sur le masculin-féminin, façonneront votre
carrière…
La
structure de leur système de parenté avait déjà été décrite chez des Indiens
d’Amérique du Nord, les Omahas. Dans un système omaha, on appelle « frères » et
« sœurs » les enfants nés des frères de son père et des sœurs de sa mère. «
Neveux » et « nièces » les enfants des sœurs de son père, comme s’ils étaient
d’une génération en-dessous. « Mon oncle » et « ma mère » les enfants du frère
de sa mère. Il s’ensuit qu’un homme appelle « neveux » et « nièces » les
enfants de ses sœurs, mais aussi des sœurs de son père et de celles de son
grand-père paternel, comme si toutes ces
femmes étaient d’une génération inférieure à la sienne. Ce fut le début de mon
interrogation.
Pour la
jeune ethnologue que j’étais, ce système posait des questions cruciales sur le
choix du conjoint : il impose tant d’interdictions que ce choix semble sans
cesse repoussé ailleurs, plus loin. Vous ne pouvez épouser personne dans des
pans entiers des lignées qui vous ont précédé, et je me demandais comment il
était encore possible de se marier dans ces conditions. J’ai donc mené des
enquêtes généalogiques approfondies, sur trois villages, que j’ai ensuite
traitées par informatique. C’était la première fois qu’on faisait ça : il
s’agissait d’ordinateurs gigantesques et primitifs, à Orsay, où un ingénieur
traduisait mes données en langage Fortran. Mais ça a marché et cette recherche,
qui a duré pas moins de vingt ans, m’a valu une médaille d’argent au CNRS.
La
pensée humaine, dites-vous, est entièrement fondée sur le fait qu’il y a deux
sexes…
C’est
une idée désormais admise en anthropologie : à l’origine de l’humanité, il y a
des centaines de milliers d’années, notre pensée a émergé de l’observation de
la différence sexuée. Nos ancêtres étaient en effet confrontés à une énigme :
pourquoi les hommes n’ont pas la capacité de se reproduire à l’identique, alors
que les femmes enfantent des filles, mais aussi des garçons ? Cet immense mystère
a pris fin au xviiie siècle, quand on a découvert les ovules et les
spermatozoïdes et qu’il a fallu en conclure à la coresponsabilité. Jusque-là,
toutes les théories du monde expliquaient l’enfantement comme une « cuisson » :
l’homme enfournait dans la femme une graine d’humain, l’utérus servant
uniquement de « marmite » où le nouvel être « cuisait » pendant le temps de la
grossesse.
Et ce
mystère-là a été plus déterminant pour notre psyché que tous les autres qui
assaillaient les humains ?
Oui,
parce que se reproduire était vital. Il fallait s’approprier des femmes pour
avoir des enfants. Ce sont toujours les femmes qui ont été échangées entre
hommes ; nulle part les femmes n’échangent des hommes entre elles. Il s’agit de
la conséquence sociale d’un système cognitif.
Beaucoup
pensent pourtant qu’une humanité matriarcale a précédé notre actuelle humanité
patriarcale.
Cette
idée complètement fausse est partie, au xixe siècle, d’un raisonnement du
sociologue suisse Johann Bachofen : il trouvait logique qu’à l’origine on ait
vénéré les femmes, puisque c’étaient elles qui enfantaient. Il imaginait
qu’ensuite, vers le Néolithique, il y a dix mille ans, le pouvoir masculin
avait renversé l’ordre des choses. En réalité, les humains, hommes et femmes
réunis, ont dès le départ considéré que les hommes semaient les enfants dans
les femmes – avec sans doute l’aide des dieux, des génies ou des ancêtres. Sous
toutes les latitudes, la culture transmise a ainsi réduit les femmes à l’état
de simples réceptacles qu’il fallait s’approprier.
Vous
écrivez quelque part : « La valence différentielle des sexes pourrait être
désespérante, mais elle ne l’est pas vraiment. » Qu’est-ce que ça veut dire ?
