Pourquoi avec les
femmes y aurait-il plus de morale et d’intelligence qu’avec les hommes ?
Sandrine
Treiner : Parce que nous avons
dû développer ces moyens-là pour nous imposer dans un monde d’hommes. Autant
les mettre à profit pour changer le monde. Un monde équilibré dans le rapport
entre les sexes sera un monde meilleur.
Comment se situent
les hommes face au discours féministe ?
Michelle
Perrot : J’ai une petite-fille
de vingt-cinq ans convaincue qu’être une femme aujourd’hui n’est pas toujours
évident ; elle est sans concessions. Mon petit-fils est plus
réticent : le féminisme lui fait un peu peur. Beaucoup d’hommes, y compris
des jeunes, sont comme lui. Je pense qu’il n’est pas si simple pour eux de
passer de la royauté absolue à un monde du partage. La question des modèles
identitaires continue de se poser avec acuité, encore plus dans les milieux
défavorisés où règne encore le vieux modèle traditionnel de la virilité, du
patriarcat, du muscle, du rejet de l’autre et du différent. C’est l’une des
raisons pour lesquelles le Front national y a du succès. Et c’est, en partie,
ce qui explique la recrudescence des violences contre les femmes qui, elles, sont
en train de changer.
Sandrine
Treiner : Dans les autres
catégories de la population, le vernis y est, je le concède volontiers. Mais
les regards sont les mêmes, les plaisanteries n’ont pas évolué. Sous le vernis,
je vois beaucoup d’agacement chez ceux qui se disent : « en voilà du
bruit pour rien », mais qui se savent obligés de faire attention à leur
conduite et à leurs mots pour ne pas se faire taper sur les doigts. Les
modifications ne sont pas suffisamment radicales, quel que soit le milieu
d’appartenance.
Michelle
Perrot : L’agacement dont
parle Sandrine est palpable, il est même en augmentation. Par exemple, on ne
pardonne rien à une femme politique…
Sandrine
Treiner : Ni à une femme tout
court : quel que soit son talent professionnel, on lui reprochera son
caractère, son autoritarisme, sa supposée froideur, son salaire parfois, autant
de choses qu’on ne relèvera pas chez un homme, dans la même situation.
Comment décririez-vous
l’évolution du féminisme en un demi-siècle ?
Michelle
Perrot : Il y a cinquante ans,
nous voulions l’égalité, c’est-à-dire ce qu’ont les hommes, quitte à renoncer à
certains attributs de la femme, comme la maternité qui nous situait dans une
« féminité héritée ». Cependant, le féminisme n’a jamais été
antinomique avec la féminité, même si l’on a collé aux féministes des
étiquettes de « moches » et « mal baisées ». Dans les
années 1930, Marguerite Durand, qui était actrice et très belle, disait :
« Nul ne saura jamais ce que le féminisme doit à mes cheveux
blonds. » Aujourd’hui, nous voulons tout : le travail et la famille,
au sens le plus libre qui soit, des enfants. La France a les taux d’activité
féminine et de natalité les plus élevés d’Europe !
Sandrine
Treiner : Ce qui a changé,
c’est la dimension internationale de notre conscience d’être au monde,
l’aspiration au changement qu’expriment les femmes d’autres cultures. Nous
incarnons peut-être le dernier internationalisme possible, avec la démocratie.
Le féminisme a une légitimité universelle parce qu’il y a une universalité des
inégalités et des violences contre les femmes. Une solidarité active s’exerce
désormais et elle doit continuer à s’exercer, y compris dans notre propre pays
où je m’inquiète du recul que nous vivons depuis une quinzaine d’années :
sous couvert de défendre des cultures minoritaires, on en arrive à faire passer
l’idée que les droits évidents pour certaines femmes ne le sont peut-être pas
pour les autres et que, d’ailleurs, elles n’en voudraient pas. Le relativisme
culturel s’est infiltré dans le discours public dans l’indifférence politique,
divisant le mouvement féministe et se légitimant grâce à un antiracisme que je
ne comprends pas. J’espère que le Printemps arabe, grâce à la place que les
femmes pourraient conquérir, contribuera à clore cette séquence.
La lutte contre les
violences faites aux femmes relève au premier rang des droits humains, pas
juste du combat féministe !
Sandrine
Treiner : Mais qui se bat pour
les femmes dans le monde si ce n’est les femmes ? Depuis 1979 et la
ratification d’un certain nombre de textes et résolutions à l’ONU, ce sont des
femmes qui sont présentes, notamment sur le terrain. Quel est le grand livre
sur cette question signé par un homme ?
Michelle
Perrot : Les hommes sacrifient
aisément les femmes devant d’autres impératifs, ils n’en font pas une priorité.
En Pologne, à l’époque de Solidarnosc, on a vu des hommes engagés,
progressistes, rester prudents sur la question des femmes, sur celle du droit à
l’avortement, pour ne pas perdre l’opinion catholique. En France, les Radicaux,
des républicains de progrès, ont longtemps été hostiles au vote des femmes. Je
peux citer des dizaines de cas où les femmes se sont retrouvées seules dans la
lutte pour l’égalité, seules contre des hommes pourtant progressistes. Je crois
qu’il y a une frontière des droits des femmes au-delà de laquelle les femmes
ont peut-être des alliés masculins, mais si elles ne sont pas là, ces alliés ne
font plus grand-chose.
Nous sommes, en
France, en période électorale. Que représente votre combat dans les programmes
des partis politiques ?
Michelle
Perrot : Très peu de choses, à
part une défense des acquis dans le programme socialiste.
Sandrine
Treiner : Dans celui du Front
national, on trouve, à la rubrique « femmes », la famille et les enfants.
Avec un laïus proposant la relance de la natalité française et la promotion de
l’adoption prénatale pour lutter contre l’avortement, la vie étant sacrée
depuis la conception. Voilà ce que promeut Marine Le Pen, mise en avant dans
les médias comme un modèle de réussite personnelle et féminine.
Votre discours est
pessimiste. Atteindre « juste l’égalité » serait donc une
illusion ?
Michelle
Perrot : Non, mais c’est
toujours à refaire : l’histoire n’a pas de fin, chaque génération a besoin
de reconstruire le rapport égalitaire avec l’autre, d’analyser les situations,
d’inventer ses solutions. Trouver d’autres voies. Une génération a cherché à se
couler dans le modèle masculin. On se demande désormais pourquoi les hommes ne
se féminiseraient pas aussi. La quête de l’égalité, c’est aussi la quête du
bonheur. Hier, les hommes plaçaient leur bonheur dans la sphère privée où les
attendaient les femmes. Cela ne peut être l’idéal d’aujourd’hui. La société
s’est modifiée grâce à l’apport du féminisme.
Une dernière
question. Dans la « profession de foi » de CLES, nous proclamons que
le XXIe siècle serait celui des femmes et des Chinois. Une affirmation
péremptoire ?
Sandrine
Treiner : Il n’est pas parti
pour être celui des femmes chinoises. Dans une grande partie de l’Asie, la
situation des femmes se détériore, et apparaît le phénomène des « femmes
manquantes », une centaine de millions en Chine, avec les conséquences que
cela a sur le rapport des hommes aux femmes restantes…
Michelle
Perrot : On a pu parler de
« génocide des petites filles ». Si on n’extermine pas les filles, on
les laisse mourir. Il y a toujours, dans la représentation de la hiérarchie des
sexes, l’idée fondamentale que les hommes ont plus de valeur que les femmes.
Sandrine
Treiner : Tant que l’on
continuera de raisonner en fonction des sexes, c’est que du chemin restera à
parcourir : vive l’indifférence !
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire