De
la proto-histoire aux royaumes légendaires
Certains ont cherché à
faire naître le culte de Cybèle dans des périodes reculées, en s’appuyant sur l’iconographie
caractéristique de la Déesse.
La plus ancienne
représentation de la Déesse maîtrisant les fauves est vieille de 8000 ans : il
s’agit d’une statuette retrouvée à Çatal Hüyük en Phrygie. La Mère est
confortablement assise entre deux félins mais elle n’a pas de nom. En Asie
mineure, des Déesses mères étaient vénérées avec les mêmes caractéristiques
iconographiques (des
fauves ou des cervidés à leur côté). Elles régnaient sur la montagne, la forêt
et toutes les sources de la fécondité. Elles étaient adorées sous forme de
bétyles, ces fameuses pierres sacrées.
Son nom de Cybèlè ou
Kubaba apparaît à l’époque classique et lui vient de celui d’une montagne, lieu
de sa première épiphanie au 16ème siècle avant J-C. Mais il apparaît
pour la première fois au fronton du sanctuaire
phrygien d’Aslankaya, au 6ème siècle avant l’ère commune. La Phrygie du
6ème siècle, c’est la terre des rois Midas et Crésus où l’or coule dans le
Pactole. Cette richesse vient de la Déesse, représentée par des magistrats- prêtres,
désignés comme ses Attis. C’est depuis la ville phrygienne de Pessinonte que le
culte de la Grande Mère va se diffuser. Pessinonte était un Etat- Temple devenu
vassal des rois de Pergame, les Attalides. Le clergé de Cybèle avait à sa tête
un Attis qui était le grand-prêtre et un Battakès, qui était le vice-président
du collège sacerdotal.
Son culte se répand
ensuite dans tout le bassin méditerranéen en se transformant, par le travail
d’auteurs savants qui vont affiner sa mythologie. Simplement appelée «la Mère»,
elle possède un sanctuaire (metroon) sur l’agora d’Athènes, dès la fin du 5ème
siècle avant l’ère commune. On y dressait, depuis 403, année de la création des
archives publiques athéniennes, des stèles portant les textes de lois. Les
lois, décrets et actes des procès sont dès lors déposés aux pieds de la Mère
des dieux «qui s’est établie gardienne pour la cité de la justice écrite».
La Mère a la garde de la
vérité collective et veille sur les travaux du Conseil des Cinq-cents (Bouleutérion)
qui jouxte son temple sur l’agora. Son temple est unique alors
que les lieux de culte sont éparpillés sur l’ensemble du territoire civique,
elle réside dans ce sanctuaire dans une sorte d’unicité, un monothéisme
métroaque. Mais avant d’avoir des prêtres, la Mère a des employés publics (dont
des copistes) et des trésoriers pour conserver les documents archivés. Aucune
source ancienne n’atteste d’une origine phrygienne du culte de la Mère à
Athènes. Au contraire, elle semble plus ancienne que Déméter elle-même avec
laquelle elle a quelques points communs.
Rattachée ainsi aux
profondeurs de la terre, elle préside à la justice et à la fécondité.
Qu’on ne s’y trompe pas : des prêtres émasculés
inspiraient surtout de la méfiance au bon vieux peuple de Rome, si attaché à
l’ordre des choses et à ses mœurs traditionnelles. Il leur a fallu une grande
foi en la Déesse et en ses oracles pour accepter la Magna
Mater Deum Ideae (MMDI : Grande Mère des Dieux de l’Ida).
La Déesse qui fait son
entrée à Rome, halée sur le Tibre dans une navigation depuis Pergame, est
fortement marquée par l’hellénisme en dépit de son origine anatolienne. Rome va en faire une divinité
ancestrale en recourant à l’histoire d’Enée, ancêtre des fondateurs de Rome,
mais va aussi neutraliser les aspects transgressifs de la Déesse : il n’y a
pas de mythologie cybélienne romaine mais un récit historique de son
introduction dans le panthéon civique. Durant la seconde guerre punique
(218-202 avant JC), les Livres Sybillins commandèrent aux Romains de ramener
depuis Pergame, une pierre noire vouée à Cybèle. Les récoltes furent abondantes
et en 204, Hannibal fut vaincu par les armées romaines. Les Romains
instaurèrent donc la célébration des Jeux Mégalésiens, en l’honneur de la
Déesse, chaque année du 4 au 10 avril. Rome a cependant tempéré ce culte fait
de transgression, d’actes irréversibles et de transes : le collège sacerdotal
était composé de prêtres phrygiens et il était interdit à un romain de devenir
prêtre de la Déesse, de faire la quête ou d’animer le culte d’une façon ou
d’une autre.
