. À La Réunion, l’utilisation de camphre à des
fins de purification de l’espace, par exemple, se retrouve aussi bien dans les
chapelles qui se disent proches de l’hindouisme, même quand elles renferment
une statue de la Vierge ou de Saint-Expédit, que dans celles qui se veulent
catholiques, tout en étant protégées par des feuilles de manguiers ou de lilas.
Le lilas ou lilas de Perse (Melia Azedarach) fait en effet partie des végétaux
sacrés de l’hindouisme. Il purifie l’espace et éloigne les mauvais esprits. Si
ces pratiques religieuses ou magico-religieuses sont étroitement liées à la
maladie, l’interprétation des représentations et des conduites familiales qui
s’y rapportent ne peut être réduite à la recherche d’une nosologie populaire
associée, par une recherche des causes, à la religion ou aux pratiques
religieuses.
EXTRAIT
DU LIVRE : http://www.amazon.fr/Savoirs-femmes-M%C3%A9decine-traditionnelle-Rodrigues/dp/9232041979
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