Dieux uniques et Pères de tout
Lorsque l’on pense à une divinité masculine, à moins de connaître
un minimum les panthéons et les mythologies, les premières images sont celles
des dieux uniques (Allah, Yaveh, Dieu) ou celles de divinités toutes puissantes
(Zeus, Odin, Jupiter, Brahma, Râ) qui décident du sort du monde depuis leur
lointain nuage ou leur lointain palais. Des êtres implacables qui se jouent des
pauvres mortels, des pères qui ne se soucient de leurs enfants que pour les
punir de s’éloigner du bon chemin et ne pas les adorer à leur juste mesure.
Cependant, en y regardant de plus près, de telles figures semblent
caricaturales. Si tant est que des puissances «supérieures» existent, pourquoi
agiraient-elles telles des humains capricieux et susceptibles ? Un argument
logique jaillit alors : ces êtres immatériels (voire anciennement matériels
selon les conceptions) ont été détournés pour satisfaire les besoins et asseoir
le pouvoir de certains humains. De la même façon, ces visions proviennent
d’humains et donc de limites humaines à la compréhension de vérités subtiles.
Ainsi que le soulignent de nombreux auteurs, telle Deanna J.
Conway, les patriarcats et les sociétés masculines n’ont pas seulement déformé
l’image du féminin sacré, ils en ont fait autant pour celle du masculin. A
partir de ces constats, aucune image ne peut être admise comme totalement
objective et sûre. Néanmoins, au travers de différentes cultures, nous pouvons
retrouver des symboles, des histoires qui, si elles ne sont pas véridiques,
constituent des portes vers la compréhension des anciennes conceptions.
Masculinisation progressive de l’androgynat
Ainsi de nombreuses cultures et de nombreuses religions parlent
d’un tout, d’une Source divine. On s’aperçoit en se penchant sur ces différents
corpus et en lisant à travers les lignes que ce principe universel n’est pas
nécessairement sexué (tel l’esprit universel des druides). Il le devient en
s’exprimant en tant que principe créateur, en manipulant la forme et la
matière, se partageant en deux forces polarisées (le feu et la glace chez les
nordiques ; la grand-mère et le grand-père des origines Wakan et Skan chez
certains amérindiens, etc).
Il semblerait que pendant une longue période de l’humanité, ce fut
la grande Déesse qui était considérée comme l’origine, la source de toute vie.
Le principe originel de l’androgyne était donc à moitié gommé même si une place
était reconnue au masculin (quoique secondaire).
Dans les religions dites «monothéistes», ce principe originel ne
paraît pas avoir été sexué au commencement. Certains raccourcis ont très
probablement été pris pour faciliter d’une part la compréhension aux
contemporains de ces époques, d’autre part pour les raisons citées avant.
Malgré la logique montrant la femme (et donc
le féminin) à l’image de la vie (en portant, enfantant et nourrissant des
enfants, en vivant selon ses propres cycles), il est plus que probable que
nombre d’hommes (et de femmes), les sentant incomplets, n’aient pas trouvé leur
vérité dans des cultes majoritairement féminins. Ce premier déséquilibre aurait
donc pu entraîner une recherche vers l’autre extrême.
Mise en lumière d’une seule partie du couple divin
Ce passage a priori progressif se serait donc
axé de plus en plus sur le seul principe masculin. En s’éloignant du féminin,
les sociétés ont coupé leur cordon ombilical tout en plongeant dans le
déséquilibre. Les anciens dieux qui régnaient de pair avec les déesses ont pris
progressivement le pas sur elles. Puis se sont eux-mêmes singularisés en deux
extrêmes, perdant la richesse et la profondeur de leurs différentes facettes.
Ne résida alors plus que le bien et le mal, tous deux illustrés par des figures
masculines (notons au passage que les femmes furent souvent associées au mal
mais n’ont pas souvent été considérées assez dignes pour diriger cette catégorie.)
Dieu pluriel : les facettes du masculin sacré
Dans de nombreuses anciennes religions, les divinités masculines
présentaient de nombreux visages. Nous pouvons remarquer certaines facettes
récurrentes d’une culture à l’autre.
Dieux amants et fertiles : Adonis, Angus, Dagda, Apollon,
Attis, Eros, Freyr, Priapus, Shiva, Tammuz, Thor... Autant de figures
masculines tournées vers l’amour sous tous ses plans (spirituel, sentimental et
physique). Des divinités qui célèbrent leur corps sans honte ni pudeur. De
l’amant tantrique au poète mystique, ces êtres mythiques incarnent à la fois la
sensibilité et la virilité dans ses aspects les plus matériels.
L’artiste, le forgeron ou l’artisan : Angus,
Apollon, Bragi, Gobniu, Héphaïstos, Lugh, Orphée, Ptah, Vulcain, Wolund...