C’est le jeune Scipion
Nasica qui fut chargé de porter la pierre hors du navire et de la porter à
terre à une procession de matrones qui se la passeront de main en main, en
cortège jusqu’au sanctuaire de la Victoire, demeure provisoire de la Déesse.
Entre en scène le mystérieux personnage de Claudia Quinta. Une vestale pour
certains, une simple matrone pour d’autres mais une réputation sulfureuse pour
tous, due à une langue trop longue . Voilà la carène qui
transporte Cybèle, embourbée. Tout le monde prête main forte, sans succès.
Claudia Quinta s’avance et invoque la Déesse en ces mots : Bienveillante
Déesse, mère féconde d’une lignée de dieux, accueille ma prière de suppliante,
si je remplis une condition précise. Ma chasteté est contestée : si toi, tu me
condamnes, je reconnaitrai l’avoir mérité ; la mort sera mon châtiment, si je
dois ma défaite au jugement d’une Déesse. Mais si je ne suis pas coupable, tu
me donneras un témoignage authentique de moralité et toi, la chaste, tu voudras
bien suivre mes chastes mains.
Le miracle s’accomplit,
sans aide, Claudia Quinta tire la carène et la chaste Déesse s’avance sans
effort. La Déesse fut gardée pendant treize ans dans le sanctuaire de la
Victoire jusqu’à l’achèvement de son propre temple qui se trouvait sur le mont
Palatin. Il fut détruit en l’an 3 de l’ère commune puis reconstruit par
Auguste. En réalité, tant les rites, que la castration ou l’aumône, seront
considérés comme choquants par les Romains qui règlementeront strictement ce
culte qu’ils ont pourtant accueilli par respect des oracles. Cybèle est romaine
et étrangère à la fois : la bonne société romaine et les galles phrygiens la
célèbreront avec la même ferveur mais selon des procédures rituelles
distinctes. Rome maintiendra sous contrôle tout ce que le culte peut avoir de
frénétique.
Varron et Lucrèce donnent
des explications allégoriques des éléments du culte de la Déesse : le tambourin
des galles représente le disque
terrestre autour duquel on se meut tandis qu’elle est immobile. Les
cymbales évoquent les outils agricoles
qui doivent s’agiter sans cesse pour
faire sortir la nourriture de terre. Les galles sont des hommes sans
semence qui s’attachent à la terre qui les contient toutes. Pour Lucrèce, les
galles représentent ceux qui, ayant manqué de piété filiale, sont indignes
d’avoir une postérité. Par la suite, de nombreux cultes ont cherché à s’associer à celui de Cybèle pour
bénéficier de son caractère officiel et de sa popularité, comme en témoignent
les oeuvres de Lucrèce (De natura rerum) et de
Catulle. Apulée dans son roman «l’Âne d’Or» livre
aussi une description pittoresque d’un cortège de galles, ces prêtres émasculés
et invertis, à mi-chemin entre le sacerdoce et l’escroquerie.
Attis, du fils du roi Midas à un ersatz du Christ
Primitivement, Cybèle
n’avait pas de parèdre et son culte était apparemment une forme de monothéisme.
Le culte d’Attis aurait été importé par des tribus thraces en Phrygie et les
différents mythes, selon les époques et les lieux, le présentent alternativement
comme le fils ou l’amant de la Déesse mais toujours victime d’une furie
destructrice provoquée par un désir érotique violent. Attis ne deviendra le
fils de Cybèle que bien plus tard et en réalité, cette filiation restera
exceptionnelle.
Attis,
un personnage historique ?