«
Valence » est un mot-valise que j’ai emprunté à la chimie pour exprimer
la double idée de valeur et de balance. Cela veut dire que les cultures
humaines ont toujours considéré les valeurs attachées au masculin comme
supérieures aux valeurs attachées au féminin. A partir d’une conception erronée
de l’engendrement, nous avons bâti des systèmes qui se sont transmis. Mais
depuis deux siècles, nous savons que ce ne sont pas les hommes qui mettent les
enfants dans les femmes, même si on continue à le suggérer, en parlant de la «
petite graine que papa met dans le ventre de maman » – maman a aussi une petite
graine qui se mélange avec celle de papa ! Si je ne trouve pas cela
désespérant, c’est qu’il s’agit d’une construction humaine que nous pouvons
donc démonter et remplacer. Tout ce qui a été créé par l’esprit peut être
changé par l’esprit. Mais deux siècles, c’est court. Les soubassements de nos
mentalités évoluent très lentement.
Que
penser des théories du genre, pour qui cette « erreur initiale de jugement » a
déterminé jusqu’aux différences physiques entre hommes et femmes, qui ne seraient
en fait que le fruit d’une sélection culturelle ?
Nos
apparences morphologiques sont naturelles, mais jusqu’à un certain point. Il
est exact qu’on a mieux nourri les hommes que les femmes, de la préhistoire à
nos jours, et que cela a modelé nos corps. C’est un phénomène à considérer sur
250 000 ans. Dans certaines régions, les femmes sont privées des nourritures
les plus « échauffantes », riches en protéines, quand elles sont enceintes, car
cet excès de chaleur porterait préjudice aux enfants qui doivent « cuire à feu
doux » dans leur chaudron utérin. En Afrique, on dit que si l’enfant est porté
à feu trop fort, il naît albinos ! Et cela continue, même en France. Pendant
des années, des jeunes femmes m’ont dit : « Je croyais bien faire en donnant plus
de viande à mon fils qu’à ma fille. » Quand j’étais petite, en Auvergne, mes
grands-tantes ne s’asseyaient jamais à table et elles mangeaient ce que les
hommes leur laissaient.
Ces
traitements ont progressivement conduit, non pas à des morphologies différentes,
mais à des amplitudes de taille et de poids plus favorables aux hommes. On en
est arrivé à penser qu’il était préférable qu’une femme soit plus petite que
son mari. Il est donc vrai que les cultures ont fabriqué nos corps, et cela de
façon d’autant plus regrettable que plus les femmes sont menues, plus elles
accouchent difficilement : beaucoup y ont laissé leur vie et leurs enfants en
ont pâti. Cela s’est donc fait au détriment de toute l’espèce.
Aujourd’hui,
je trouve dommageable la peur de ceux qui s’imaginent qu’on va enseigner à
l’école que les garçons et les filles sont semblables. Il faut simplement
comprendre que la cognition a eu sur notre espèce un impact social beaucoup
plus fort que ce que nous croyons. Que nous soyons différents ne veut pas dire
que nous sommes inégaux, ni que les uns sont supérieurs aux autres.
Dans un
monde idéal, l’enfantement ne devrait-il pas faire des femmes des êtres « supérieurs » ?
Non :
dans un monde idéal, tel que le rêvaient sans doute les humains des origines, les
femmes enfanteraient des filles et les hommes des garçons. Des mythes africains
racontent d’ailleurs que Dieu a créé deux espèces différentes, les hommes et
les femmes. Mais un jour, ils se sont rencontrés, ont eu des rapports sexuels.
Cela a fort déplu à Dieu qui les a contraints à vivre ensemble et, comme
c’étaient les hommes qui avaient suscité la rébellion, leur aptitude à enfanter
leur a été retirée.
Pensez-vous
que le XXIe siècle sera celui des femmes ?
