En apparence, dans les rues, dans les
transports en commun, sur les panneaux publicitaires, dans les films, à la
télévision (à travers la série Mad Men, par exemple), chacun est à sa place : filles
et garçons affichent ouvertement leurs « spécificités ». Décolletés plongeants,
taille marquée, talons aiguilles, vernis rouge flamboyant pour elles ; barbe,
moustache, pattes, pilosité et musculature bien apparentes pour eux. Tout est
dans l’hypersexualisation. Comme si chacun des deux sexes avait décidé
d’incarner « la mascarade féminine » et « le ridicule de la virilité », pour
reprendre les formules du psychanalyste Jacques Lacan.
En forçant le trait aussi ostensiblement, que
cherchons-nous à faire ? À nous persuader ? Serions-nous, hommes et femmes, au
fond de nous-mêmes, travaillés par le doute ? Oui, assurent les psychanalystes
et les sociologues. Si nous jouons la surenchère à l’extérieur, c’est que notre
identité sexuelle nous apparaît de moins en moins claire dans notre for
intérieur. « De quel sexe êtes-vous ? » interroge d’ailleurs en ce moment une
exposition à Villeneuve-d’Ascq (Nord, jusqu’au 28 août 2011 au forum
départemental des sciences). Le rééquilibrage issu de Mai 68, la mise en place
progressive de l’égalité hommes-femmes nous ont psychiquement bouleversés, le
plus souvent à notre insu. Le psychanalyste Alain Vanier, auteur notamment d’Une introduction à la psychanalyse (Armand Colin,
“Psychologie”, 2010), se souvient : « Pendant longtemps, le rôle des hommes
dans les sociétés bourgeoises capitalistes était de travailler pour tout le
monde. Ils étaient certes soumis à la machine de production, mais cela leur
donnait une position dominante dans la famille.
Aujourd’hui, les femmes font
partie intégrante du système économique. D’un côté, la prépondérance masculine
n’est plus assurée, avec des hommes qui passent de plus en plus de temps à la
maison, et, de l’autre, comme le rapport au travail se conçoit encore dans une
perspective masculine, les femmes s’assujettissent parfois à un comportement
“mâle”. Résultat : les rôles et les semblants sociaux sont de moins en moins
affirmés. Ce qui a évidemment une incidence sur notre vie psychique. » Et nous
sommes d’autant plus susceptibles de mélanger inconsciemment les genres que
l’être humain a la particularité d’être psychiquement bisexuel.
Selon la
psychanalyste Catherine Chabert, auteure de L’Amour
de la différence (PUF,
2011), « Freud a démontré que chaque individu se construit en référence à des
modèles à la fois féminins et masculins. Bien sûr que la différence physique
existe, mais encore faut-il qu’elle soit admise psychiquement ». Les hommes
gagnent aujourd’hui parfois moins d’argent que leur femme. Ils s’occupent des
enfants, prennent soin de leur corps, ont entériné les exigences féminines
d’une sexualité plus tendre, plus lente. Mais, estime Alain Vanier, ce n’est
pas anodin : « Cette position plus “féminine” peut les renvoyer à la petite
enfance et à leurs fantasmes de perte du pénis. Pour le garçon, certes, la
fille peut être un garçon châtré : elle n’a pas de zizi, c’est donc qu’elle a
été punie. Et ce petit garçon effrayé est susceptible de resurgir en chaque
homme quand la sexualité entre en jeu. »
Du coup, pour certains, l’acte
sexuel est désormais ressenti comme une menace. Beaucoup d’hommes vivent
inconsciemment le rapport comme une offrande : ils donnent leur pénis à la
femme, qui peut en jouir. Si cette dernière ne leur inspire pas confiance, si
elle prend à leurs yeux l’apparence d’une femme ambitieuse au travail ou d’une
séductrice tous azimuts, avide de sensations fortes, ils sont facilement
susceptibles de battre en retraite. « Je suis fatigué de ces filles qui te
considèrent comme de la chair à pâté, confie Martin, 32 ans. La semaine
dernière, au cours d’une soirée, je me suis fait aborder par une fille
magnifique, une actrice connue. Elle s’est déhanchée devant moi et m’a
tranquillement chuchoté à l’oreille : “Tu viens ? J’ai envie de baiser.” J’ai
poliment décliné. Elle ne s’est pas démontée, a sorti un stylo de son microsac
et a écrit son numéro de portable sur mon poignet en susurrant : “Appelle-moi.”
Ce que je n’ai évidemment pas fait ! » Que les femmes aient des désirs, c’est
vrai depuis toujours. Mais des siècles de silence pesaient sur la possibilité
effective de les manifester. Aujourd’hui, elles n’hésitent plus à exprimer ce
dont elles ont envie. Et c’est là que la confusion se joue.