On distingue 2 catégories
de mythes concernant Attis : les mythes lydiens (Hérodote, Hermésianax) et les
mythes phrygiens. Hérodote présente Atys, ainsi épelé par le célèbre historien,
sous les traits d’un fils du roi Crésus, mort au cours d’une chasse contre un
sanglier gigantesque, tué par la lance du prince chargé de le protéger3. Ce
prince nommé Adraste évoque Adrasteia, une Mère divine dont le nom est souvent
associé à Némésis, donc aux décrets inéluctables du destin. Hermésianax en fait
un impuissant, missionnaire du culte métroaque. Le courroux de Zeus s’abat sur
lui et il périt sous les coups d’un sanglier.
Au cours des siècles, la
figure d’Attis devient prééminente. Ce n’est qu’aux alentours des 3ème et 4ème
siècles de l’ère commune qu’une idéologie de résurrection se développe autour
d’Attis, directement reprise de la mythologie chrétienne. Au 2ème siècle de
l’ère chrétienne, Pausanias transmet une version
pessinontienne et qu’il veut originelle, du mythe d’Attis. La Terre, fécondée
par la semence de Zeus, engendre un monstre bisexué, Agdistis. Les dieux,
effrayés, coupent le pénis du monstre dont va sortir un amandier avec ses
fruits mûrs. La fille du fleuve Sangarios tombe enceinte du fruit de l’amandier
et donne naissance à Attis, qui est abandonné puis élevé par un bouc. Devenu
adulte, Attis doit épouser la fille du roi de Pessinonte mais Agdistis s’éprend
d’Attis et surgit pendant le mariage. Pris de folie, Attis s’émascule.
Agdistis, fou (ou folle ?) de chagrin et de regrets, obtient de Zeus que la
pourriture épargne le corps d’Attis.
Arnobe,
converti au christianisme au 4ème siècle, se lance dans une diatribe contre les
païens dans son Adversos
Nationes. Il instruit un dossier à charge contre le paganisme et son
«immoralité» supposée en recueillant
tous les mythes comportant des transgressions. Arnobe se réclame d’un «insigne
théologien», un Eumolpide du nom de Timothée qui aurait tiré ses connaissances
d’ouvrages peu accessibles et anciens et de sa propre pratique des mystères de
la Grande Déesse.
Bien qu’en apparence
hostile et décidé à critiquer le paganisme, Arnobe compile différentes versions
du mythe et offre un récit cohérent sur Attis. La Mère des Dieux est une pierre
issue de la roche dont Pyrrha et Deucalion se sont servis pour donner naissance
à l’humanité post-diluvienne. Cette roche dénommée Agdus se trouvait en
Phrygie. La pierre fut animée par la volonté divine pour devenir la Mère. Zeus
tenta en vain de la violer et n’obtint de sa semence, que le monstre Agdistis
(également bisexué). Agdistis menaçait les hommes et les dieux. Un subterfuge
de Dionysos va provoquer la castration du monstre : enivré et les parties
génitales liées, Agdistis se châtre en s’élançant à son réveil. Du sang
d’Agdistis répandue sur la terre, naît un grenadier. La fille du roi Sangarios
tombe enceinte en recueillant une grenade. Le roi est furieux de ce qu’il pense
être une conduite déshonorante et enferme sa fille pour la faire mourir de
faim. Mais la Mère des Dieux vole à son secours et la jeune fille met au monde
Attis, que Sangarios expose. L’enfant est recueilli par un berger du nom de
Phorbas qui le nourrit de lait de bouc. En grandissant, Attis est aimé de la
Mère des Dieux mais aussi d’Agdistis. Pour l’aider à échapper à Agdistis,
Midas, roi de Pessinonte propose sa propre fille en mariage au jeune Attis. Il
fait clore sa citadelle afin que nul ne vienne entraver le bon déroulement de
l’union mais la Mère des Dieux soulève les murailles de sa tête et Agdistis
insuffle la folie à tous les convives.
