Chez
certaines femmes, les règles douloureuses ou trop abondantes surviennent tous
les mois comme une tempête, un raz de marée, un cyclone, une inondation, une
emprise. Une intrusion interfère dans leur petit bassin, les accapare, elles en
sont tributaires. Pour d’autres femmes, à la place des douleurs de ventre,
elles ont de terribles migraines.
Ces
douleurs leur tombent dessus, handicapent leur vie plusieurs jours par mois,
prennent beaucoup d’énergie, rendent leur vie fatigante pour elles-mêmes et
leur entourage. À ma génération, l’explication la plus courante qu’en donnaient
les mères était : « C’est normal d’avoir mal, ça passera quand tu
auras un enfant. » Ce qui est loin d’être vrai. À leur époque, l’instruction
de ce qu’étaient les règles n’existait pas. Rares étaient celles qui
prévenaient leur fille de l’arrivée de l’événement. On l’a vu avec la mère de
Nathalie qui, n’en sachant rien, a cru qu’elle était en train de mourir.
Voilà
quelques-uns des propos tenus par les mères de mes clientes à l’arrivée de
leurs règles :
« Mais ce n’est rien du tout ma chérie ! »
« Tu es grande, tu deviens une femme et tu seras
toujours malade. C’est normal. »
« Fais attention maintenant, tous les hommes sont des
salauds ! »
En se mettant à pleurer : « Ma pauvre petite
fille. »
« Mais qu’ai-je fait pour avoir une fille qui souffre
tant ? »
« Mon Dieu, mais vas-tu t’arrêter de
grandir ! »
« Ben, qu’est ce qu’elle t’a dit la
maîtresse ? »
« Tiens, tu feras tremper tes serviettes dans le bidet. »
« Désormais tu es une femme : fais
attention ! »
« C’est la fin de ta liberté. Tu n’auras plus le droit
de sortir. »
« Déjà ! Toi, encore si petite .»
Comment,
avec de telles paroles, ces jeunes filles pouvaient-elles considérer l’arrivée
de leurs règles comme un avènement positif dans leur nouvelle vie de
femme?
Quelques-unes,
plus nanties, étaient fêtées, mais elles peuvent se compter sur les doigts de
la main. « Nous étions cinq dans la famille, pour les filles, quand nous
avions nos règles, nous avions droit à un cadeau de notre choix, que nous
allions acheter avec les parents. J’ai choisi une large ceinture avec un beau
médaillon. » Dans un monde où nous avons perdu
l’usage des rituels de passage pour célébrer l’avènement, voilà comment propulser sa fille dans
un avenir adulte.
Il
est important que les jeunes filles soient prévenues de l’arrivée de leurs
règles, non seulement qu’elles sachent ce qui va leur arriver physiquement,
mais aussi ce que représente et implique cette nouvelle situation.
Physiquement, elles vont saigner tous les mois par leur sexe, le sang vient de
l’utérus et s’écoule par le vagin. Il n’y a pas à en être gênée ou
honteuse : c’est le fonctionnement physiologique du corps de la femme
pendant sa période de fécondité quand elle n’est pas enceinte. Ce n’est pas du
« vieux sang », sale et dégoûtant ; c’est une muqueuse gorgée de
sang précieux, puisque c’est lui qui nourrit la vie de l’oeuf fécondé avant que
le placenta soit organisé et qui s’expulse lorsqu’il n’y a pas eu de
fécondation. Il faut bien sûr être préparée à cette émission de sang. De nos
jours, il y a effectivement tout ce qu’il faut pour se « protéger »,
ce dont les médias nous informe largement. L’essentiel pour cette jeune fille
n’étant toutefois pas de faire face aux saignements, mais de réaliser qu’elle
passe dans un nouveau fonctionnement.
À
l’arrivée des règles, les jeunes filles devraient être honorées et accompagnées
sobrement par leur mère. Ces dernières devraient « marquer le coup »
et leur souhaiter une vie de femme heureuse. Il n’y a ni à cacher l’événement,
ni à ameuter la terre entière, mais c’est l’occasion de raconter, comment cela
s’est passé pour elle-même et les autres femmes de la famille. Les mères
devraient cesser d’ignorer que leurs filles ont besoin de savoir ce qu’a été la
vie sexuelle des femmes qui les ont précédées. L’arrivée des règles offre ainsi
l’occasion à la mère de raconter à sa fille sa propre vie de femme. Or
lorsqu’elles ont elles-mêmes été traumatisées par l’arrivée de leurs règles,
les mères ne savent pas dire simplement à leurs filles qu’elles grandissent et
qu’elles auront à les quitter pour devenir des femmes. Ce n’est pas qu’elles
veuillent brimer la sexualité de leur fille, c’est qu’elles ne savent pas
parler simplement de leur propre sexualité, car la sexualité n’a pas été simple
pour elles. Elles ne savent donc pas dire à leurs filles qu’elles sont
elles-mêmes des femmes. Et lorsqu’elles ont été malheureuses dans leur vie de
femme ou de mère, elles n’ont même pas l’idée de lui souhaiter d’y arriver
mieux qu’elles. C’est pourtant la seule façon de permettre à la fille de gagner
du temps et d’oser dépasser les difficultés de sa mère.
