Groupes d’hommes, cercles de femmes, cérémonies
initiatiques… Le besoin de retrouver des rituels de passage se fait de plus en
plus prégnant. Pourquoi ce besoin ? A quoi nous reconnecte-t-il ?
Imaginez 80 hommes réunis pendant 3 jours dans un coin de
nature isolé. Tous styles, tous âges, tous horizons. La moitié est là pour
encadrer, les autres n’ont pas la moindre idée de ce qui les attend. Pourtant,
ils sont là de leur plein gré. « Il ne s’agit ni
d’un gentil week-end en forêt, ni d’un stage de développement personnel ! sourit un organisateur.Ce qu’ils vont
vivre là, ils ne le vivront qu’une fois. Pour chacun, il y aura un avant et un
après. »
Né aux Etats-Unis en 1985, implanté dans une dizaine de pays, ManKind Project
(MKP) propose des week-ends initiatiques pour les hommes. 60.000 ont déjà
répondu à l’appel. En France, en Suisse et en Belgique, 7 week-ends par an sont
organisés. « Le besoin est
énorme : les inscriptions se remplissent en moins de 24 heures »,
note Stéphane Gonnu, président de MKP Europe Francophone.
Impossible de connaître le contenu de ces 3 jours. « Si on divulguait ce qu’il s’y passe, les gens viendraient avec des a
priori, donc des attentes et des jugements, explique Christophe
Depierre, cofondateur de MKPEF. L’inconnu suscite
des inquiétudes, mais ça fait partie de l’aventure. Ce qui les attend est
extraordinaire, mais ils n’en savent rien. Si on l’expliquait à l’avance, la
découverte serait moins forte. » Ce
serait leur voler leur révolution intérieure. L’expérience ne se raconte pas :
elle se vit. Des moments seuls, d’autres en binôme ou en groupe : « Les fondateurs de MKP ont repris les 3 passages traditionnels :
coupure avec le quotidien, cérémonie initiatique et retour au monde »,
explique Christophe Depierre. Autrefois, les épreuves pouvaient être violentes
: isolement en forêt, survie, jeûne prolongé, scarification… « Nous avons trouvé d’autres moyens de séparer les gens de leur identité
sociale », sourit Christophe Depierre. De les pousser dans leurs
retranchements, de leur faire traverser leurs parts d’ombre, de les amener à
accueillir leurs ressentis et à puiser les ressources de faire face, de donner
et d’agir, « en lien plus
vaste qu’eux ».
Un besoin fondamental
Autrefois, les rituels de passage étaient intégrés à l’organisation sociale. A
l’adolescence, filles et garçons se soumettaient à une série d’épreuves
physiques et morales, chargées de sens, destinées à les faire grandir et les
aider à récupérer leur âme d’adulte.
Nos sociétés ont évacué ces initiations. Elles correspondaient pourtant au
besoin de franchir symboliquement une étape. De faire le grand saut,
d’affronter l’inconnu pour comprendre des choses sur soi et sur le monde, de
découvrir les forces que l’on peut mobiliser, en soi et alentour. « En un mot, il s’agit de toucher du doigt notre peur de vivre, de
comprendre de quoi elle parle, et d’éveiller quelque chose en nous qui nous
éclaire, nous nourrit et nous relie », estime Stéphane Gonnu.
La problématique est particulièrement visible chez les adolescents. « Ils ont un besoin impératif de ritualisation pour garantir leur
séparation – de leurs parents et de leur ancienne enveloppe »,
indique Fabrice Hervieu-Wane, auteur d’Une boussole pour la vie, les nouveaux rites de passage.
Mais que leur propose le corps social ? Le bac, le permis de conduire, la
première cigarette ou le premier compte en banque… « Ce sont des coquilles vides de sens », estime le
journaliste.