C’est
aller un peu vite en besogne. Les choses bougent, mais cela prendra plus de
temps. En 1995, le Bureau international du travail avait calculé qu’au rythme
où les choses évoluent depuis le début de l’ère industrielle, la parité
professionnelle parfaite serait atteinte au bout de 475 ans. Vingt ans plus
tard, il nous reste 455 ans à tirer – ou plutôt à lutter ! Mais nous sommes sur
la bonne voie. De plus en plus d’hommes estiment que, pour que la société
fonctionne, il leur faut rejoindre la pensée féministe. Pour d’autres, ce mot
est cependant presque devenu une insulte. Pour moi, non. Il prend juste en
compte la moitié de l’humanité ! Et cette marche conjointe, de femmes et
d’hommes main dans la main, pour atteindre l’égalité, me paraît évidemment
bonne. Ce qui me paraît regrettable, c’est qu’aujourd’hui on laisse croire aux
jeunes filles que tout est réglé : l’obligation politique de parité, le droit
de vote, celui de travailler, de prendre la pilule ou d’avorter… il n’y aurait
plus rien à faire. C’est seulement quand elles entrent dans la vie active et la
maternité, que les femmes se rendent compte de la réalité des barrages qui leur
sont opposés. Le degré de motivation et de mobilisation féministe suit donc une
courbe qui, très basse chez les jeunes filles, monte brusquement vers la
trentaine.
Aujourd’hui,
le mouvement d’émancipation connaît des reculs, par exemple en Espagne…
Même si
des lois anti-IVG sont votées, je pense que le mouvement est irréversible et
que, tôt ou tard, d’autres lois viendront effacer ces reculs momentanés. Il
faut regarder le cheminement au long cours, sans trop s’affoler des péripéties
en dents de scie.
Ces
derniers temps, la cause féministe a retrouvé des accents post-68, avec les
Pussy Riots et les Femen. Que pensez-vous de ces activistes venues de l’Est ?
Elle
sont remuantes mais utiles pour faire prendre conscience, à leur manière, de
l’absence d’égalité dans le monde. J’apprécie qu’elles renouent, intuitivement,
avec des traditions que j’ai rencontrées dans des ethnies africaines où, pour
faire honte à des hommes (leurs maris ou leurs fils), les femmes ouvrent
publiquement leur pagne devant eux, pour leur rappeler d’où ils sont sortis.
Jusqu’où
peut-on espérer la vraie égalité ?
Il faut
s’entendre. On peut finir par obtenir une égalité structurale, c’est-à-dire
admettre que différence ne signifie pas hiérarchie. Mais supprimer la notion de
hiérarchie est une autre histoire. Car nous, humains, avons une spécificité par
rapport aux autres mammifères : la néoténie, autrement
dit le fait que nous naissons prématurés et demeurons longtemps dépendants de
nos parents – et même de plus en plus longtemps de nos jours.
C’est
le « syndrome Tanguy »...
Cela
veut dire que pendant leurs 15 à 20 premières années, les petits humains
connaîtront toujours l’autorité et la dépendance, affective et nourricière.
Nous avons donc, gravée en nous, l’idée même de hiérarchie – celle qui fait que
les parents sont « supérieurs » aux enfants. Dans la « valence différentielle
des sexes », tout se passe comme si les hommes naissaient avant les femmes :
Adam, par exemple, apparaît toujours avant Eve ! Je crois qu’on arrivera un
jour à l’égalité homme-femme, mais on ne supprimera pas notre attachement à la
hiérarchie. A cause de la néoténie.
Mais
cette néoténie, en rendant le petit humain longtemps malléable, est ce qui rend
possible la culture et la transmission !
Exact,
mais en même temps, elle grave en nous la propension à l’obéissance. Il est
donc vraisemblable que de nouvelles hiérarchies vont apparaître, fondées sur
d’autres choses que le sexe.
Selon
vous, la hiérarchie serait donc un obstacle à la suite de notre évolution ?
Oui.
Les seuls qu’elle ne bloque pas dans leur épanouissement sont les créateurs,
ceux qui arrivent à voler de leurs propres ailes, immergés dans leurs idées
neuves, échappant à toutes les tutelles, qu’il s’agisse des parents, des
maîtres, des gouvernants ou des patrons. Souhaitons donc que nos descendants
soient de plus en plus créateurs !
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