L’histoire n’a pas voulu prendre en compte les mérites et les souffrances spécifiques des femmes gommées de la mémoire de la guerre de 1914-1918 en faveur des combats des « poilus» relatés dans de nombreux ouvrages et bibliographies. Tandis qu’en 1939-1945, au front, à l’arrière elles sont militantes au service du pouvoir, résistantes espionnes journalistes munitionnettes, infirmières héroïnes de la survie quotidienne : l’engagement des femmes durant ces deux guerres ouvre encore de vastes perspectives de recherches.
La guerre de 1914-1918
Le déclenchement des hostilités de la première guerre mondiale provoque deux réactions majeures pour les femmes : servir à leur façon au plus près du front ou pallier le manque suscité par l’absence des hommes. La population rurale qui domine démographiquement la majeure partie de l’Europe oblige les femmes à faire face à la gestion du patrimoine familial.
Pour chaque homme engagé une femme endosse les responsabilités du mari ou du père que ce soit en ville ou à la campagne. Les femmes qui travaillent dans les usines représentent de la main d’œuvre à bon marché car elles sont payées moitié moins que les hommes qu’elles remplacent. La maladie, le surmenage, la faim et la fatigue sont le lot quotidien de ces femmes qui assurent jusqu’à onze heures de travail par jour sans protections contre les nombreux accidents. Le travail d’usine est très dur : chaque obus manipulé pèse sept kilos, vingt cinq mille obus passent dans les mains de l’ouvrière qui doit soulever deux fois chaque engin ce qui fait trente cinq mille kilos en une journée, traitement qui a vite raison de sa santé.
Le statut des femmes
Les critiques proclament que la participation au monde masculin du travail dénature la féminité et constitue une menace pour l’ordre établi. Ainsi tout travail de guerre se veut subalterne pour la femme : infirmière et non médecin, secrétaire et non gestionnaire ouvrière et non contremaitre …
De cette façon le statut supérieur de l’homme est préservé. La femme est cantonnée dans deux icônes principales : la première s’apparente à la sainte maternité salvatrice qui soigne et console, c’est l’infirmière appelée « l’ange blanc »ou la chaste marraine de guerre qui incarne la dévotion, l’abnégation l’admiration devant le sacrifice des soldats. La seconde icône est celle de l’ouvrière, soubrette définie par le regard masculin car tout travail de guerre est féminisé par le vocabulaire pour minimiser son importance et le danger encouru.
Il faudra attendre les années quatre- vingt pour que chercheurs et éditeurs s’intéressent au travail colossal des femmes pendant la guerre. Il existe des témoignages de la pacifiste Véra Brittain (1893-1970) infirmière sur le front qui en décrit toute l’horreur et le dévouement de ses consœurs. A leur retour ces femmes ne sont pas reconnues comme des héroïnes, leurs expériences intéressent peu, elles ont par ailleurs beaucoup de mal à se réinsérer à la vie civile.
L’exploitation de la sexualité
La sexualité est instrumentalisée par l’état de guerre et les prostitués recrutées par les services de renseignements, car l’armée estime essentielle la satisfaction des pulsions sexuelles pour optimiser le rendement sur les champs de batailles. Le repos du guerrier est perçu comme un droit, dont la contrepartie est la menace de la « chaude-pisse »ou de la vérole tant redoutées par les autorités sanitaires militaires clamant que la maladie risque de tuer plus de soldats que l’ennemi. C’est une façon de placer une fois de plus la femme (vénale ou non) au centre du péril national. L’armée Française installe des BMC (bordels militaires de campagne) dans les cantonnements en 1918.