Sans
la moindre parole maternelle, les filles se retrouvent automatiquement prises
dans les filets ancestraux d’écueils insaisissables qui les dépassent et les
immobilisent. Il est très difficile pour une fille d’arriver à faire mieux que
sa mère si celle-ci ne lui en donne pas l’autorisation. Il faut toutefois que
cette autorisation soit réelle, ressentie, que ce soit une parole qui raconte,
une parole du cœur, une parole affective dans laquelle la mère dise sa vérité.
Car si cette parole est vraie, elle renforce la sécurité de base de la fille. À
l’image des fondations d’une maison qui permettent d’élever sa structure, ces
informations participent à la consolidation des fondations de la fille. Elles
s’intègrent en elle et consolident son socle de future femme. Elles s’impriment
dans les cellules de son corps et de son sexe, et la fille, ainsi au courant de
son histoire singulière, peut aborder sa vie future.
Lorsque
les mères se comportent ainsi, cela a un autre avantage :c’est de leur
permettre d’intégrer que leur fille a grandi et qu’elles ne peuvent plus la
considérer comme leur petite fille. Les mères ont aussi besoin de se séparer de
leur fille, de pouvoir s’en détacher. Être heureuse qu’elle aille bien et
grandisse est une chose, c’est le plaisir d’avoir accompli sa mission, sa
fonction de mère ; se détacher d’elle et lui faire confiance, en sachant
qu’elle n’a plus besoin d’assistance, est une autre chose. C’est cependant aussi
la mission du statut maternel. Les mères ne doivent pas s’accrocher à leurs
enfants. Cet accrochage ralentit leur croissance. Si elles sont malheureuses ou
se sentent lâchées, les filles, pour les soutenir, restent fixées à leur mère
et ne peuvent plus s’occuper de leur vie à elles. Les mères doivent apprendre à
ne pas avoir besoin de leurs enfants pour vivre, elles doivent inventer autre
chose pour se dynamiser. C’est une véritable conversion, ce n’est pas toujours
aisé dans la mesure où la fonction maternelle étant d’assister, nourrir et
soutenir l’enfant tant qu’il n’est pas capable de le faire seul, elles ont voué
toute une tranche de leur vie à cette tâche nécessaire, sans avoir suffisamment
prévu que cette période était transitoire et ne durerait pas toute la vie.
Il
existe aussi des mères qui n’ont pas pu trouver la disponibilité totale
qu’implique la fonction maternelle. Ayant, elles-mêmes, manqué soit de modèle,
soit de forces maternelles, elles n’ont pas pu contenir et soutenir leur enfant
dans ses nécessités. Trop agitées ou trop fragiles, ces
« mères-enfants » ou ces « mères-absentes » se sont
retrouvées phobiques de la fonction maternelle. Elles se sont lancées
frénétiquement dans une autre activité et n’ont pas été présentes. Elles ont
lâché trop tôt leurs filles qui, perdues, ont été obligées de faire face à ce
manque de soutien, en inventant des systèmes de survie pour ne pas s’écrouler.
Ayant manqué de sécurité de base, ces jeunes filles risqueront plus tard de
manquer d’attention à l’autre, puisque elles-mêmes n’ont pas été considérées
comme elles en auraient eu besoin. Elles évoluent ainsi, sans arriver à
savoir si elles existent vraiment. Ces jeunes femmes demanderont alors beaucoup
à leurs hommes tout en les négligeant, comme s’il s’agissait pour elles de
rattraper un manque.
Extrait
de l’article de Danièle flaumenbaum
Ouvrages
références :
1. crypte : L’écorce et le noyau.
Nicolas Abraham et Maria Torok qui les premiers ont nommé la notion de fantôme
2. Des mots pour le dire : Marie Cardinale.
3. Nicolas Abraham, L’écorce
et le noyau,
Aubier-Flammarion, Paris, 1978.
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