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dimanche 5 octobre 2014

La déesse sauvage


“L'homme et la femme sont différents, nous dit Joëlle de Gravelaine, leurs extases ne sont pas les mêmes.” Plutôt que d'en déduire une sorte d'incommunicabilité féministe, la fondatrice de la célèbre collection Réponses (Ed. Robert Laffont) a décidé de nous raconter l'origine sacrée de l'extase des femmes, persuadée que cela peut aider à l'illumination des hommes.


En 1985, après quarante ans de route, pour jeter une première synthèse entre ses domaines de prédilection, où s'articulent symbolique, poésie, mythe, psychologie des profondeurs, elle fait de Lilith - fidèle servante du Créateur - son sujet d'étude, en publiant un ouvrage astrologique et mythologique sous le titre Le retour de Lilith : la lune noire (éd. L'Espace Bleu).
A travers les ambiguïtés du désir et de la rébellion de la première compagne d'Adam (avant Eve !), elle s'attaque à un moment passionnant de l'inconscient collectif : celui où, notamment par la Bible interposée, le nouvel ordre patriarcal décide d'enfermer la sauvagerie du désir féminin en enfer.
Joëlle de Gravelaine boucle aujourd'hui son plaidoyer sur la nature du féminin avec La déesse sauvage (Ed. Dangles). Elle y raconte que la Terre est à l'image de la Mère et vice versa, Terre mère, Magna Mater, donneuse de vie et de mort, maîtresse des arbres et des bêtes sauvages, à la fois primitive, subtile, spirituelle, androgyne, louve, serpent, truie et jument. Elle dénonce l'attitude malhonnête des Grecs à l'endroit des déesses - d'Ishtar à Athéna en passant par Isis, Démeter, Ereshkigal -, leur propension obstinée à les réduire à l'état d'ogresses sataniques et de mères destructrices, vidées de tout appel à la vie et à la résurrection. Position misogyne récupérée et entretenue plus tard par la tradition judéo-chrétienne.
Résultat : encore nombreux sont ceux que le désir sauvage, la jouissance, l'instinct de la femme archétypale, embarrasse considérablement. Ils contestent donc la légitimité de la Déesse des origines, et ce faisant, nient tout bonnement le rôle de la femme dans le monde.
Nouvelles Clés : Votre “déesse sauvage” ressemble à un véritable manifeste !
J. de G : Mes intentions étaient très claires. Dans tous les récits de la création du monde, il y a un présupposé bien installé qui consiste à remarquer que les hommes, le masculin, se sont emparés du ciel avec les eaux d'en haut contre les eaux d'en bas, qui seraient féminines. Pourquoi pas ? Ce qui me gêne, c'est qu'ils soient arrivés à convaincre tout le monde depuis des millénaires que le ciel, c'est mieux que la terre. J'ai donc un peu poussé les choses dans la direction de l'empathie en disant qu'on vivait dans un monde où on avait tellement survalorisé l'Esprit, le masculin, l'intellect, que ça se faisait au détriment de l'âme, du sensible et qu'on était tous en train d'en crever. Quand je défends ma Déesse sauvage, je défends donc tout simplement un féminin primitif, authentique, fécond, vivant.
N. C. : Des guerrières amoureuses capables d'assumer une dimension spirituelle, il en existe ?
J. de G : J'adore l'histoire de la Loba Huesera - dite “la louve” ou “la femme aux os”. Son travail consiste à ramasser des os dans le désert, en particulier des os de loup. Dès qu'elle a réuni tous les os d'un squelette, elle se met à chanter si fort que la terre tremble. Alors, peu à peu, le loup se reconstitue. Il se dresse, court vers le canyon et, frappé par un éclat de lune, se transforme en femme qui rit, libre et heureuse. Voilà comment, moi, je vois cette espèce de connexion toute directe avec les puissances de la terre, du chant, du rythme, et tout ça débouche sur une résurrection gaie, qui se passe par le truchement d'un animal formidable : le loup.