« La société n’a
pas non plus d’outil pour répondre à leur besoin de connexion à la terre et à
l’univers », souligne François Demange, spécialiste des cultures
chamaniques. Alors ils créent leurs rituels, au risque de s’y fourvoyer. « Ils fument des joints, se saoulent, touchent aux drogues, vivent grâce
à ces substances des sensations d’ouverture du cœur et de créativité, mais ces
outils ne sont pas les bons, car l’énergie qui les sous-tend n’est pas saine »,
indique le guérisseur. En cause aussi : le manque de contexte. La psychanalyste
Ghislaine Bourgogne cite ainsi le cas d’un jeune homme ayant vécu une crise
mystique après avoir pris, seul, des hallucinogènes. « Cela a entraîné de sérieux désordres énergétiques »,
raconte-t-elle.
Un sentiment de
complétude
L’importance des rituels de passage tient aussi à l’apport d’une filiation. « Tout le monde se trouve un jour confronté au sens de l’existence,
explique Ghislaine Bourgogne. Face à ces
interrogations, surgit le besoin de se rassembler et de se refonder dans un
sentiment d’appartenance. » Ce
qui permet de reconnaître un autre homme comme frère, « c’est de considérer que nous avons un père commun »,
principe supérieur qui empêche de se croire seul au monde ou tout-puissant.
« Je me posais
beaucoup de questions sur mon rôle d’homme, confirme Christophe
Depierre, initié il y a 17 ans en Angleterre. Mon père était
adorable, mais très absent. Je manquais de modèles inspirants. Au siècle
dernier, Gandhi, Luther King et Mandela étaient de vrais guerriers, ils
défendaient une noble cause et allaient vers quelque chose. »
« Notre société
est très maternante, ajoute Stéphane Gonnu. Elle nous apporte des solutions prémâchées. Elle s’arrange pour que nous
ayons un tas de besoins, pour nous garder sous sa coupe. Bref, elle nous incite
à rester des enfants. Il nous faut sortir des jupes de cette maman étouffante
pour accomplir l’être que nous sommes fondamentalement. »
Pour Christophe Depierre, l’aventure au sein de MKP à été « un bouleversement » :
en le reconnectant à sa part « sauvage »,
instinctive. En lui donnant accès à ses émotions, à sa capacité à les « identifier et à les exprimer de manière plus naturelle ».
En ancrant sa perception de ce dont il avait « viscéralement
besoin »et de là où il voulait vraiment aller. En faisant de lui un
être mâture, solide, « authentique », « plus proche des autres ». En lui donnant surtout « beaucoup de joie » dans
sa vie.
« Je sais
désormais que je suis responsable de mon existence, de mes actes et de leurs
conséquences, complète-t-il. Je suis plus
conscient de moi-même, de mes ombres, de ce qu’elles peuvent projeter.
L’initiation m’a centré sur des valeurs d’entraide, d’intégrité, d’engagement
et de responsabilité. »
Quand les membres de MKP se retrouvent, ils se serrent dans les bras, le regard
bon et le sourire franc. Rien à voir avec une assemblée de machos : « Savoir être touché, écouter et recevoir, permet d’être dans sa pleine
puissance quand il s’agit d’agir ou de trancher, souligne Stéphane
Gonnu. L’initiation donne
cette dextérité ; nous ne sommes plus hémiplégiques d’un masculin immature ou
incomplet. » Idem du
côté des rituels réservés aux femmes, tels que ceux proposés par Women in Power
ou Sacrée Femme. « Il ne s’agit pas
d’opposer le masculin et le féminin, précise Christophe Depierre : la révélation de l’un appelle celle de l’autre. Mais il y a parfois des
choses que seul(e) un homme ou une femme peut vous transmettre, parce qu’il ou
elle les a expérimentées avant vous. »
Pour l’entourage, le changement est notable. « Mon mari est
étonnamment plus serein, plus joyeux. Voilà des années que je ne l’avais pas vu
ainsi ! C’est un beau cadeau », témoigne l’épouse d’un récent
initié.
Dans les jours qui suivent, des opportunités peuvent surgir. « La façon dont nous sommes présents met des forces subtiles en
mouvement », confirme Stéphane Gonnu. Même 10 ans après, on sent
chez certains une vibration, une beauté intérieure, une manière d’être au monde
à la fois fluide et ancrée.