Des hommes objets
Pour Alain Vanier, « les semblants
masculins changent. Ils peuvent être inquiétants pour certains hommes. Ils se
disent qu’ils devront satisfaire leur partenaire coûte que coûte, qu’ils
peuvent même être comparés à d’autres. C’est extrêmement angoissant, car ils
vivent la sexualité comme une performance ». La philosophe et psychanalyste
Monique David-Ménard a, elle aussi, constaté une évolution : « Oui, les filles
ont changé. Elles considèrent parfois dès l’adolescence que la séduction va les
défendre de tous les risques et colmater les épreuves de l’enfance, et adoptent
donc des conduites donjuanesques. Elles expérimentent alors une forme
d’indistinction sentimentale qui les fait passer de l’amour à l’amitié, et
réciproquement. »
Laura, 27 ans, aime garder ses
amants comme amis : « Je me dis que je suis amoureuse, et puis je m’aperçois
que ce n’est pas terrible au lit. Ou alors, je rencontre un garçon qui me plaît
plus que celui avec lequel je suis. Quand je romps, parfois, ils font des
histoires. Ils ne veulent plus me revoir. Je trouve que c’est dommage. » Nous
sommes devenus tellement autocentrés que nous ne voulons plus choisir, plus
manquer de rien. Coincés dans une quête d’autosatisfaction perpétuelle, nous
voudrions tout avoir : les « avantages » de l’une et l’autre histoire, de l’un
et l’autre genre. Car, explique Catherine Chabert, « la spirale narcissique
consiste à vouloir avoir les deux sexes. Aujourd’hui, les différences sont
comme gommées, abrasées. Nous voulons tout, alors que le manque est le moteur
du désir ». Quand nous nous sentons complets tout seul, nous n’avons plus
besoin de l’autre. Les sex-toys pourraient alors très bien faire l’affaire. La
sexualité devient plus que jamais le lieu du nombrilisme. Nous nous regardons
être aimés : « Comment m’aime-t-il ? », « M’aime-t-il “correctement” ? », «
Suis-je à la hauteur ? » La jouissance se réduit à un effet miroir. Bien loin
d’une tentative de rencontre avec l’autre.
« Les hommes ont fait leurs des
caractéristiques dites féminines, comme la tendresse »
Questions à Philippe Brenot.
Tandis que des accusations d’abus sexuels portées contre des hommes politiques défraient l’actualité, le psychiatre et sexologue apporte son analyse.
Votre étude fait apparaître des comportements masculins à l’opposé
des affaires étalées dans les médias : les hommes, seraient à la recherche de
tendresse, respecteraient leur compagne… Comment expliquer cette distorsion ?
P.B. : Il n’y a pas de contradiction. Au cours des trente dernières années, nous en sommes venus à une progressive égalité hommes-femmes, et les premiers, dans leur majorité, ont fait leurs des caractéristiques dites féminines, comme la tendresse. Mais il restera toujours une part d’abuseurs, de pervers, qui ne contrôlent pas leurs pulsions et ne désirent pas les contrôler. En ce qui concerne les hommes de pouvoir, qu’il soit politique, économique ou professionnel, nous nous trouvons face à des personnalités narcissiques, ambitieuses, dotées d’une forte dynamique, donc d’une forte libido. Si ces personnalités sont fragiles, il existe un danger de transgression des limites, avec un sentiment d’impunité souvent encouragé par l’entourage qui accepte l’inacceptable.
Pensez-vous que les victimes puissent se sentir autorisées à
parler après ces événements très médiatisés ?
P.B. : Je suis certain que nous allons assister à une multiplication des plaintes. Jusqu’à présent, les femmes avaient peur des pressions. Or, la réaction scandalisée de l’opinion publique leur permet de se sentir mieux entendues et peut-être mieux soutenues.
Propos recueillis par Christilla Pellé-Douël
Que reste-t-il de nos différences ?
Les années 1960 sont passées par
là. « Les différences entre hommes et femmes en termes de sexualité sont
aujourd’hui négligeables », constate la dernière grande synthèse d’études
scientifiques américaine. Mais les uns comme les autres continueraient à se comporter
de façon distincte dans deux domaines : la masturbation et les rapports
occasionnels, que les hommes reconnaîtraient pratiquer plus fréquemment que les
femmes. Celles-ci ont cependant, depuis les années 1990, une sexualité de plus
en plus libre, souligne une autre étude, et leur comportement s’adapterait
davantage que celui des hommes aux conditions socioculturelles et personnelles
dans lesquelles elles évoluent. Les hommes resteraient plus centrés sur leurs
désirs et leurs sensations initiales, tandis que les femmes seraient plus
perméables à leur environnement.
A DÉCOUVRIR
Sources : Philippe Brenot vient de publier une enquête sur la
sexualité masculine, Les Hommes, le Sexe et l’Amour (Les Arènes, 2011). A
lire sur Psychologies.com : Les hommes en quête de tendresse
« A meta-analytic review of research on gender
differences in sexuality, 1993-2007 » de Jennifer L. Petersen et Janet Shibley
Hyde, in Psychological Bulletin, janvier 2010 et « Gender
differences in erotic plasticity : the female sex drive as socially flexible
and responsive » de Roy F. Baumeister, in Psychological Bulletin, 2000.
Monique David-Ménard était l'invitée de notre tchat "Sexualité : existe-t-il encore des différences hommes/femmes ?". Elle a répondu à toutes vos questions.
A lire
Éloge des hasards dans la vie sexuelle de
Monique David-Ménard. La vraie rencontre sexuelle n’a rien d’évident. Pourquoi
les choses sont-elles si compliquées alors que le discours contemporain essaie
de nous faire croire qu’il n’y a rien de plus simple ? (Hermann, 2011).
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