N. C. : N'y avait-il pas déjà dans le féminisme, une tentative immature d'utiliser le masque de Kali ?
J. de G : Kali n'a rien à voir avec le féminisme ! Avec sa grande roue, cette espèce de pressoir de sang, il y a simultanément mort et vie. Dans le féminisme, il y a eu un combat qui visait à exclure l'homme par rage et haine. Ma position est tout sauf une position de haine. Je prends avec humour leurs revendications d'un ciel supposé meilleur que la terre et je revendique la terre parce qu'elle est concrète et qu'elle donne des fruits ; mais en aucun cas je ne me situe en guerre contre l'homme. Mieux : je défends l'androgynat que l'on retrouve d'ailleurs à travers la déesse mère, le serpent, les jumeaux impairs et créateurs du monde.
Ce que je revendique, c'est le droit pour la femme, d'exprimer le désir de ce qu'elle a de plus vivant en elle et sans hypocrisie, éventuellement son désir le plus sauvagement sexuel, ou maternel, sans cette espèce de parure de dentelles ridicule dont on l'affuble. De même, je revendique le droit pour l'homme d'assurer sa part de féminité, son anima. Le monde tend d'ailleurs vers une certaine forme d'androgynat. C'est ce qui peut le sauver le monde. L'androgynat est en effet une façon d'éliminer la peur de l'autre. A partir du moment où l'on commence à savoir ce que ressent l'autre, comment et pourquoi il l'éprouve, on fait tomber des barrières. Ce qui fait peur, c'est la différence - le plus élémentaire des racismes.
N. C. : Le fait que les pères revendiquent aujourd'hui leur part de responsabilité dans la grossesse et la naissance, avec tout ce que cela implique d'amour et de sensualité, signifie-t-il que l'androgynat est en route ?
J. de G : Jung disait : “Il faut qu'un vieil homme devienne maternel.” C'est joli et c'est vrai. Pourquoi serions-nous éternellement des êtres coupés en deux, qui n'auraient pas le droit d'avoir en même temps une âme et un esprit, une sensibilité une violence féminine et masculine ? Les déesses s'amusent beaucoup pour cette raison, en particulier Ishtar, qui est à la fois déesse de l'amour et guerrière. Ça heurte la tradition masculine, au point qu'il y en a qui contestent qu'il puisse exister une déesse incarnant à la fois une violence de guerrière et une passion d'amoureuse. Mais enfin, les femmes sont toutes comme ça ! Pour quelle obscure raison seuls les hommes auraient-ils le droit d'être sauvages - j'entends une sauvagerie au sens de la forêt non de la barbarie ? Cela dit, je pense que l'androgynat est un stade dans lequel il ne faut pas rester. Passons par là, mais au bout du compte, restons hommeou femme. Il n'y a rien de plus effroyable qu'une femme entièrement virile qui a oublié sa part de tendresse.
N. C. : Comment la mythologie de la déesse s'articule-t-elle avec l'astrologie ?
J. de G : L'astrologie, je considérais ça comme une blague. Mon père s'y était intéressé à ses dépens. Je m'étais jurée de ne jamais y toucher. J'ai eu une enfance difficile, comme tous les mômes qui perdent leurs parents de bonne heure. Seulement, soit on se laisse engloutir par le malheur, soit on utilise en soi les réserves d'énergie pour remonter à la surface. J'ai toujours pensé que la vitalité était une vertu. C'est en tout cas ce qui m'a permis de gagner mon pain, de me débrouiller, de découvrir qu'on ne peut compter que sur soi-même, que les bonheurs sont éphémères. Je suis devenue l'assistante d'un ami de mon père avec qui j'ai pratiqué l'astrologie, sans conviction, juste pour manger. En parallèle, comme il y avait de la littérature dans l'écuelle familiale (Blaise Cendrars était mon parrain), j'ai pu lire pas mal de choses et développer ainsi mes désirs et centres d'intérêt. Associés aux rencontres de la vie (comme avec Jean Carteret, qui m'a aidé à m'accomplir), j'ai commencé à préciser mes recherches, en l'occurrence à approfondir l'astrologie. Trente ans après, la rédaction de Lilith a été à la fois l'aboutissement et le commencement de quelque chose, le lien entre astrologie et psychologie des profondeurs. Aujourd'hui, je travaille beaucoup avec des psychiatres et des psychanalystes.
