« Il y a
deux façons de vivre son corps, explique le psychanalyste J.-D. Nasio. Soit en
l’oubliant, et là j’identifie mon corps à mon être et je me dis que “je suis
mon corps” ; soit en pensant à lui, et là je tiens mon corps pour mon bien le
plus précieux, et je me dis que “j’ai un corps”. »
Plus
concrètement, cela signifie que lorsque nous ne faisons qu’un avec notre corps,
nous ne pouvons pas nous dédoubler, et donc le prendre comme objet de soins. En
revanche, si nous avons conscience d’avoir un corps, un « maître souverain »,
comme le définit le psychanalyste, qui a le pouvoir de prolonger ou d’arrêter
notre vie, alors nous pouvons le traiter avec tous les égards qu’il mérite.
Mais prendre
soin de soi n’est pas seulement une affaire entre soi et soi. Pour Robert
Neuburger, psychiatre et psychothérapeute (auteur, notamment, des Territoires
de l’intime, Odile Jacob, 2000), cette démarche n’a de sens que dans le cadre
d’une relation. « L’être humain ne peut pas “se faire exister” par lui-même, il
ne peut pas se passer de l’autre. C’est pourquoi on prend soin de soi non pour
soi, mais en fonction du regard des autres. Pour préserver une appartenance. »
Si l’on ne
se sent pas assez important, si l’on doute de sa valeur, si l’on n’a pas trouvé
sa place, prendre soin de soi n’a pas de sens. « Après mon divorce, je me
trouvais moche, sans intérêt, se souvient Agnès, 44 ans. Prendre soin de moi à
cette époque, ça voulait dire aller chez le coiffeur pour que ma fille ait
quand même une image positive de sa mère. C’est aussi pour elle que je mettais
du rouge à lèvres. »
On a trop écouté papa et maman
Si du regard
des autres dépend le regard que nous posons sur nous, c’est le regard parental
qui, le premier, nous permet de développer une relation bienveillante – ou non
– avec notre corps. « Savoir s’occuper de soi ou se négliger dépend à la fois
de notre histoire personnelle et de notre éducation, analyse la
psychothérapeute Michèle Freud (auteur de Mincir et se réconcilier avec soi,
Albin Michel, 2003). La perception de soi est façonnée par des mots, des gestes
et des regards perçus dans l’enfance.
Si cette
expérience a été satisfaisante, nous pourrons construire une image saine de
notre corps et une bonne estime de soi. Si ce n’est pas le cas, la relation au
corps sera plus difficile, et on préférera oublier ce mal-aimé de différentes
manières : mauvaise nourriture, surmenage, absence d’hygiène de vie, etc. »
A ces
données de départ, souligne Michèle Freud, viennent s’ajouter les messages
positifs ou négatifs transmis par notre éducation. « Ce conditionnement
détermine nos comportements : ne pas oser prendre du temps pour soi sans
culpabilité, considérer que s’occuper de soi est une perte de temps, une preuve
d’égoïsme, associer repos et paresse… » Toutes ces croyances, plus ou moins
conscientes, peuvent nous rendre sourds à nos besoins et freiner notre
aspiration au mieux-être.
Evelyne, 36
ans, pose un regard à la fois envieux et un peu méprisant sur « celles qui se
chouchoutent comme dans les magazines féminins ». « Des masques, des massages,
du yoga…, quand travaillent-elles ? Je gère une entreprise d’informatique de
vingt personnes, j’ai deux enfants, je n’ai vraiment pas le temps de me
dorloter ! » Mais Evelyne n’est aveugle ni sur son histoire, ni sur la façon
dont elle a dû s’imposer dans un milieu très masculin. Son père, ex-chef
d’entreprise, l’a toujours considérée comme son « héritier ».
