Qu’est-ce que la “féminité” ? Mille
facettes, mille visages que chacune s’approprie ou réinvente sur un fond de
qualités commun. Plus de normes ni de modèles : chacune aspire désormais à
trouver son propre chemin.
La féminité… Perla
Servan-Schreiber se souvient des mises en garde qu’elle suscita lorsqu’elle
choisit pour titre à son livre : La Féminité, de la liberté au bonheur. C’était en 1990. Aujourd’hui, le mot ne fait
plus peur. Toutes celles à qui nous avons demandé : "Qu’est-ce que c’est
pour vous être une femme ?" l’ont employé spontanément. La féminité est au
cœur de leur histoire, de leur expérience quotidienne, de leurs sentiments. Une
manière de dire comment elles vivent et se vivent, une manière de nommer leurs
peurs, leurs doutes, leurs plaisirs et leurs aspirations. Ensemble ou
séparément, chacune n’a parlé que pour elle, sans jamais prétendre à
l’universel. Des hésitations, des contradictions, des confusions, il y en a eu.
La réponse à la question posée appelle, pour soi-même, bien des interrogations.
Mais de ce concert de voix singulières se sont élevées des lignes de force qui
parlent aussi bien de conflits et de culpabilités, que de désir, de liberté et
de bonheur.
Une identité choisie
Premier constat : elles
paraissent loin de tout débat idéologique. La vie leur importe plus que les
concepts. Ce sont les mêmes – c’est-à-dire toutes ! – qui parlent
d’"identité féminine" et acceptent néanmoins le postulat suivant :
"Etre une femme, c’est d’abord être ce que je suis sur mes papiers
d’identité : un individu de sexe F" (Pauline). Mais cette caractéristique
ne leur suffit pas à faire d’une femme… une femme. Elles voient dans la
différence sexuelle un paramètre parmi d’autres. Pourtant, pour Catherine
Clément, philosophe, essayiste et romancière, qui a écrit avec Julia Kristeva Le Féminin et le Sacré, "la sexuation biologique, le flux
menstruel et la possibilité d’avoir des enfants constituent les seuls critères
de définition universelle de la féminité. L’identité féminine, elle, n’est pas
donnée, c’est un choix". Nous dirons donc qu’elles ont choisi d’être
femmes en tout et pour tout.
Seconde adhésion massive
: elles ont en majorité de 30 à 50 ans, et soulignent de leur témoignage le
moment. "A part l’égalité des salaires et la représentation politique, on
a tout obtenu, dit Véronique. Quel boulot en cinquante ans ! Aujourd’hui, on a
tout et tous les choix." Nathalie Heinich (dans Etats de femme, l’identité
féminine dans la fiction occidentale, Gallimard) sociologue, cite l’un de ses confrère allemand,
Norbert Elias : "La plus grande révolution dans toute l’histoire des
sociétés occidentales aura été, au cours du XXe siècle, l’accession des femmes
à une identité qui leur soit propre, sans plus être celle de leur père ou de
leur mari." Et elle commente ainsi ce changement de configuration :
"Avant, on était l’épouse et la mère, la maîtresse ou la gouvernante. On
était dans la fécondité et la cohésion familiale, la séduction ou le savoir, et
le dévouement. Maintenant, on peut être tout à la fois. Et on se sent souvent
tenu de “réunir” les qualités de celles que j’appelle la première, la seconde
et la tierce."
L’attachement maternel
Aucune de nos causeuses, en effet, ne s’est
présentée en disant d’abord : "Je suis mariée" – aucune n’a dit non
plus qu’elle était célibataire. Mais elles ont tout de suite précisé leur place
dans la maternité. La grande affaire que celle-ci ! Qu’elles aient des enfants,
n’en veuillent pas ou hésitent à "en faire", toutes insistent sur
leur "liberté de choix" et la lente maturation "d’un désir
longtemps différé". Elles parlent d’"aboutissement",
d’"accomplissement à avoir fait ce pour quoi j’étais faite", mais
rappellent qu’il ne s’agit plus d’une "fonction obligatoire" ni de la
"répétition d’un vieux schéma".
Margaret, qui doute encore, exprime clairement
l’intention de ces femmes qui appartiennent à un milieu ouvert. "Je me
dis, voilà une expérience qui nous est offerte, pourquoi ne pas la faire
?" Celles qui l’ont vécue l’assimilent sans peine à la "ligne de
clivage", l’"expérience fondatrice" décrite par Catherine
Clément. "Il y a vraiment un avant et un après" (Dominique) ;
"Tu franchis une frontière" (Véronique). Ce passage ouvre, pour
toutes, un pays mystérieux où s’éprouve cet "absolu de l’attachement maternel",
dont parle encore Catherine. Pour Véronique, "on ressent une émotion qui
n’est comparable à rien d’autre", et pour Claudine, "un amour sans
mesure, un au-delà de l’amour".