L’érotisation violente de la guerre n’est pas nouvelle comme en témoignent ces quelques vers d’Apollinaire :
Les canons membres génitaux
Engrossent l’amoureuse terre
Le temps est aux instincts brutaux
Pareille à l’amour est la guerre
Femmes contre la guerre
Il y eut bien sûr des femmes qui prirent position contre la guerre, notamment la militante pacifiste engagée Jeanne Alexandre (1890-1980). Comme d’autres militantes, elle fut active aux associations d’aide aux chômeurs et aux réfugiés. Madeleine Vernet (1918-1949) crée en 1917 la revue intitulée « La mère éducatrice »avec ces arguments issus de Rousseau et de Michelet : »j’en appelle à vous toutes ô femmes-mères ! Épouses! Amantes! Sœurs! Que la guerre a meurtries hier et qu’elle meurtrira encore demain… C’est à nous les femmes qu’il appartient d’être rédemptrices. Car nous sommes les mères, les créatrices de vie »
La guerre de 1939-1945
A la seconde guerre mondiale, la population des pays occupés est précipitée dans des situations d’urgence plus violentes et extrêmes pour les catégories pourchassées. La survie, la lutte et la résistance sont différentes pour les femmes dans la vie civile et la famille, que ce soit en prison, ou dans un camp d’internement. Le degré de tolérance à la souffrance n’est pas le même en camp de concentration pour les hommes qui supportent mal les privations de nourriture, tandis que les femmes ressentent cruellement le manque d’eau rendant l’hygiène impossible. Dans les associations, au sein de la résistance, elles se dévouent par habitude et restent discrètes, ne revendiquant pas la prééminence (Cécilia Bertin « femmes sous l’occupation ») ce qui vaudra à ces femmes d’être longtemps oubliées par l’histoire officielle de la résistance.
Victimes absolues de cette guerre contre les femmes, celles qui vécurent les plus grandes souffrances furent sans doute les mères juives contraintes d’assister dans les camps de la mort, à la torture et à l’assassinat de leurs jeunes enfants. Dans le civil, côté occupé comme côté Allemand le quotidien des femmes est fait de compromis perpétuels en fonction des restrictions en tous genre : nourrir sa famille est un souci constant. Mettre au monde un enfant de plus dans ce contexte pousse les jeunes mères à avorter (chose interdite à l’époque)
Émancipation des femmes, inversion des valeurs
Cependant la possibilité de participer à l’effort de guerre est, pour beaucoup de jeunes filles l’occasion, dans cette société conservatrice de quitter la famille, de se libérer des contraintes. Même s’il domine pour elles l’assignation aux stéréotypes de la mère nourricière, du repos du guerrier ou de génitrice de »chair à canon » apte à venger leurs pères, un grand nombre de femmes s’engage dans la lutte. Tenue militaire ou bleu de travail cette contribution est appréciée mais demeure subalterne.
Les repères de la société s’inversent totalement. Dans les pays occupés, sous influence Allemande la trahison devient louable, la délation un acte patriotique qui peut rapporter gros .Le pillage l’escroquerie voire l’assassinat de citoyens Juifs, de résistants ou autres indésirables (handicapés, personnes âgées, communistes, mongoliens, homosexuels, inadaptés, témoins de Jéhovah, Roms ) sont autorisés et même encouragés. L’état Allemand s’approprie la fonction paternelle s’impose dans les familles en créant les organisations de jeunesse. Les jeunes opposants à l’endoctrinement sont sévèrement punis. Des camps d’internement pour adolescents Allemands à partir de dix ans (ni Juifs ni Tziganes) sont construits en 1941: Moringen pour les garçons, Uckemark pour les filles. La majorité de ces jeunes périssent sous les mauvais traitements (ce chapitre de l’histoire nazie n’a pas encore fait l’objet de recherches poussées) En France, Pierre Laval imagine la déportation des bébés et jeunes enfants pour fournir le quota de juifs exigé par les autorités Allemandes. Son intervention lors de la rafle du Vel’ d’hiv en juillet 1942 lève, s’il y en avait, les hésitations des nazis puisqu’à partir de cette date sont établis en Pologne des camps d’extermination pour les jeunes enfants.
Les centres de reproduction forcée
Parallèlement des maternités de types »lebensborn » voient le jour dans les pays occupés, en Europe du nord en France, au Pays-Bas au Danemark en Norvège Luxembourg Pologne, pour mettre en place le projet de reproduction forcée. Les jeunes femmes sélectionnées selon des critères raciaux précis (cheveux blonds yeux bleus) doivent œuvrer le restant de leur vie reproductive dans ces institutions. Leurs bébés sont expédiés ensuite dans des familles Allemandes ou dans des centres contrôlés qui reçoivent de strictes consignes d’éducation.
L’enfant d’entre deux- guerres
Quel est le bébé d’entre deux guerres ? En 1936 Gilberte Bodson de Muyser écrit sur le nourrisson : laisse crier l’enfant, ne pas le bercer, lui attacher les mains afin qu’il ne suce pas son pouce, espacer les tétées, lui faire comprendre que ce n’est pas lui qui commande, le mettre très tôt sur le pot … C’est déjà »une petite bête » à dresser dès la naissance à la soumission et à l’obéissance, surtout à la propreté, acquis au prix d’une négation systématique de tous les besoins affectifs. .Hitler et ses contemporains auraient-ils vécu ce sadisme de la petite enfance ?