N. C. : A quel moment avez-vous vraiment basculé dans l'astrologie ?
J. de G : C'est à cause de l'astrologie médicale. J'avais reçu la mission de tracer des centaines de thèmes de tuberculeux et de paralysés. Sans y croire. Arrivée au bout, je suis tombée sur des répétitions incroyables qui ne pouvaient pas être dues au hasard. Ça m'a agacée et je me suis trouvée en quelque sorte obligée de continuer. Depuis 1949, je n'ai plus arrêté. Ce qui, progressivement, m'a amenée à écrire des livres comme La voie du soleil, qui est une initiation poétique. Pour moi en effet l'astrologie est un langage poétique entre l'homme et l'univers.
N. C. : L'astrologie reposerait donc davantage sur des intuitions fulgurantes que sur une longue observation empirique ?
J. de G : C'est une réalité très incarnée quand même ! Seulement, on ne peut pas dire, au niveau de la prédiction, si ça va être vécu ou non. Alors “intuition fulgurante” ? Oui. Les meilleurs thèmes sont ceux que vous faites sans réfléchir, en osant vous jeter à la découverte de l'autre sans retenue. C'est une extraordinaire mobilisation d'énergie, une jouissance fantastique...

Voilà quelques années, j'ai passé quatre heures que je n'oublierai pas avec Fellini. Ce jour-là, en réalisant son étude astrologique, j'ai ressenti ce côté jubilatoire, ce sentiment d'être en même temps un homme et une femme. Le plus fort, c'est que Fellini le ressentait aussi.. A lui qui refusait toute interview, j'avais envoyé un mot : “Vous avez le thème d'un grand moraliste.” Il avait ri : “Moraliste, moi ?...
C'est tout à fait vrai !” et accepta la rencontre. Je l'ai attaqué à l'aztèque : “Vous êtes né un jour aigle.” Il a apporté un sceptre orné d'un aigle et a souri. Sa conjonction soleil-lune racontait un androgynat réussi. Il a sorti une petite statue mi-homme, mi-femme. Plus tard, il m' a dit : “Dans La Strada, Gelsmina, c'est moi aussi.” Lorsque je fonctionne sans filtre, d'instinct, avec spontanéité, je me sens complètement du côté de la déesse mère, de cette féminité définie par Kaiserling comme “tellurique”.
N. C. : Quelle est alors votre réaction quant à la distinction que les scientifiques proposent entre astronomie et astrologie ?
J. de G : Je partage leur point de vue. Nous parlons d'un ciel symbolique, nous utilisons des mouvements planétaires parce que c'est notre grille de décodage, mais ça s'arrête là. On ne parle pas du même ciel. Même s'ils sont en résonnance. Comment expliquer celle-ci, cela me reste mystérieux. Du côté de la mécanique quantique et des approches systémiques, ils disent, à leur tour, que “ce qui est en haut est en bas”, que nous sommes fait de la même poussière que les étoiles ; ils parlent de cette inséparabilité de la matière, et là, on parle bien de la même chose. Le fait est qu'à l'intérieur du microcosme humain existe la réplique exacte du macrocosme galactique. J'ai toujours été frappée de constater que ce sont les êtres les plus collés à leur thème qui sont les plus épanouis. Quand on voit le thème d'un Freud ou d'un Adler, on rit, tellement ils SONT leur thème ! Ils ne pouvaient pas inventer, ni parler d'autres choses, ni émettre d'autres théories que les leurs ! Il est aussi curieux de voir à quel point les poètes expriment sans le savoir les éléments forts de leur thème, parfois des phrases entières ! Les vrais artistes accomplissent leur destin à travers leurs œuvres. En cela, l'astrologie pourrait servir de critère d'authenticité. Un artiste qui frime, ça se voit. Cela pose bien sûr le problème de la liberté. Le destin est un rendez-vous que nous avons avec nous-mêmes et que nous devons assumer. L'intervention de l'astrologue dans ce rendez-vous doit être subtil. La prédiction par exemple est aliénante. On peut certes essayer de mettre en garde quelqu'un, en proposant une façon de vivre un transit, un aspect planétaire particulièrement difficile. Je suis convaincue qu'il y a toujours une possibilité de faire des choses très positives avec ce qu'il y a de plus menaçant dans un thème. Les thèmes tragiques de grands créateurs sont là pour le prouver. Il y a aussi une raison technique simple pour refuser la prédiction : en astrologie, on ne peut pas faire la différence entre un événement symbolique et un événement concret. Ça contraint à une extrême prudence. Et puis on n'a pas le droit de casser le moral des gens.
