Chercheur
en physique nucléaire, c'est un esprit rationnel. Elle n'était pas prédisposée
à vivre une expérience spirituelle. Pourtant, telle une grâce, « cela » lui est
arrivé.
Il est des voix claires, voix de femmes qui sont autant d'invitations au
voyage intérieur. Voyage sans itinéraire au cours duquel se révèle la véritable
nature humaine. Parmi ces témoignages on pense au journal d'Etty Hillsum
( Une vie bouleversée , éd. du Seuil), à celui d'Irina Tweedi
( L'Abîmes de feu , éd. L'Originel). Pour Marigal, quelques
heures dans un « état de grâce » inattendu furent le point de départ d'une
quête personnelle qui, restée jusque-là à l'arrière plan, a pris soudain une
forme concrète. Elle raconte son itinéraire intérieur dans un livre, Voyage
vers l'insaisissable, témoignage d'une incroyable beauté dans sa simplicité.
N C : Au cours de votre vie, rien ne
semblait vous destiner à vivre tout ce que vous racontez dans votre livre.
Marigal
: Enfant, j'avais vécu à plusieurs reprises des
expériences de modification d'état de conscience. Je ressentais ce processus
comme normal. C'était dans l'ordre des choses.
Le jour où cela s'est à nouveau
imposé en moi, je disposais de temps pour m'y consacrer pleinement.
Un dimanche d'automne à la
campagne, quelques amis sont à la maison et, le repas terminé, certains se
préparent à faire une promenade dans les bois, d'autres à passer l'après-midi à
bavarder devant le feu de cheminée. Je suis dans la cuisine pour effectuer
quelques rangements avant de les rejoindre lorsque, soudain, je prends
conscience que quelque chose est changé, différent. Tout est net, clair,
limpide, immédiat, comme si un voile avait été enlevé, comme si une vitre avait
disparu. Je n'ai plus l'impression de regarder autour de moi, le centre du
regard a disparu, « je » ne suis plus dans le regard. Les autres, le monde qui
m'entoure, le personnage que je suis participent d'une même vie, d'une même
substance, sans séparation, sans rupture, dans un même mouvement fluide et
harmonieux. Les gestes coutumiers se déroulent d'eux-mêmes, simples, faciles,
portés par le silence intérieur intensément présent. Silence et amour infini
qui émane de sa propre nature, irradie de lui-même et de toute chose.
L'apparence du monde n'a pas changé, mais le monde vit autrement, habité par ce
silence et cet amour qui sont le cœur de toute chose et de toute vie. Le
personnage (que je suis) n'a pas changé, mais « je » n'est plus dans le
personnage, remplacé par ce silence et cet amour qui rayonne et chante à
l'infini. J'en suis totalement abasourdie. Je ne comprends pas ce qui a pu se
passer : comment l'esprit, sans se diviser, peut-il aller dans deux directions
différentes, se rejoindre lui-même et se retrouver UN, Infini à l'infini,
béatitude dans la lumière ?
Et pourtant, c'est tout à fait
clair, aussi simple et évident que d'ouvrir et fermer les yeux.
Cela dure quelques minutes ou quelques heures, et j'essaie de comprendre ce qui
se passe, de sentir la manière dont je fonctionne dans ces moments-là.
Au début, dès que je regarde le
processus, il disparaît ; mais en essayant de l'observer d'une façon plus
légère - du coin de l'œil - j'arrive à l'apprivoiser. Et, avec un peu d'habitude et de persévérance, cette ouverture est là
pour de longs moments : moments de perfection, d'harmonie totale, de félicité
qui m'aideront à reprendre pied quand tout, y compris moi-même, semblera se
disloquer, voler en éclats ; garde-fou précieux et efficace face aux paradis
les plus merveilleux et les enfers les plus abominables. Car si l'on est
gratifié des plus grandes béatitudes, on rencontre aussi d'innombrables forces
obscures, agressives et terrifiantes, sans formes définies, sans images mais
pourtant très concrètes, qui pourraient rivaliser avec tous les démons, dragons
et monstres racontés ici ou là, qui cherchent à vous écraser, vous rompre, vous
anéantir. Ce serait la terreur absolue si, alors que le corps, le cerveau et la
sensibilité passent par toutes sortes d'horreurs, l'esprit en éveil ne restait
immobile, intouché.
Lorsque cet état de conscience s'est imposé en moi, j'ai
simplement ressenti un besoin extrême de l'approfondir en me disant qu'un être
humain normal doit vivre ainsi. Vivre cet état béatifique où rien ne manque.