Entré dans une démence
proche de la transe, Attis s’émascule et se laisse mourir mais la Mère des
Dieux recueille les organes qu’elle ensevelit comme des morts, après les avoir
lavés et vêtus. Le sang d’Attis répandu fait naître des violettes
et la jeune épousée Ia
(qui signifie «violette») se suicide après avoir recouvert la poitrine du mort
de laine tendre et pleuré en compagnie d’Agdistis. La Mère des Dieux est
inconsolable et ses larmes vont faire pousser un amandier, signe de l’amertume
du deuil. Ses plaintes se mêlent à celles d’Agdistis. La Déesse emporte dans
son antre le pin, où le jeune homme a perdu sa virilité. Agdistis implore Zeus
de le faire revivre mais celui-ci ne le permet pas ; en revanche, le corps d’Attis
fut épargné par la pourriture, ses cheveux poussèrent éternellement et seul son
petit doigt survécut agité d’un mouvement incessant.
Agdistis consacra le corps
à Pessinonte et le fit honorer par des prêtres dédiés en des rites annuels.
Ce récit phrygien contient
pourtant des éléments anciens (6ème siècle avant JC) et grecs (notamment le
recours à Deucalion et à l’humanité née des pierres ; quant au vieux thème grec
de l’autochtonie, la naissance d’Agdistis évoque Erichtonios).
Le
cycle liturgique d’Attis à l’époque classique : une lecture post-chrétienne du
mythe d’Attis ou les effets de la concurrence
Ce cycle célèbre la mort
et la résurrection du jeune Attis en une ultime version du mythe. Revécu de
façon intime et liturgique, il transforme le profane en initié. Amoureuse de ce
jeune berger Phrygien, abandonné enfant dans les roseaux, Cybèle le découvre et
il devient son amant. Cependant Attis devint amoureux à son tour d’une nymphe
du nom de Sagaritis (qui prend dans l’histoire, la place de la fille du roi) et
Cybèle folle de colère, fit périr la nymphe et frappa Attis de folie. Attis
submergé par la douleur s’émascula pour se punir de sa trahison. De son côté,
Cybèle prise de remords le changea en pin. Le cycle liturgique d’Attis commence
par le sacrifice d’un taureau de six ans, le jour de l’équinoxe de printemps et
la procession d’un pin abattu, enveloppé dans un linceul qui représente le
corps du défunt Attis. Six jours de jeûne et de continence vont suivre.
Le lendemain est le jour
de l’arbor intrat (entrée de l’arbre). Le troisième
jour est consacré au deuil et au jeûne. Le quatrième jour est le dies
sanguinis, le jour du sang : l’hystérie collective est de rigueur, les
mystes se tailladent et se flagellent, les prêtres s’émasculent (sous l’Empire,
cette émasculation deviendra symbolique, Hadrien l’ayant interdite). Après
l’éviration, les galles sont tatoués ou l’on place parfois une feuille d’or sur
la cicatrice de la mutilation. Dans la nuit de Pannychis, les fidèles veillent
le dieu, dans un lieu réservé, pour lui offrir leur force vitale. Attis pouvait
alors renaître dans la nuit, la lumière apparaissait et un prêtre annonçait la
résurrection du dieu.
Le cinquième jour, celui
des Hilaria est jour de gaité, de carnaval, de rire.
Le sixième jour est Requieto, repos
et introspection. La Lavatio conclut la «semaine sainte» d’Attis par une procession de purification.
Texte
issu du Magazine "Païens d’aujourd’hui"
Bonjour,Françoise .
RépondreSupprimerMerci pour cet article très bien documenté .
J'ai l'impression que la castration ou l'émasculation des auteurs de conduites impudiques est une pratique ancestrale, voir instinctive pour la conservation de l'ordre publique et l'honneur de chacune et chacun ?
Aujourd'hui encore de nombreuses voix s'élèvent pour réclamer la castration des hommes impudiques .Le pourvoir continu pourtant a interdire obstinément cette sage pratique matriarcale ancestrale ?
Dans la cérémonie du sacrifice du taureau châtré ,sur l'estrade percée de trous ,les victimes peuvent sous l'estrade se laver de leurs offences ?Des hommes se dénudent et se castrent eux même en publique ? Sont 'il des coupables impudiques qui se lavent de leurs fautes en reniant leur virilité impure devant tout le monde ? Ils font ainsi un acte de soumission devant leur communauté . Les hommes affligés d'une sexualité déviante, n'ont 'ils pas le devoir de renoncer a leur virilité ?
Cette clef de lecture peut aider a comprendre un des secrets de ce culte antique ?