Le pouvoir créateur
La vie est jalonnée de passages. De l’enfant à l’adolescent, de l’adolescent à
l’adulte, mais aussi à chaque fois qu’elle nous confronte à une période de
transition ou de rupture : un deuil, la fin d’un amour ou d’une aventure
professionnelle, le départ de ses enfants… L’être chancelle, l’interrogation
pointe : que se passe-t-il ? Où en suis-je ? Dans quelle direction avancer ? Le
besoin de franchir un cap surgit.
Roselyne est atteinte d’un cancer du sein. Aussi circonscrit ce mal soit-il
aujourd’hui, le vivre dans sa chair n’a rien d’anodin. Pour le traverser, elle
a été accompagnée pendant 7 mois par Marie Motais, fondatrice de la compagnie
de danse Alluna. « Depuis la nuit
des temps, les humains ont chanté, dessiné, dansé pour honorer les événements
de leur vie », souligne celle-ci. Face à l’incertitude, à la peur,
aux tabous de la maladie et de la mort, danser peut être un moyen initiatique
de contacter « ce qu’il y a de
vivant en nous », poursuit Marie Motais. Par l’expression du corps,
l’être explore « ce qui est là,
en présence », comment il se sent, « comment il va aller à la rencontre de sa propre créativité et parvenir
à l’exprimer dans son quotidien », tissant ainsi un nouveau rapport
à la vie.
Le processus commence souvent en pleine nature. Là, les gens sont invités à
faire « tout ce qui est juste pour eux »,
en contact avec les éléments – se rouler dans la terre, se couvrir de feuilles…
–, puis à créer le rituel qu’ils effectueront devant les autres.
« Mon rôle est de
tenir le cadre, d’aider la personne à trouver le lien qu’elle veut couper, les
actes symboliques qu’elle veut poser et les gestes métaphores qui font sens
pour elle, commente Marie Motais,mais aussi d’être le témoin d’un acte important de sa vie. Dès qu’on dit
les choses à haute voix, dès qu’on est vu, entendu, seul face au groupe, il se
passe quelque chose. »
L’expérience n’est pas forcément une partie de plaisir. Au fil de la danse, des
émotions émergent. « Il ne faut pas
s’y arrêter, ne pas laisser le mental analyser, indique Marie
Motais. Si l’on continue à
mettre en mouvement, quelque chose d’autre prend la relève. » A certains moments, Roselyne ne
voulait plus continuer : trop confrontée à elle-même. Pourtant, elle s’est
accrochée, faisant face à ses croyances, à ses capacités. « Elle a réalisé un autoportrait, puis s’est mise en dialogue avec lui.
A partir de là, nous avons créé une danse », que Roselyne a
présentée en solo, en public, au vernissage de l’exposition Skin.
« Ce travail l’a
métamorphosée, témoigne Marie Motais. Elle a contacté son énergie de vie. Son corps s’est délié, son œil s’est
remis à pétiller, elle s’est sentie libérée d’un carcan. Bref, elle a guéri la
façon dont elle se voit, dont elle s’aime. C’est un grand cadeau de ces
rituels. »
Reste à se souvenir que l’initiation n’est que le début du chemin. « En latin, initiare signifie commencer, rappelle Stéphane Gonnu. Nous sommes là pour ouvrir une porte, créer un élan. » A la personne ensuite, une fois le
rituel traversé, de parvenir à en intégrer la portée dans son quotidien. Pas
facile, quand rien autour de soi n’a changé… « La solitude
affleure, le risque est de retomber rapidement dans ses habitudes,
concède le président de MKPEF. C’est pour cela
que nous avons créé des groupes d’intégration. »
C’est aussi pour cela que les hommes initiés reviennent initier à leur tour. « Y retourner, c’est remettre l’ouvrage sur le métier, se confronter à
la responsabilité d’être là pour l’autre. En transmettant ce que nous avons
reçu, nous continuons à recevoir », conclut Stéphane Gonnu.
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