N. C. : L'ère du Verseau est-elle selon vous l'ère de la liberté individuelle ?
J. de G : C'est ne voir qu'un versant. Tous les signes ont leur zone d'ombre et de lumière. Uranus est le maître du Verseau : cela fait des grands révolutionnaires ou de grands dictateurs. On nous parle de liberté, d'universalité et en même temps se développent les pires nationalismes. Tout ce qui est supposé libérer l'homme nous expose à des choses abominables. Les manipulations génétiques, les bienfaits de la télévision, toutes les choses sur lesquelles on s'interroge. J'ai la conviction que l'ère du Verseau est celle qui pose le problème de la responsabilité du savant. S'il invente en restant responsable, il offrira à l'homme une formidable liberté. Bien sûr, il y a science et science. Quand on lit les démarches d'un certain nombre de scientifiques cartésiens, on craint pour le sacré. Mais il y a aussi les autres, ceux qui s'intéressent à la théorie du chaos, à la physique nucléaire, on se dit que ceux là ont le sens de l'inséparabilité de la matière et des fonctions des cerveaux droit et gauche. Il y a eu une science séparatrice. Une autre, que certains diraient holistique, devrait logiquement prendre de plus en plus d'importance.
N. C. : D'où cette conjonction science/spiritualité qui est en train de se faire ?
J. de G : Ou de se défaire ! Si on en parle beaucoup, c'est peut-être qu'elle se défait. On a commencé à une certaine époque à parler communication, et on est rentré dans une incommunicabilité totale. Plus personne ne se parle. J'affirme que quand on commence à entendre parler d'un mot avec insistance, il faut se méfier. Je suis inquiète de voir à quel point on parle de solidarité en ce moment. On nous parle de contact avec l'univers et on tombe dans le particularisme le plus étriqué. C'est de l'essence Verseau.
N. C. : Pour en revenir à la déesse sauvage, ne renvoie-t-elle pas à quelque chose d'animal, peut-être à un paradis de perfection animale ?
J. de G : Qu'est-ce que l'âme ? C'est ce qui permet de chanter, non ? Pour qu'il y ait une âme, il faut de la jubilation. Est-ce qu'il y a chez l'animal ou le végétal de la jubilation ?
A l'évidence, oui. N'allons-nous pas un peu trop vite en disant que l'animal n'a pas de conscience réflexive ou pas d'âme ? Dans le jappement d'un chien ou la voluptueuse caresse du chat, il y a de la jubilation. Mais c'est vrai qu'il y a sûrement pas d'esprit au sens où le masculin l'entend.
N. C. : Dans La Déesse Sauvage2 vous racontez une expérience qui vous est arrivée dans un temple en Egypte, où vous avez ressenti les contractions d'un accouchement. De telles expériences sont jubilatoires aussi ?
J. de G : Tout à fait. J'étais partie en voyage sur le Nil. Je me suis retrouvée à visiter Denderah et plus précisément la crypte du temple d'Isis-Hathor. Face à un mur, plongée dans l'obscurité j'ai ressenti, c'est vrai, de violentes contractions d'accouchement. Je me suis tournée vers un autre mur, yeux clos toujours et j'ai vu intérieurement les cornes d'Hathor, son disque rouge, avec le sentiment d'être entraînée dans une danse d'électrons. Après ces deux expériences, j'ai appris que sur ces parois figuraient, d'un côté un texte (en hiéroglyphes) sur la naissance physique, de l'autre un texte sur la naissance spirituelle Seules les femmes peuvent vivre ces sensations. Peut-être parce qu'elles sont par définition plus ouvertes, prêtes à accepter de se laisser traverser par des forces, des énergies qui les dépassent.

 par Karine Lou Matignon et Joëlle de Gravelaine

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