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vendredi 27 juin 2014

Femmes à l’Académie Française



Écrivain spécialiste de la littérature et secrétaire de la rédaction du Journal des Débats, Antoine Albalat signe en 1907 dans l’hebdomadaire  Ma revue un article relatif à l’admission des femmes à l’Académie française : puisque nombre de prétextes sont invoqués pour ajourner le grand saut, notre homme de lettres suggère aux dames de créer leur propre Académie...



Chaque année la question de l’admission des femmes à l’Académie inspire des articles de journaux et préoccupe la galante sollicitude de quelques immortels, écrit Albalat. En principe, l’Académie ne refuse pas de recevoir des femmes ; mais une si grave dérogation aux habitudes de la « docte compagnie » mérite qu’on y réfléchisse et qu’on la discute.

Et c’est ainsi que, chaque année, l’Académie songe à ouvrir ses portes aux dames, et ne les ouvre jamais. On l’ait valoir bien des objections, qui n’ont aucun rapport avec la littérature. On redouterait, par exemple, la présence de jeunes et jolies femmes dans une réunion de gens que leur âge rendrait un peu ridicules ou exposerait plus aisément à la séduction.

Le sévère ostracisme dont elles sont l’objet aide à maintenir la réputation d’austère vertu qui règne sous la coupole. Les académiciens parlent peu, ou, quand ils parlent, ils parlent longtemps. Le voisinage des femmes, auxquelles il faudrait répondre par galanterie, les exposerait à devenir bavards. Et puis un vieil académicien en cheveux blancs recevant une jeune femme belle et coquette ! Ce contraste plutôt comique porterait atteinte au prestige des quarante.

Il y aurait un moyen d’éviter cet inconvénient : ce serait de ne recevoir les femmes qu’à partir d’un âge avancé. Quelle belle leçon pour la coquetterie féminine ! George Sand, vers la fin de sa vie, eût paru tout à fait à sa place à l’Académie, qui ne comptera pas souvent parmi ses membres de meilleur écrivain, tandis qu’elle eût pu, reçue plus jeune, rencontrer sous la coupole des amis embarrassants à revoir.

Mlle de Scudéry est la première femme qui ait demandé à entrer à l’Académie. Elle avait écrit avec son frère des romans interminables, qui eurent un énorme succès, mais qui n’étaient peut-être pas un titre littéraire bien suffisant. Boileau les appelait une boutique de verbiage. Elle avait remporté le premier prix d’éloquence que l’Académie française ait donné et elle faisait partie de l’Académie de Padoue. Les Italiens se montraient moins difficiles que les Français ; ils avaient de nombreuses académies ; on en comptait jusqu’à vingt-cinq dans la seule ville de Milan.

Mme Dacier eût été mieux à sa place sous la coupole. Mme Dacier avait traduit les auteurs grecs et son érudition était solide. Mme de Staël eût également honoré la célèbre compagnie ; mais son bavardage et sa puissance verbale eussent assourdi ceux à qui il restait encore un peu d’ouïe. Du moment que ces femmes célèbres n’ont pas été de l’Académie, il est bien difficile d’y faire entrer maintenant nos modestes contemporaines, qui bénéficieraient d’un honneur dont furent privées de plus illustres.

Il y a des préjugés invincibles, poursuit notre écrivain. Il n’est pas étonnant que l’Académie française persiste à exclure les femmes, quand on voit la difficulté qu’elles ont eue à être admises à la Société des gens de lettres, créée en vue des droits d’auteurs et de bénéfices pratiques. On craignait de voir les maris de ces dames forcer la porte de l’association, à l’aide de quelques volumes, et doubler ainsi la pension de retraite à laquelle ont droit les femmes qui écrivent.

C’étaient les raisons que faisait valoir Gourdon de Genouilhac. « Mais, dit Albert Cim, devant le flot toujours montant des candidatures féminines, il ne s’obstina pas ; il n’était pas homme à se mettre en travers d’un courant. » Ce fut cet antiféministe que le sort désigna comme rapporteur de la candidature de Mme Séverine. Il s’en déclara le plus ardent partisan.

La question de l’admission des femmes à l’Académie aura beau, comme on dit, revenir sur l’eau chaque année, elle ne sera pas résolue. Ces dames n’ont qu’à se résigner, ironise Albalat.

Mais, au fait, pourquoi ne fonderaient-elles pas une Académie des femmes françaises ? s’interroge-t-il. Je m’étonne que l’idée ne leur soit pas encore venue. Oui, une Académie des dames. Pourquoi pas ? Elles ont des revues ; elles distribuent des prix. Qui les empêche de se réunir en Académie ? Elles auraient leurs séances, elles recevraient des candidates. On plaisanterait un peu d’abord ; puis le public s’habituerait et trouverait cela tout naturel. Les femmes de talent brigueraient leurs suffrages ; il y aurait des discours de réception. Et quel bon tour pour ces messieurs de l’Institut ! Ah ! vous, ne voulez pas de nous ? Eh bien, nous nous passons de vous. Il y a des cercles de femmes : pourquoi n’y aurait-il pas une Académie féminine ?


Marguerite Yourcenar, première femme
élue à l’Académie française

N’étaient-ce pas un peu des Académies, ces salons que certaines femmes rendirent célèbres, depuis la marquise de Rambouillet jusqu’à Mme Récamier ? N’y entrait pas qui voulait. Mais c’est de l’élément masculin qu’ils tiraient tout leur lustre, et il serait temps que les femmes, si éprises d’indépendance à notre époque, fassent comprendre aux hommes qu’elles peuvent se passer d’eux. Elles ont droit à la gloire. Qu’elles la prennent, puisqu’on la leur refuse.

N’est-ce pas ainsi que les hommes ont commencé ? Leur Académie, au début, n’était qu’un salon. L’évêque de Grasse venait lire ses poésies chez son cousin Conrart ;.des gens de lettres se joignirent à lui ; ils étaient neuf d’abord. Ces réunions s’étant ébruitées, Richelieu leur proposa de s’instituer en Académie. Il ne faudrait pas grand-chose pour que les salons de Mme de... où de Mme... se transformassent un beau jour en Académie.

Il est vrai que ce serait un attrait de plus, et un encouragement dangereux pour les femmes de lettres, qui croiraient toutes mériter cette distinction. Jamais les femmes qui écrivent n’avaient été si nombreuses qu’à notre époque. Il n’y en aurait peut-être pas davantage si l’Académie française voulait leur ouvrir ses portes. Mais songez à ce que seraient ces visites de candidates ! A quelle séduction seraient exposés ceux dont elles iraient solliciter les voix ! Par quels moyens arracheraient-elles la promesse d’un suffrage ? Même avec nos immortels, il faut compter avec la faiblesse humaine, et ce n’est peut-être pas la vertu qui aurait le plus de chance auprès d’eux.

J’en reviens à mon idée, conclut Antoine Albalat. Que les femmes fondent une Académie, et tout est sauvé. Il n’y a jamais eu de question plus urgente.


Note : La première femme élue à l’Académie française sera Marguerite Yourcenar en 1980.

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