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samedi 9 janvier 2016

La magie des Femmes de Roumanie


L’apanage de la magie n’est pas réservé à un individu qui se démarquerait de la communauté. Nombre de pratiques sont connues par beaucoup de femmes (et d’hommes aussi), mais des personnes sont plus « spécialisées » que d’autres dans certains domaines. L’apprentissage magique se fait de personne à personne sans qu’il y ait d’initiation ou de préparation spéciale. On acquiert souvent une forme de savoir parce qu’on a été soi-même confronté à une situation difficile qui a demandé le recours à une pratique magique pour être résolue. Et de pratique en pratique le savoir se constitue.



L’apanage de la magie en Roumanie n’est cependant pas réservé à un individu qui se démarquerait de la communauté. Nombre de pratiques sont connues par beaucoup de femmes (et d’hommes aussi), mais des personnes sont plus « spécialisées » que d’autres dans certains domaines. L’apprentissage magique se fait de personne à personne sans qu’il y ait d’initiation ou de préparation spéciale. On acquiert souvent une forme de savoir parce qu’on a été soi-même confronté à une situation difficile qui a demandé le recours à une pratique magique pour être résolue. Et de pratique en pratique le savoir se constitue.
La magie de la souillure (de spurcăciune) se servira de toutes les « sécrétions de la vie intime » (urine, sperme, sang menstruel, et mêmes matières fécales, ainsi que la sueur) dans le but de salir une relation déjà ressentie comme impure, car illégale, afin de ramener les événements à un stade antérieur. L’urine et les excréments sont nommés « les substances les plus mauvaises du corps » qui, lorsqu’elles sont jetées chez les ennemis, sont censées semer la zizanie, provoquer la haine et la rupture. Ces « substances mauvaises » ainsi que le sang des menstrues sont considérés comme des déchets de l’organisme, « des misères dégoûtantes », des choses impures qui deviendraient nocives si elles restaient dans le corps. L’organisme se purifie en les expulsant et on utilise leurs côtés nocifs dans cette magie. Les incantations qui soutiendront ces actions scabreuses utiliseront aussi des paroles ordurières dans le même but : souiller ceux envers lesquels elles sont proférées. Ce type de magie va être pratiqué dans le cas d’un couple constitué, composé de l’époux et de l’épouse, pour éloigner la rivale. 
Par analogie avec le dégoût éprouvé pour les excréments, il s’agit de parvenir au même dégoût pour l’intruse et d’amener à ressouder le couple désuni par elle. Que les amants fautifs se sentent souillés et en viennent à être dégoûtés l’un de l’autre jusqu’à la nausée et guérissent de leur attirance coupable. Salir la rivale et sublimer l’épouse. La vie et les relations intimes qui ont précédemment lié le couple légitime les mettent tous les deux dans un espace où les éléments uro-génitaux-anaux représentent aussi une sorte de communication possible, mais alors valorisée ; ne serait-ce que par le sperme de l’homme et les sécrétions de la femme au moment de l’acte sexuel.
Il s’agira pour l’épouse d’inverser le mode de perception de l’époux en faisant basculer l’axe de ses préférences et de ses rejets. Il lui faudra donc paralyser et entraver les actions et les paroles de la rivale. Pour ce faire, les actions et les paroles de l’épouse légitime devront être encore plus agissantes que celles de la rivale. L’épouse doit redevenir familière à ses yeux alors qu’elle était devenue étrangère par l’indifférence dont il a fait preuve à son égard. Et la rivale doit redevenir aux yeux de l’époux l’étrangère qu’elle n’aurait jamais dû cesser d’être. Il faut donc que l’époux et l’Autre, la rivale, redeviennent l’un pour l’autre des étrangers comme avant leur liaison et plusieurs actions qui souillentvont être mises à la disposition de la femme légitime pour les séparer :
· souiller l’image de la rivale en la ramenant à un statut de femme laide ; on cherchera à provoquer son enlaidissement par une série de comparaisons scatologiques ;
· souiller l’image des lieux où le couple illégitime a pu s’isoler pour « bafouer la femme légitime » ;
