Pages

dimanche 21 février 2016

Une grande ethnologue spécialiste des mythes de la Déesse : Françoise Gange




Pour cet article-invité que Francesca m'a gentiment autorisé à faire, j'ai beaucoup hésité entre présenter un article entièrement de mon crû, ou l'axer davantage vers une présentation de l'œuvre de celle que je considère comme mon mentor spirituel dans tout ce qui concerne les mythes de la Déesse.

J'ai finalement opté pour une présentation de celle qui, à mes yeux, reste la plus grande spécialiste du sujet.

Françoise Gange était une personnalité hors norme. Née en 1944, philosophe, sociologue et ethnologue de renommé, mais également écrivain, elle a étudié pendant des décennies les mythes du monde entier et leurs origines les plus lointaines. Elle s'intéressait également aux énergies et était énergéticienne et lithothérapeute.

Elle a publié, entre autres, trois œuvres majeures qui s'organisent comme une trilogie autour de l'histoire de la religion de la grande Déesse. Je n'ai jamais rien lu de plus documenté sur le sujet, Françoise Gange retournant à l'origine première des mythes ayant structuré les religions patriarcales, telles qu'elles nous sont parvenues. Grâce à sa grande connaissance des symboles qu'elle maîtrisait à la perfection, elle est parvenue à mettre au jour l'origine matriarcale des mythologies et à expliquer comment elles ont été recouvertes, petit à petit, par un tissu de plus en plus patriarcal, et ce jusqu'à ce que l'origine première des mythes de la Déesse ait été perdue.



J'ai découvert sa trilogie lors de sa réédition aux Editions Alphée en 2008, mais malheureusement pour moi, j'ai attendu le mois de mai 2011 pour essayer d'entrer en contact avec elle, par le biais de son éditeur. Mal m'en a pris d'avoir d'attendu si longtemps, je n'ai jamais pu obtenir le moindre contact de Françoise Gange puisque c'était le moment précis où son âme avait décidé de quitter son corps…


Quoi qu'il en soit, ses œuvres sont à lire à tout prix si vous vous intéressez aux religions de la Déesse. Dans cet article, je vais donc présenter un extrait de chacun des livres qui constituent sa trilogie sur l'ancienne religion de la Grande Déesse, et qui s'organisent comme suit :

  Avant les Dieux, la Mère universelle : traite du temps où l'humanité était placée sous la protection de la Grande Mère universelle, et comment, à partir de la fin de l'âge du Bronze, cette culture a commencé à être renversé par le nouvel ordre du Dieu Père dominant qui l'a non seulement  démonisée, mais a été jusqu'à en effacer sa trace dans la mémoire collective, se faisant passer pour le Commencement.

  Jésus et les femmes : est davantage axé sur le Jésus de la Gnose, d'après les Evangiles de Nag Hammadi, retrouvés en 1945 dans le désert d'Egypte. Ces Evangiles interdits nous révèlent l'enseignement gnostique de Jésus, qui était un maître spirituel ami des femmes et de la sphère féminine de l'humain, et constamment entouré de disciples à la fois masculins et féminins. Son message mal transmis prônait la compassion, l'ouverture à l'autre et au monde, et l'amour à la fois spirituel et charnel qui unit l'homme et la femme.

     Le viol d'Europe ou le féminin bafoué : nous présente en détail l'idéologie qui se cache derrière le mythe grec d'Europe, enlevée et violée par Zeus, le Dieu Père déguisé en Taureau. Ce livre analyse plus spécifiquement les causes de la violence envers le féminin qui caractérise les sociétés patriarcales, et comment ce mythe est porteur des fondements de la culture européenne, caractérisée par l'hypertrophie des qualités viriles conquérantes et un déficit du féminin.



Extrait de Avant les Dieux, la Mère universelle, Editions Alphée, 2008, p.71-72


Les sources de la monarchie de droit divin

La monarchie de droit divin n'est pas étrangères aux coutumes sexuelles sacrées (hiérogamies) qui, bien au contraire, la fondent.

Pour le comprendre, il faut se replacer à l'époque de la Déesse. La royauté de droit divin est alors dispensée par la Déesse à la Grande Prêtresse (la Nin) qui l'incarne sur terre, cumulant, dans une société où la vie de la communauté gravite autour du temple, deux fonctions qui n'étaient pas séparées : celle de Grande Prêtresse et celle de reine.

Frazer a montré ainsi qu' « à Khyrim, la Grande Prêtresse était automatiquement le chef de l'Etat. Plus généralement, on voit, à travers les mythes de Sumer et dans divers recueils de textes rédigés à l'époque des rois, qu'originellement la Nin, Grande Prêtresse-Reine ou Déesse vivante, régnait entourée de conseils d'anciens. »

C'est ainsi que certains textes datés de l'époque historique, sous le règne des rois mâles, regrettent explicitement cette réalité ancienne qui gravitait autour du divin féminin, parce que la vie y était meilleure et moins injuste. Ces textes précisent que désormais les puissants s'attribuent la majorité des richesses ; tandis que jadis, récoltes et répartitions des biens régis par le temple étaient communautaires. Les textes des réformes entreprises par le roi Urukagina (vers -2355 av. J.-C.) notent par exemple que le souverain, voulant revenir à une société plus juste, s'inspire d'attitudes communautaires qui prévalaient aux temps antérieurs.