En même temps s’exprime un sentiment aigu de responsabilité, "que le temps, disent-elles, n’effacera pas" : "Quand tu mets un enfant au monde, explique Véronique, tu sais que tu es sa mère pour toujours. C’est comme si tu signais un partenariat à vie avec ton p’tit loup."
Le sens du sacré
C’est cette capacité à donner la
vie et à enchaîner les générations qui, pour Catherine Clément, fondent les
femmes dans l’être et dans la durée. "Elles sont très proches de la vie et
de la mort, et elles savent accueillir le sacré. Il y a une porosité du corps
féminin au sacré. Parce qu’il est creux et accueillant ? Sans doute. Sans doute
aussi par cette capacité qu’ont les femmes à fabriquer du somatique avec du
psychique. Je pense aux phénomènes de transe que j’ai observés en
Afrique."
Certaines ont clairement
conscience de cette "disposition" au sacré. Quelques-unes se sont "senties
traversées" par des impressions, voire des prémonitions. Toutes veulent,
avec ferveur, "donner une âme" ou "donner de la vie" à ce
qu’elles font. Elles mettent "de la chair" et "du don" dans
le moindre domaine de leur activité. Dans la cuisine : "J’aime me sentir
mère nourricière. Maintenant, j’adore mixer, triturer, inventer… Et, surtout,
offrir cette nourriture aux autres" (Véronique). Dans leurs relations :
"Je sers toujours de passerelle, entre mon mari et mes enfants, mes
enfants et mes parents, etc. Je fais constamment le lien." (Elisabeth).
"Je sais qu’on apprécie mes dîners. Pour moi, il s’agit seulement de
susciter des rencontres vivantes dans une atmosphère chaleureuse"
(Dominique). Dans leur approche du réel, plus des trois quarts croient à
"l’intuition", qu’elles ne jugent nullement incompatible avec la
capacité des femmes à conceptualiser : "ça dépend simplement de ta forme
d’intelligence et de son champ d’application" (Aurélie) ; "On a
dressé les hommes à se comporter en pointeurs de haute précision. Ils repèrent,
ils circonscrivent et ils piquent droit. Le regard des femmes, lui, embrasse
tout sur 360 degrés" (Dominique). Et dans l’expression de leurs idées :
"Quand j’écris, j’ai l’obsession du concret, du perceptible" (Pauline,
approuvée par Elisabeth et Sabine) ; "Mes mots, je veux qu’ils aient une
couleur et une odeur" (Dominique).
La frivolité, un privilège nécessaire
On voit bien, et elles le
revendiquent, que beaucoup de choses passent par les sens et par le corps –
"ce corps intense et fuyant" (Catherine Clément), qui sait se faire
source d’information et mode d’expression. Mais il devient vite objet de doute
lorsqu’il se fait objet du désir – doute et désir… d’évidence, l’un ne marche
jamais sans l’autre. Aucune – pardon, une peut-être – ne m’a paru poser en
majesté dans une "désirabilité" sans faille ni éclipse.
Qu’elles soient sûres, ou un peu
moins, de leur "féminité", toutes ont besoin d’en donner la preuve et
d’en recevoir l’assurance. La preuve, d’abord : elle se fait par la parure, le
maquillage, la mise en scène de leur corps et de leur visage. "La
“frivolité” est perçue comme un plaisir nécessaire, un privilège dont les
femmes auraient bien tort de ne pas user quand elles l’ont", dit Catherine
Clément. L’assurance ensuite : elles la trouvent dans leur miroir ("J’ai
besoin de me sentir séduisante pour moi-même", dit Aurélie) ; dans
"les réflexions flatteuses des copines" ; et, surtout, dans le regard
des hommes. Pauline : "Je me sens femme quand je mets des chaussures de
fille pour aller retrouver Alfonso." Véronique : "Si je ne me fais
pas siffler dans la rue le matin, j’ai l’impression d’être roulée comme un break
et “rangée des voitures”."
Au plus près de leur désir
Ce travail des apparences et de
l’artifice n’exclut pas, loin de là, l’authenticité des sentiments. Elles
veulent séduire, certes, mais écoutent attentivement ce que murmurent leur cœur
et leur corps. Toutes se déclarent "très près de leur désir" – ou
soucieuses de s’en rapprocher. Pas question de le sacrifier au "ronron
confortable d’une relation". Pourtant, des peurs subsistent et ce
désir-là, elles préfèrent l’éprouver et l’accomplir en lieu sûr. Sinon,
"on se sent déstabilisée, on passe à côté de soi et de l’autre". Ce
qu’elles veulent, à une très large majorité ? "Une relation qui implique
un engagement, même s’il n’est pas éternel", "une relation où l’on
s’estime et qui donne confiance". Ce qui frappe, c’est que cette relation,
pour beaucoup, demande qu’"on se soit d’abord trouvée soi-même".