· souiller l’image de l’homme pour qu’il ne se reconnaisse plus, pour qu’il ne se supporte plus, pour qu’il ne puisse plus supporter l’autre femme.
Toutes ces pratiques, nommées ici magie de la souillure, vont pouvoir être effectuées lorsque l’on a diagnostiqué ou pressenti que le mari a été envoûté par la rivale, ainsi que dans un but préventif, afin que l’homme ne puisse pas s’éloigner de son épouse. Le désir de s’attacher l’homme n’est pas seulement le fait d’une jalousie amoureuse ou sexuelle, mais aussi le désir exprimé par la femme légitime de voir son mari respecter sa maison et ne s’en tenir qu’à elle pour ne pas aller dépenser ses forces (énergie sexuelle, mais aussi énergie tout simplement) ni son argent « ailleurs ». Pour qu’il ne néglige ni n’abandonne sa femme en faisant d’elle la risée de tout le village, et qu’il réponde à l’image du père de famille qu’on attend de lui. Par ailleurs, l’éparpillement sexuel est source d’inaccomplissement social et l’adultère perçue comme une maladie qu’il s’agit de guérir. La magie de la souillure pourrait alors être vue comme remède à cette maladie.
Avec cette magie, la femme légitime va pouvoir mener une action à la fois défensive et préventive, au moyen de ce qui symbolise le mieux l’intimité perdue du foyer et qui doit être retrouvée. Il y aura pour elle plusieurs modalités d’exécution. Elle procèdera à certains actes et se servira de certains substituts de son mari, d’elle-même et parfois de la rivale.
Les substituts du mari vont être utilisés dans des registres différents : il s’agira d’un signe (la chemise) ou d’un substitut phallique simple (un poisson), de son sperme qui sera toujours prélevé sur son corps à elle après un rapport sexuel et enfin de plusieurs mesures symboliques du corps du mari (taille, bouche, pantalon, col, etc.) ainsi que de son empreinte ou de son ombre.
11Le sang de ses règles et son urine sont ses substituts à elle, éléments de ses « sécrétions » qui sont liées à son intimité. Le substitut de la rivale lorsqu’il sera utilisé, pourra consister en un signe d’elle (un morceau du tissu de ses vêtements) ou bien encore ses cheveux, voire dans certains cas son ombre ou la poussière prélevée de son empreinte. Ce que pratiquera la femme appartiendra à deux registres différents, selon ce qui est attendu.
Le premier registre : avaler
Elle fera manger ou boire à son mari une mixture composée d’éléments dont nous verrons la nature ci-après. Elle brûlera, ou nouera et brûlera, lui donnant ainsi des éléments transformés qui seront d’une part leurs propres sécrétions, à lui et à elle (leurs substituts), et d’autre part certains éléments prélevés dans l’espace de la mort et d’un mort (terre d’une tombe inconnue, ongles, barbe, poils du mort, ainsi que sa mesure prise sur le cadavre). Ainsi, par un acte d’autocannibalisme symbolique, l’époux se dévorera lui-même en mangeant ses propres substituts. Il réintégrera donc les forces et les énergies qu’il aura cherché à dépenser ailleurs. Et en lui faisant avaler ses substituts à elle (sa femme), il sera obligé d’être imprimé par elle. Enfin, en lui faisant avaler les objets appartenant au monde de la mort, elle essaiera de le faire « taire comme le mort » (de ne plus parler avec la rivale) et « d’oublier comme le mort » (d’oublier la rivale et tout ce qu’il a pu faire avec elle).
L’autre registre : enterrer ou jeter
L’autre acte sera d’enterrer ou de jeter dans les toilettes, endroit souillé par excellence. Enterrer suppose le désir « d’oubli », et très souvent on enterrera à la tête du tombeau d’un inconnu. Jeter signifie séparer les espaces, de telle sorte que l’homme réintègre un espace pur et que la rivale pourrisse à jamais dans un espace impur. Dans cette perspective, la femme urinera et fera bouillir, et parfois nouera.
Deux registres différents apparaissent alors en fonction de deux fins semblables, et ils manipuleront les mêmes substituts de l’homme (mesure, empreinte, vêtement ou sperme).

Extrait de l’article de Ioana Andreesco à lire en entier sur https://clo.revues.org/1518

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