L’apparente
mise à l’écart du féminin dans la tradition, puis sa résurgence épisodique,
doit être comprise sur deux plans. D’une part celui du cheminement
psychologique de l’âme individuelle vers sa complétude, d’autre part celui du
développement de la conscience religieuse de l’humanité. Or, sur ces deux
plans, le refoulement – temporaire - du féminin correspond à une réalité, à une
phase naturelle. L’âme humaine, la psyché de l’homme comme de la femme, possède
deux pôles, l’un correspondant à des qualités symboliquement féminines, comme
l’intuition ou la sensibilité, l’autre à des qualités symboliquement
masculines, comme la logique ou la construction. Cette dualité, qui recouvre en
partie aussi celle de l’inconscient et du conscient, on la voit notamment
exprimée dans la lune et le soleil qui brillent à l’Orient, ou dans les deux
colonnes à l’Occident. L’équilibre entre ces deux pôles est le fondement de
l’être, leur harmonie est son accomplissement.
Mais
une fois incarnés dans le monde, revêtus de leur sexe physique, l’homme et la
femme doivent chacun assumer cette identité. Il leur faut avant tout, dans leur
existence et leur conscience, mettre en valeur le pôle masculin ou féminin qui
correspond à leur sexe. Il s’ensuit que la partie complémentaire de l’être qui
ne s’identifie pas au sexe reste largement dans l’ombre, refoulée le plus
souvent dans l’inconscient. Cette face cachée est ce qu’on appelle l’anima ou
l’animus. L’anima est la face féminine de la psyché de l’homme, l’animus la
face masculine de la psyché de la femme.
L’homme
et la femme sont ici dans une situation identique, simplement inversée.
Toutefois, chez l’être humain, quel que soit son sexe, la conscience et la
raison se rattachent symboliquement à l’aspect masculin de la personnalité,
alors que l’inconscient et le spirituel se rattachent à son aspect féminin. Or,
dans l’évolution naturelle de la personne ou de l’humanité, la conscience et la
raison se développent d’abord, au détriment de l’inconscient et du spirituel.
Pour cette raison, c’est l’anima cachée de l’homme qui est prise comme modèle
général de la part refoulée de l’âme humaine.
Afin
de parvenir à la complétude de son être, aboutissement de son destin terrestre,
l’humain doit apprendre à découvrir et écouter, aimer et sublimer cette face
voilée de lui-même. L’homme doit aller à la rencontre de son anima refoulée,
pour la faire renaître de l’obscurité, pour en quelque sorte l’épouser. Il
s’agit là d’un passage obligé, car c’est seulement quand l’être parvient à se
réunifier, à marier les deux faces de lui-même, qu’il peut accéder à
l’accomplissement du Soi, sens et but de sa vie terrestre. Cette union des deux
pôles de la personnalité est l’une des étapes du chemin initiatique.
L’image féminine du divin
Le
processus psychique et individuel qui précède est dans ses grandes lignes
exactement le même que celui suivi par l’évolution spirituelle et collective
des religions. Dans son état primitif, l’homme perçoit le divin de façon avant
tout inconsciente et naturelle. A l’instar d’Adam et Eve au paradis, les pôles
de sa psyché restent équilibrés et il perçoit également de manière harmonieuse
les aspects symboliquement masculins et féminins de la divinité. Son univers
est encore constellé de dieux et de déesses. Les grandes religions antiques et
les traditions primitives de l’Occident faisaient une large place aux femmes
dans les rites et accordaient de multiples aspects féminins à la divinité. Dans
les religions archaïques, les déesses mères ou de la terre étaient
prédominantes. Les panthéons de l’Egypte et de la Grèce comptaient autant de
dieux que de déesses, et pratiquement chaque dieu avait pour pendant féminin
une épouse ou une soeur, comme Jupiter et Junon, Apollon et Diane. Les triades
divines comprenaient très souvent un élément féminin, comme Isis en Egypte,
Isthar à Babylone. Même le Yahvé archaïque des hébreux possédait une épouse,
Ashéra.
Mais
peu à peu la conscience de l’homme se développe; c’est la connaissance du bien
et du mal, la chute allégorique. La psyché se dissocie tout comme la perception
et la représentation du divin. À partir de cette conscience, de cette
dissociation, le judaïsme évoluera vers le monothéisme, l’hellénisme vers la
philosophie. Comme la conscience et la raison sont symboliquement masculines,
l’inconscient et le spirituel féminins, au fur et à mesure que conscience et
raison croissent, la perception du monde et de la divinité qui le gouverne
prend des formes de plus en plus masculines. Se renforce ainsi, jusqu’à devenir
unique dans le judaïsme, la figure masculine du Dieu père symbolisant l’ordre
et la loi, du Dieu céleste qu’il faut craindre. À l’inverse s’estompe jusqu’à
disparaître, l’image de la déesse terre protectrice et nourricière, de la
déesse mère métaphore de l’amour et de la renaissance. Le christianisme suivra
la même voie: le Christ rédempteur est Fils de Dieu le Père; la Trinité est
dénuée d’expression féminine; Marie, pourtant «mère de Dieu», en est exclue,
alors que le Saint Esprit procède du Père et du Fils. Le modèle divin est une
relation père-fils sublimée, la mère et la fille en sont écartées.
Ainsi,
psychisme et religion suivent le même chemin. Comme l’homme qui refoule son
anima dans la profondeur de son inconscient, la religion évacue la figure
féminine de Dieu. Mais dans les deux cas la moitié écartée n’est pas éliminée,
elle est seulement occultée. Un certain déséquilibre, une incomplétude en
résulte. Situation temporaire cependant, car ainsi que l’homme est voué par sa
quête à retrouver son anima, la religion est amenée un jour à laisser
transparaître ou à mettre en pleine lumière les éléments féminins qu’elle
dissimulait. Tel fut le cas du judaïsme exaltant la Sagesse, puis du
christianisme vénérant la Vierge ou idéalisant la Jérusalem céleste.
En
d’autres termes, la quête de l’homme face à lui-même et son essor vers la
divinité ont le même passage obligé: la rencontre, les noces avec l’Eternel
féminin. Pour l’homme psychique, le but sera l’union dans le Soi de sa
conscience masculine et de son intériorité féminine, l’anima. Pour l’homme
spirituel, le but sera le mariage mystique de l’esprit et de l’âme, ou de
l’intelligence et de la sagesse divine, afin que de ces noces naisse
l’enfant-dieu de l’amour, l’homme ressuscité à la vraie vie. Si la face
féminine de Dieu se dissimule aujourd’hui à nos regards, sous le voile plus ou
moins épais dont la recouvre la religion, la tradition et nos symboles, c’est
parce qu’elle représente un des buts les plus secrets de la quête intérieure et
spirituelle.
Extrait
de l’article paru sur http://www.freimaurerei.ch/
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