Peux-t-on interpréter l’acceptation du nazisme (en Allemagne comme en France) comme le résultat partiel de la passivité, l’obéissance aveugle, la normalisation de la cruauté produite par cette éducation de la moitié du XX e siècle ? Bruno Bettelheim « comportements dans les situations extrêmes » évoque l’infantilisation sadique des prisonniers des camps torturés comme des enfants sans défense par un père dominateur et cruel. La gestapo fusillait les victimes de la dysenterie (comme si l’apprentissage à la propreté recommençait). L’infantilisation des détenus et la régression qui s’ensuivait sont érigées en technique de soumission et d’humiliation des plus puissantes (Primo levi).
La psychologie nazie
La seconde guerre mondiale n’est pas une guerre classique opposant des adversaires définis de chaque côté d’une ligne de front, le projet nazi sélectionne les catégories d’ennemis à éliminer au nom d’un idéal racial. Les personnes et groupes humains appartenant aux communautés honnies sont assimilées à des espèces bactériennes nocives, ce qui justifie le discours raciste. Dans le ghetto de Varsovie, (qualifié de zone épidémie) la population est mise en quarantaine.
Les chambres à gaz sont des »salles de bains » qui distribuent le zyklon B par les pommeaux de douche et les agents spécialisés à cette fonction portent le nom évocateur de « désinfektoren » ! L’accusation est la même pour ces malheureux, ce sont des « untermensch » des sous-hommes à éliminer. L’Allemagne nazie impose un ordre particulier fondé sur l’inversion de toutes les normes sociales établies, tout à fait unique dans l’histoire.
La question du viol
La légitimation culturelle du repos du guerrier autorise de tous temps le militaire à assouvir ses besoins sexuels surtout sur les femmes ennemies (donc discréditées). En Allemagne les rapports sexuels sont interdits entre Aryens et personnes de communauté inférieures mais si le crime est sanctionné il concerne l’infraction à cette législation sur la race, non sur le viol en lui-même. Dans les salles de torture le viol est une menace puissante contre les femmes.
Environ dix-sept mille femmes furent violées par les troupes Américaines entre 1942 et 1945, dont soixante quatre pour cent en Allemagne, vingt deux pour cent en France, quatorze pour cent en Angleterre. La hargne des vainqueurs s’exerce contre les femmes Allemandes, il a été recensé deux millions de viols par les soldats soviétiques après guerre. Comment mettre des mots sur l’indicible et reconstruire une vie où, aux horreurs de la guerre s’ajoute l’outrage absolu à la personne? On ne compte pas les avortements pratiqués dans les pires conditions et les suicides suite à cette infamie !
L’après guerre
Au lendemain de la deuxième guerre mondiale les femmes ne demandaient qu’à retrouver leurs repères d’avant guerre avec des exigences de reconnaissance pour les efforts consentis. Mais les ruptures furent plus importantes qu’en 1918, la société fut scindée partout, les hommes séparés des femmes les enfants éparpillés, les familles éclatées par l’emprisonnement, la déportation, la fuite, l’exode, l’envoi des enfants au loin donnant lieu à d’angoissantes recherches. La joie de la libération fut source de douleur. Les rescapés de la déportation qui se retrouvaient seuls survivants de leur famille furent en proie à la culpabilité et à la solitude.
.A la libération la résistante Lucie Aubrac créa une revue féminine « la femme » dans lequel figure entre autre un reportage sur le camp de femmes de Ravensbrück, écrit par Simone Saint-Clair également déportée dans ce camp. C’est sans doute un des tous premiers témoignages parus sur les camps de concentration. Elle inséra dans sa revue cette conclusion : Cette paix sanglante et heureuse comme une nouvelle accouchée, nous allons bien la soigner, la fortifier et l’aimer. Tellement l’aimer avec notre labeur et nos désirs joyeux que jamais les petits enfants de Londres, Rouen, Berlin, Leningrad ou Shanghai ne reconnaîtrons l’horreur des caves sous les bombardements, les parents assassinés, la faim la saleté, toute la fureur guerrière et imbécile du fascisme.
Source : Femmes dans la guerre, de Carol Mann, Editions Pygmalion, mars 2010
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