Quelle que soit leur apparence (magnifique ou charismatique pour les artistes ;
repoussante ou grossière pour les forgerons), ces êtres excellent dans leurs
domaines en allant puiser au fond d’eux-mêmes le talent puis en l’exprimant
avec art, illustrant l’énergie qui affine et précise pour mettre en lumière
quelque chose de précis.
Le guerrier : Arès, Camulos, Mars, Indra, Krishna, Nuada,
Odin, Teutatès, Thor, Tyr... Au-delà de l’image du dieu violent, c’est celle du
guerrier spirituel que l’on peut retrouver : un être capable de maîtriser ses
énergies et de s’engager pleinement sur son chemin. Le guerrier est celui qui
contrôle sa force et sait faire preuve de courage pour avancer dans sa vie.
Selon les
éléments :
Dieux forestiers (Terre) : Cernunnos, Faunus, Herne,
l’homme vert, Marduk, Merlin, les rois houx et chêne... A l’image des dieux
amants, ils personnifient la fertilité masculine dans sa dimension instinctive.
Ces êtres symbolisent aussi la part d’ombre et de mystère tapie au sein de la
forêt ainsi que le courage d’aller à sa rencontre.
Dieux des eaux (Eau) : Aegir, Dagda, Mannanan MacLlir,
Neptune, Njord, Poséidon, Shiva, Varuna... Ici les dieux se trouvent liés à un
élément considéré majoritairement comme féminin. Si certains en expriment la
bienveillance (tel le «bon» Dagda), d’autres manifestent son aspect
destructeur. Les uns comme les autres incarnent la maîtrise de soi tout en
représentant des forces en apparence incontrôlables.
Dieux du ciel (Air) : Dieux Ases, Belenos, Brahma,
El, Taranis, Teutatès, Zeus... Ici nous retrouvons des images proches de celle
des dieux uniques et distants. Ces derniers gouvernent et rendent justice
depuis le haut et nous exhortent à prendre de l’altitude pour pouvoir considérer
avec sagesse toute situation.
Dieux solaires (Feu) : Ahura Mazda, Apollon, Balder,
Belenos, Hélios, Horus, Ra, Surya, Vishnu... D’où une fréquente association du
masculin à la lumière, de nombreuses divinités masculines ont personnifié la
force solaire. Ces dernières illustrent à la fois la bienveillance, la
protection, la conscience mais aussi l’intégrité et la quête de l’idéal.
Dieux lunaires : Chandra, Mani, Sinn, Thoth,
Tsuku-Yomi, Varuna... Dans une optique moins reconnue, nous pouvons retrouver
des divinités masculines liées au satellite de la Terre (voir la fiche
«divinité» de ce numéro). A l’image de Thoth, ces déités ont intégré la force
féminine, accédant ainsi à de nouvelles capacités (le plus souvent étrangères
aux autres dieux).
Le
magicien : Dagda, Enki, Gwion Bach, Gwydion, Hermès, Merlin, Nuada, Odin,
Ogma, Xolotl... Ici ces êtres mythiques transforment et transmutent la matière,
devenant leur propre alchimiste. A nouveau, la plupart d’entre eux sont initiés
à la puissance du féminin (Gwion Bach suçant malencontreusement les trois
gouttes tombées sur son pouce, provenant du chaudron de
Cerridwen ; Odin initié au Seidr2 par Freyja ; Dagda lié au chaudron etc). Les
magiciens représentent souvent la quintessence des divinités masculines car, tour
à tour, ils incarnent chaque facette des autres divinités. Ce sont aussi les
intermédiaires divins avec les différents plans de réalité.
Le
trickster : Enki, Hermès,
Krishna, Legba, Loki, Maui, Pan, Seth, Susanoo... En
complément du magicien, nous retrouvons une part plus «sombre», celle du filou,
du «joueur de tour». Tantôt gentil plaisantin, tantôt sadique et machiavélique,
le trickster n’hésite pas à user de toutes les ficelles pour arriver à ses
fins. Amoral à souhait, il nous pousse dans nos retranchements pour sauver la
situation au dernier moment. A sa façon, ce type de déité se révèle un puissant
initiateur, forçant les êtres auxquels il fait face à remettre en cause leurs
croyances et à changer du tout au tout.
Dieux des morts et de l’autre monde :
Ahriman, Anubis, Arawn, Hadès, Hodur, Nergal, Osiris, Shiva, Xolotl, Yama...
Souvent craints, ces divinités masculines incarnent la destruction, la fin,
l’autre monde. Pourtant, elles complètent le cycle de la vie, illustrant la
nécessité du changement. Ces êtres sont confrontés à leur ombre. A l’instar de
ceux qui se sont ouverts à la force féminine, ils deviennent capables d’évoluer
dans d’autres dimensions. Ils nous apprennent à vivre pleinement nos morts
initiatiques et quotidiennes pour évoluer et acquérir une nouvelle conscience.