« Pas
“héritière”, précise-t-elle en souriant. Chez nous, la valeur absolue, c’est le
travail et la réussite sociale. Quand mes copines se pomponnaient pour faire la
fête, je bossais pour préparer mon master aux Etats-Unis. Inutile de dire que
le maquillage et les fringues, c’étaient les cadets de mes soucis ! Aujourd’hui
pourtant, j’aimerais être plus douce avec moi, plus sensible et moins
cérébrale, mais c’est trop tard, les mauvaises habitudes sont prises ! »
On pense qu’on ne le mérite pas
Des prétextes, nous en avons tous
pour nous négliger en toute bonne foi. « Je n’ai pas le temps de m’occuper de
moi », « J’ai mieux à faire que de me prélasser dans un institut », « Je n’ai
pas les moyens de me chouchouter » sont les excuses boucliers que l’on met le
plus souvent en avant. « La plus courante est : “Je n’ai pas le temps”,
constate le psychothérapeute Gonzague Masquelier (directeur de l’Ecole
parisienne de gestalt - EPG -, auteur de Vouloir sa vie, la
gestalt-thérapie aujourd’hui, Retz, 1999). Evidemment, elle
abrite des croyances bien ancrées, qu’il faut cerner puis démonter pour pouvoir
neutraliser leur influence négative. »
Parmi celles-ci : « Je n’ai pas le droit de me faire
plaisir », « Je ne mérite pas ces dépenses », « Ce ne sont pas des soins qui me
rendront plus heureux »… Et chacune d’elles abrite de l’agressivité que l’on
retourne contre soi, un état dépressif, ou encore des messages inconscients
transmis de génération en génération. Laurène, 35 ans, a mesuré l’ampleur de
son « verrouillage intérieur » le jour où elle a accepté de se faire masser par
une amie. « Je me suis allongée en sous-vêtements, dans une lumière douce.
Muriel a commencé à me masser très doucement… Je n’ai pas tenu cinq minutes,
j’ai éclaté en sanglots. C’était trop : trop de douceur, trop de contact, je
n’avais jamais connu ça ! Chez moi, on s’embrassait une fois par an, et encore…
Toute cette dureté, cette sécheresse affective dont j’ai tant souffert sans
m’en rendre compte sont remontées d’un seul coup, j’ai pleuré pendant une
demi-heure sans pouvoir m’arrêter. »
Pour Gonzague Masquelier, cette réaction n’a rien
d’étonnant. Lorsque l’on s’est construit dans un environnement affectif rigide,
la douceur, les attentions, le toucher ne nous sont pas seulement étrangers,
ils représentent une menace pour notre équilibre. Pour ne pas remettre en
question son éducation, donc risquer de faire chuter le parent de son
piédestal, pour ne pas ébranler les stratégies de défense qui nous ont aidés à
nous construire, nous verrouillons toutes les portes afin de continuer à nous
traiter comme nous l’avons été.
« Prendre soin de soi peut également être douloureux ou
impossible si c’est vécu comme une transgression, ajoute Michèle Freud. Lorsque
l’on s’autorise à “aller” là où les parents se le sont interdit : se faire
plaisir, prendre du temps pour soi, savoir s’écouter. Cette démarche n’est pas
simple, cela demande de surmonter un sentiment de culpabilité pour sortir du
schéma de répétition. » Difficile en effet de s’offrir une cure en thalasso ou
une crème haut de gamme quand ses parents avaient du mal à joindre les deux
bouts.
S’il est plus facile de prendre soin de soi lorsque l’on a
appris à s’accepter, à s’aimer, il est aussi vrai qu’apprendre à se prodiguer
des soins peut conduire à mieux s’accepter et à mieux se traiter. « Je ne crois
pas aux grandes révolutions du jour au lendemain, poursuit Michèle Freud. C’est
pourquoi je préconise toujours, et pour tous, la politique des petits pas, la
seule qui puisse nous réconcilier en douceur avec notre corps, donc avec
nous-même. »
Carole, 41 ans, a fait sa petite révolution l’année
dernière. « Je ne prends plus mon petit déjeuner en famille, je quitte la
maison quand tout le monde se réveille et je vais marcher. Au début, j’étais
culpabilisée, mais maintenant, j’assume et je savoure chaque pas que je fais,
seule et légère dans le petit matin. »
Qui est l'auteur de cet article intéressant? J'aimerais le publier mais sans le nom de l'auteur....
RépondreSupprimerMerci pour tout ce que tu mets en ligne, le temps que tu y passes, et j'espère que tu auras pu vider un peu ta bibliothèque.
Le manuscrit de Marie Madeleine est beaucoup lu et rediffusé: c'est un signe de progrès!
Bisous et encore merci.
Lydia