Tout est à sa place ! Il n'y a rien à ajouter, ni à enlever. Tout prend du
relief. C'est une façon différente de se situer dans la vie. À l'époque,
j'étais entourée de personnes qui s'intéressaient au bouddhisme, à
l'hindouisme, mais aussi à la mystique chrétienne.
Bien souvent elles parlaient de réalisation, de transcendance,
d'effacement de l'ego... autant de concepts qui me paraissaient étranges et ne
m'interpellaient guère. Enfant, il me fallait peu de choses pour être
émerveillée et je pense que l'on naît avec cette faculté plus ou moins
développée. À ceci s'ajoutait une hypersensibilité qui aurait pu être jugée
presque maladive. Ce sont ces capacités d'émerveillement et de sensibilité à la
vie qui expliqueraient le mieux la préparation à ce bouleversement intérieur.
Heureusement, ma formation scientifique m'a permis de garder les
pieds sur terre. J'ai pu ainsi observer ce processus de transformation
intérieure comme si j'étais dans un laboratoire en train de contempler la vie
sous un microscope. Pour cela, il me fallait être rigoureuse, logique, observer
sans rien ajouter, ni supprimer quoi que ce soit. En même temps, observer
attentivement tout ce qu'il est possible d'observer tout en restant
complètement détachée et immobile.
D'autre part, le seul
moyen qui m'apparut pouvoir être efficace dans ce sens est la méditation. Je
n'avais pas d'expérience dans ce domaine, ni d'idée particulière sur le
pourquoi et le comment de cette pratique, mais en lui donnant le sens de « se
diriger vers le dedans », « aller vers l'intérieur », cela semblait être
le moyen qui pourrait m'être utile pour ce que je cherchais - d'autant que je
n'en voyais pas d'autre. Je ne savais pas trop comment m'y prendre, je savais
seulement qu'il fallait dépasser le plan habituel de mon champ de vision, aller
au-delà de mon propre regard, ne plus être dans le regard. Il fallait donc
trouver un moyen de « quitter » le regard. Associant regard, vision et cerveau,
c'était donc dans le cerveau que devait se trouver le cœur de l'affaire.
Associant de même cerveau et mental, c'est peut-être par là que je pourrais
trouver le fil qui me mènerait là où je voulais en venir.
Aussi je commençais à observer comment fonctionne le mental. Une
véritable pelote de nœuds faits d'émotions, de sensations, de sentiments, de
pensées qui se mêlent, interfèrent, s'interpénètrent, s'embrouillent et
prolongent leurs antennes dans toute la personne. Essayer de voir clair dans
tout cela, démêler cet écheveau sans fin, observer, sentir, voir le déroulement
d'une émotion, d'un sentiment, d'une pensée ou de tout autre mouvement mental,
affectif, physiologique devient possible avec une attention, une vigilance
agile et sans cesse en éveil ; également un détachement, une impassibilité, une
immobilité d'une part de soi-même qui pourtant cherche à interférer, récupérer,
retrouver ce terrain connu que l'on essaie justement de traverser.
N. C. : À l'origine vous n'aviez pas un grand intérêt pour les questions
d'ordre spirituel..
Marigal : Non ! À cette époque, j'étais même plutôt critique. L'éducation
reçue lors de mes études chez les religieuses avait plus contribué à me remplir
le crâne d'idées fausses et préconçues qui masquaient cette capacité à voir les
choses telles qu'elles sont. Par la suite, j'étais pourtant entourée de
personnes sincères dans leur démarche spirituelle, mais la manière dont elles
vivaient me paraissait complètement saugrenue et aux antipodes de mes
préoccupations intérieures. Leur comportement concernait davantage le domaine
psychologique que spirituel. Plus elles s'interrogeaient sur le sens du désir,
de l'ego... moins je voyais la relation entre ce qu'elles disaient et ce que je
vivais. Pour moi, l'ego, il y en a ou il n'y en a pas. S'il n'y en a pas à quoi
bon chercher à le diminuer ? Et puis, s'il n'y a plus de désirs, on n'accomplit
jamais rien. C'est comme être réduit à une bûche, à un amas de protéines. Leurs
questions avaient une valeur, mais leur façon de se les poser était maladroite,
voire fausse.