Elles sont en effet nombreuses à penser que ce travail préalable est nécessaire à la "bonne
rencontre et à son épanouissement". Comme l’explique Astrid : "Tout
le monde dit que je suis bien depuis que je suis avec Peter. Mais Peter, je
n’ai pu le rencontrer et vivre avec lui que parce que j’avais fait des pas de
géant à l’intérieur ! Avant, j’avais peur. Je gardais toujours une
distance."
Mères courage
Sauf cas très rares, le lien
amoureux trouve son accomplissement dans "l’intimité partagée". Cette
intimité que toutes adorent et pour laquelle elles se déclarent "très
douées" ! Elles en expliquent l’importance par le besoin qu’elles ont de
"se protéger de l’extérieur" : "Dehors, c’est dur ; chez soi, on
refait ses forces, on préserve quelque chose d’essentiel" (Margaret).
Elles insistent beaucoup sur cette navette dedans-dehors, et on comprend vite que ce mouvement perpétuel entre la maison et le travail est au cœur de leur fatigue, de leurs conflits et, souvent, de leur culpabilité. Elles ont le sentiment aigu de tout assumer mais de bâcler beaucoup en cours de route. "Mon boulot, mon mari, mes enfants. Je fais tout superficiellement" (Véronique), "ça m’angoisse de ne pas être tout le temps avec mon bébé, mais, en même temps, j’ai besoin et envie de travailler" (Sabine). "Même si le conjoint en prend sa part, et c’est le cas pour beaucoup, le poids de la famille, c’est quand même toi qui l’as dans la tête." D’où cette référence constante à la "force des femmes", à leur "endurance", à leur "courage" qui les fait tout assumer et tout surmonter.
"J’ai l’impression d’être une succession de manques : dans ma relation de couple, au bureau, avec les enfants" (Flavie). Cette insatisfaction et ces déchirements, Nathalie Heinich les explique par le paradoxe de "la liberté contraignante" : "Parce qu’elles ont vu s’ouvrir tous les possibles, explique-t-elle, les femmes les tiennent désormais pour des obligations. En s’appliquant à tout, elles se mettent aux prises avec des impératifs souvent contradictoires. Elles exigent d’elles une compétence égale au lit, à la maison, au travail. Mais personne, pas même une femme, n’est condamnée à réussir."
La réussite en plus
Pourtant, l’idée de devoir
"sacrifier" quelque chose les effraie. Elles trouvent injuste toute
forme de renoncement, elles se voudraient à la fois "complètes et
heureuses". Certaines croient à un modèle de "réussite au
féminin" qui leur permettrait de surmonter enfin paradoxes et
contradictions. Sur ce point, le témoignage de la créatrice Barbara Bui, dont
la société est cotée en bourse et la marque reconnue dans le monde entier, est
particulièrement intéressant : "La réussite, ça n’a pas beaucoup de sens
en soi. L’argent ? Bien sûr qu’il rend la vie plus confortable. Mais pour le
reste, c’est affaire d’individus. Moi, ça m’a permis d’être acceptée telle que
je suis. Mon métissage – elle est eurasienne – et mon histoire familiale m’ont
fait très vite me sentir hors normes. J’ai tout de suite voulu m’exprimer
différemment. Ma réussite, elle, s’est faite là et elle me sert à ça : j’ai le
droit de n’être pas pareille."
Chacune cherche son centre
Le parcours de Barbara n’offre
aucune solution universelle et c’est en cela qu’il apparaît exemplaire ! Ce qui
est enviable, pour toutes les femmes interrogées, c’est ce qui n’appartient
qu’à soi ; ce qu’on crée pour soi et à partir de soi. Elles se méfient
unanimement des normes et des modèles. C’est l’atypique qui attire et réconforte.
Chacune y voit la preuve qu’elle pourra, elle aussi, trouver son propre chemin.
Car ce qu’elles espèrent et ce qu’elles veulent, c’est connaître la femme
qu’elles sont et lui donner les moyens de se mettre au jour. Quand elles disent
: "Je veux découvrir mon centre" ; "Faire le tri entre ce qui
est essentiel et ce qui ne l’est pas" ; "Me débarrasser des images
pour accéder à moi-même", elles expriment un seul et même désir que
définit bien Margaret : "Trouver mon identité féminine à moi et l’accomplir
à ma manière."
Après vingt ans de carrière extérieure, Perla Servan-Schreiber a choisi d’être une "femme à plein temps, parce que la féminité est mon identité profonde et que je mets mon ambition et mon exigence à vivre au plus près de moi." Bref, chacune – et c’est merveille – veut inventer sa propre féminité et entendre distinctement cette ligne mélodique qui part du cœur de soi et conduit, pour Nathalie Heinich, "au simple plaisir d’être ce que l’on veut être".
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