Le sauveur sacrifié : Bran, Dionysos, Jésus, Mithra, Osiris... Crucifiés, coupés en
mille morceaux, certains ont la vie dure dans la gente divine ! Au-delà de se
sacrifier pour la bonne cause, ils illustrent la capacité à mourir et renaître
au monde. Le voyage dans la mort est telle une quête chamanique, la traversée
de l’ombre pour atteindre la lumière d’une conscience élargie.
Le fils lumineux : Adonis, Agni, Apollon, Bacchus,
Balder, Bouddha, Hermès, Horus, Janus, Jésus, Krishna, Lugh, Mithra, Zeus... A
l’image des sauveurs sacrifiés, ces déités incarnent l’énergie talentueuse,
l’idéal. Dans un contexte tyrannique, ils naissent et vivent pour contre
balancer la tendance, amener l’équilibre. Ces êtres symbolisent la lumière et
la pureté, l’intégrité et la vertu.4
L’énergie masculine
«Tous les dieux sont morts.» (Nietzche)
A notre époque, dans la culture occidentale, en dehors des cercles
païens et de quelques traditions campagnardes irréductibles, la plupart des divinités,
qu’elles soient masculines ou féminines, ont été reléguées au rang de
l’imagination. Toutefois, comme le souligne Joseph Campbell, «la pensée
contemporaine admet sans peine que le symbolisme de la mythologie possède une
signification psychologique».
Ainsi, que l’on soit païen ou non, travailler avec l’énergie
masculine par le biais de la mythologie est à la portée de nombreuses
personnes. Au-delà des débats concernant l’essence des divinités (des humains
ou des êtres ayant existé ; des archétypes liés à la psyché humaine ; des
forces, des énergies ou des esprits personnifiés, etc), les déités masculines
peuvent à la fois être perçues comme des hommes et comme une personnification
de l’énergie, du principe masculin. La quête du masculin, dans sa dimension
personnelle et sacrée concerne donc autant les hommes que les femmes. «La
masculinité est un archétype, et non un sexe» disait Maureen Murdock.
Pour mieux comprendre cet archétype et comment y accéder, on peut
distinguer une évolution se déroulant en trois étapes.
A l’ombre de la Déesse : le fils-amant
Cette première étape correspond au culte de la Déesse-mère,
période où femmes et hommes sont tournés vers le principe féminin. Les deux
genres sont respectés et appréciés mais le masculin, tout comme les hommes,
tient un rôle secondaire, celui du compagnon. Le féminin est tout puissant, il
prend et donne la vie (illustré tantôt par un aspect bienveillant, tantôt par
un aspect dévorant, telle Tiamat). Le masculin le révère, sans prendre
conscience de son propre potentiel. S’ensuit une relation fusionnelle où le
fils-amant demeure bienheureux mais inerte. Sa seule distinction s’opère en
devenant le rival du père.
Sur un plan plus classique, cette étape
correspond à l’enfance, à l’individu qui refuse de grandir et souhaite
continuer éternellement de vivre dans un état béat d’insouciance (complexe de
Peter Pan).
L’opposition : l’adolescent rebelle
Vient ensuite le temps où le masculin ressent le besoin de mieux
se connaître, d’accéder à ce qu’il sent manquer – autrement dit la connaissance
de lui-même. A ce stade, il y a coupure du cordon. Pour se découvrir, il quitte
le féminin et quitte ainsi l’état de bien-être que ce contact lui procurait. Ce
faisant, il refuse l’état de serviabilité et de soumission inconsciente. Le risque de cette différenciation est bien
sûr le rejet (temporaire) du féminin. Même s’il connaît la tourmente, le
masculin découvre enfin l’autonomie et se révèle peu à peu lui-même. Il est
ainsi confronté à son ombre, à ses paradoxes, ses doutes et ses désillusions.
Le passage à l’âge adulte : la naissance du sage
Au troisième stade, le masculin comprend que l’équilibre et le
plein épanouissement ne peuvent être atteint qu’en compagnie du féminin. Après
avoir fait l’expérience de sa différence, il s’ouvre à nouveau à sa force
complémentaire. Cette fois non plus avec la dévotion soumise du fils-amant mais
avec l’amour et la bienveillance engendrés par la compréhension de soi.
Cette évolution en trois étapes du principe masculin recoupe des
conceptions similaires, présentant un cycle évolutif. Ainsi, à un niveau
psychologique, on retrouve la quête du héros avec les personnages successifs :
la victime, le bourreau, le sauveur, la fin du jeu : le sage. Chaque personnage
peut ainsi être une étape pour accéder à la compréhension globale et au
dépassement des rôles.
Pour plus d’informations, le site officiel de la
philosophe : http://www.paulesalomon.org/
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