N. C. : Comment expliquez-vous le désir ?
Marigal : Le désir n'est qu'une déformation du désir premier de retrouver
l'Absolu, mais comme nous sommes tordus, nous utilisons des moyens tordus. À
quoi bon vouloir ne plus avoir de désirs, alors que l'on ne peut travailler
qu'avec ce que l'on a sous la main ?
Pourquoi vouloir être libéré des désirs quand ils ne cherchent qu'à s'exprimer
? Chaque petit désir : le sexe, l'argent... ne sont que des à-côtés du grand
désir de l'Un. Mais nous sommes si égocentrés, étriqués dans notre façon de
voir la Vie et de la vivre que nous ne voyons que les petits à-côtés. Le plus
grand bonheur, c'est d'être là, dans le sens de la vie, et de répondre à sa
demande. Hélas, comme nous ne sommes pas assez sensibles et que nous nous
refusons à sentir l'essentiel, nous courons perpétuellement après des chimères.
Même l'amour n'est que le désir de l'Un.
N. C. : Quand cet état se révèle, subsiste-t-il des désirs ?
Marigal : Sur l'instant il ne subsiste rien, car il n'y a plus
d'individualité. Cependant, on ne reste pas en permanence dans cet état, même
si une part de soi s'y trouve.
Il faut différencier notre côté perceptif, qui se réfère au côté
intuitif et impersonnel, et le côté discursif avec tout son bagage mental et
intellectuel. Le désir apparaît à l'instant où le mental embraye sur une
intuition. En réalité on ne peut pas dire que les désirs disparaissent, car si
on apprécie les belles choses on les désirera - cela fait partie de notre être.
Nous ne sommes que l'expression du désir de l'univers.
N. C. : Quelle différenciation faites-vous entre le mental perceptif et
le mental discursif ?
Marigal : J'espère pouvoir m'étendre un jour sur ce thème, il
explique bien des choses. Cette différenciation permet de comprendre où
commence et où finit l'ego. Où commence et finit le désir. On observe que le
mental perceptif peut se cultiver comme a pu se cultiver le mental discursif.
Seules les méthodes diffèrent. Ce n'est pas parce qu'une personne est un génie
intellectuel qu'elle vivra un grand éveil. Elle l'exprimera seulement d'une
façon plus extraordinaire. M. Lambda pourra être aussi éveillé que
Krishnamurti, même s'il est moins doué pour le faire partager. Ce ne sont pas
forcément les hauts responsables d'un ashram ou d'un monastère zen ou chrétien
qui sont les plus éveillés. Il y a des disciples qui sont spirituellement aussi
évolués que leur maître. Seul leur manque ce don pédagogique pour enseigner, ou
peut-être ont-ils moins étudié.
N. C. : Sur le plan spirituel, tous les hommes sont-ils aptes tôt ou
tard à connaître cet état d'éveil, ou existe-t-il une prédestination ?
Marigal : Un grand nombre de personnes vivent des expériences d'ordre
spirituel qu'elles ne reconnaissent pas comme telles. Et soudain quelqu'un va
en vivre une avec plus d'envergure, car il est plus sensible et prédisposé à
l'intégrer. En réalité, il ne s'agit pas d'une prédestination, mais bien d'une
prédisposition permettant l'avènement de cette prise de conscience. Dans ce
processus, il n'y a aucune logique, cela peut se produire de différentes
façons.
N. C. : Quelles sont les facultés requises pour vivre cette expérience
spirituelle ? Une maturité profonde est-elle nécessaire ?
Marigal : La seule faculté, c'est d'être en accord avec quelque chose de
plus grand, de plus vaste que soi. Pour apprendre à lire il faut connaître
l'alphabet. En spiritualité, c'est pareil. On commence par vivre une ouverture
de conscience et si on reste sensible à ce processus, peu à peu le regard sur
le monde devient plus vaste, plus profond. La nature des choses et des
événements prend un relief différent. Plus on lâche le côté matériel, physique
et intellectuel, plus l'ouverture est grande. Cette prise de conscience ne peut
se produire que grâce à une grande prédisposition à ressentir les choses, à «
laisser faire », à abandonner.
Alors la conscience se déploie, s'épanouit. Quant à la maturité,
elle n'est ni mentale ni intellectuelle. Il n'y a aucune participation du
mental discursif. On peut être limité intellectuellement et vivre une grande
ouverture spirituelle. Dans ce cas, la personne aura du mal à en parler, mais
son vécu n'en sera pas moins authentique.
Rencontre avec Marigal,
propos recueillis par Bruno Solt
SOURCE : Clé.com
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