Il est intéressant de remarquer comme le fait M. Stone dans son livre Quand Dieu était femme, que le terme utilisé pour caractériser ces réformes, amargi, a reçu une double traduction : « liberté » et « retour à la mère ». De même, la notion de Justice est incarnée en Egypte par Maât, la Grande Déesse. Elle est symbolisée par la plume d'Oiseau, légère, qui sert à évaluer le poids du cœur des morts se présentant pour le Jugement : « Sur les plateaux, le cœur est mis en balance avec la plume légère de la Déesse […]. Ne pas mentir, c'est parler selon Maât." L'égoïsme, la violence comme le mensonge, en Egypte, s'opposent à Maât, la Grande Mère »,

Conditionnés par la vision patriarcale de leur culture, la majorité des auteurs a interprété à l'envers le processus qui conduit à la royauté. Ils disent que lorsqu'une femme accédait par le mariage à la royauté, elle devenait alors Grande Prêtresse-reine. A l'origine, c'est l'inverse qui est vrai : sous le règne du divin féminin, c'est par son union avec la Nin, qui incarne la Déesse sur terre, que le mâle devient roi.




Extrait de Jésus et les femmes, Editions Alphée, 2008, p.53

L'enseignement de Jésus invite donc à passer outre les déterminations particulières de sexe, pour s'élever vers l'être authentique et atteindre à l'universalité de l'essence. Pour lui, l'être est un, à la fois mâle et femelle. Idée qui est aussi au centre du Tao. Faire de deux un seul, c'est atteindre la plénitude, c'est-à-dire le Royaume, en revenant à l'unité primordiale. On voit en quoi cet enseignement est révolutionnaire : il est à l'opposé de ce que postule la religion judaïque étayée sur l'idée de hiérarchie et sur la disparité des rôles échus au masculin et au féminin ; l'un étant invité à dominer, tandis que l'autre est appelé à se soumettre. On peut ainsi aisément comprendre les heurts de Jésus avec les autorités du Temple, gardiennes des traditions.

La question de la séparation rigoureuse, ou au contraire de la réunion entre féminin et masculin, apparaît ainsi comme un point central des divergences entre Yahvisme et enseignement de Jésus.

Cette idée de la réunion et de la fusion nécessaire des contraires en soi-même est encore exprimée un peu plus loin dans ce même Evangiles selon Thomas :

Si deux sont l'un avec l'autre en paix dans la même maison, ils
diront à la Montagne :"Déplace-toi!", et elle se déplacera.

Parvenir à la paix qui repose sur la réconciliation des antagonismes, c'est entrer en possession de son être véritable et trouver la racine de la Puissance ; non pas au sens d'une domination s'exerçant sur l'extérieur, mais au sens de la force intérieure maîtrisée. Celui qui a opéré en lui-même la réconciliation des contraires (ce qui jadis était en guerre) est devenu tout-puissant, plus rien ne peut l'ébranler. Cette "maison" en paix, c'est l'âme enfin retrouvée. Qui suit cette voie deviendra comme Jésus, deviendra Jésus.



Extrait de Le viol d'Europe ou le féminin bafouée, Editions Alphée, 2007, p.31

Ce rapide tour d'horizon montre que la jeune femme chevauchant un animal sauvage (ou se tenant assise près de lui), est une grande représentation religieuse qui met en scène la Déesse et son consort, l'animal puissant et fécondant dont elle maîtrise sexuellement et on pourrait dire amoureusement, la force - Taureau, Cheval ou Lion - dans le contexte de la « première culture » de l'humanité, structurée autour du divin féminin.

Culture qui nous renvoie aux premières époques néolithiques et sans doute même bien avant, et dont les vestiges se sont conservés jusque très tard après l'implantation de l'ordre patriarcal, puisqu'à l'époque où saint Paul a voulu évangéliser Ephèse, il s'est heurté à l'hostilité des fidèles de la grande Artémis, la Déesse/Mère aux multiples mamelles, dont le culte était encore si vivace dans la ville, qu'il dût renoncer à son prêche dans le stade. Aujourd'hui encore, en certains points du globe, la notion de divin féminin n'a pas disparu - dans l'Inde du Sud par exemple - et le culte de la Déesse est toujours bien vivant, dans plus d'une culture située en marge du grand courant patriarcal qui a fini par l'ensevelir partout ailleurs.

C'est ainsi que l'image d'Europe chevauchant le Taureau et jouant avec lui, s'avère correspondre à la première strate du mythe, strate originelle qui exprime la réalité historique la plus ancienne.
Le Taureau est l'un des symboles majeurs de la culture de la Déesse, culture qui a fleuri bien avant l'émergence de l'ordre patriarcal étayé sur les Dieux et les rois.

Il est important de remarquer que la notion de féminin divin est très ancienne, comme le montre la continuité des figures féminines sculptées ou incisées sur roches : "Dame à la Corne" à Laussel, en Dordogne, datée du Périgordien ; "Femme à la tête quadrillée" sculptée en relief sur une dalle calcaire au même endroit ; 'Dame de Brassempouy" sculptée dans de l'ivoire, dans les Pyrénées. Ou symboles féminins plus anciens : vulves gravées de l'Aurignacien en Dordogne ; à Angles-sur-l'Anglin par exemple, dans la Vienne ; à Tito Bustillo en Espagne etc. ; triangles fendus figurant le même motif de façon plus abstraite… jusqu'au innombrables statues féminines qui peuplent l'art du néolithique.

 L'œuvre de Françoise Gange offre un bon panorama de la religion de la Déesse Mère à travers le monde, et à travers le temps, et nous offre quantité de détails quant à ses symboles et à la manière dont ils furent inversés sous le règne de l'ordre patriarcal du Dieu Père.

Elle propose en dernier lieu un regard sur nous-mêmes et sur cette nécessité qui est la nôtre de rééquilibrer nos deux polarités féminines et masculines. Son message est aussi que l'avenir du monde dépendra de sa capacité à réintégrer son féminin perdu, afin d'être davantage dans "l'être" et un peu moins dans "l'avoir".

1 commentaire:

  1. Dans la même optique que Marija Gimbutas, merci pour cet article Françoise.

    RépondreSupprimer