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samedi 30 janvier 2016

A l’arrivée du fleuve rouge

Chez certaines femmes, les règles douloureuses ou trop abondantes surviennent tous les mois comme une tempête, un raz de marée, un cyclone, une inondation, une emprise. Une intrusion interfère dans leur petit bassin, les accapare, elles en sont tributaires. Pour d’autres femmes, à la place des douleurs de ventre, elles ont de terribles migraines.


Ces douleurs leur tombent dessus, handicapent leur vie plusieurs jours par mois, prennent beaucoup d’énergie, rendent leur vie fatigante pour elles-mêmes et leur entourage. À ma génération, l’explication la plus courante qu’en donnaient les mères était : « C’est normal d’avoir mal, ça passera quand tu auras un enfant. » Ce qui est loin d’être vrai. À leur époque, l’instruction de ce qu’étaient les règles n’existait pas. Rares étaient celles qui prévenaient leur fille de l’arrivée de l’événement. On l’a vu avec la mère de Nathalie qui, n’en sachant rien, a cru qu’elle était en train de mourir.
Voilà quelques-uns des propos tenus par les mères de mes clientes à l’arrivée de leurs règles :
« Mais ce n’est rien du tout ma chérie ! »
« Tu es grande, tu deviens une femme et tu seras toujours malade. C’est normal. »
« Fais attention maintenant, tous les hommes sont des salauds ! »
En se mettant à pleurer : « Ma pauvre petite fille. »
« Mais qu’ai-je fait pour avoir une fille qui souffre tant ? »
« Mon Dieu, mais vas-tu t’arrêter de grandir ! »
« Ben, qu’est ce qu’elle t’a dit la maîtresse ? »
« Tiens, tu feras tremper tes serviettes dans le bidet. »
« Désormais tu es une femme : fais attention ! »
« C’est la fin de ta liberté. Tu n’auras plus le droit de sortir. »
« Déjà ! Toi, encore si petite .»
Comment, avec de telles paroles, ces jeunes filles pouvaient-elles considérer l’arrivée de leurs règles comme un avènement positif dans leur nouvelle vie de femme?
Quelques-unes, plus nanties, étaient fêtées, mais elles peuvent se compter sur les doigts de la main. « Nous étions cinq dans la famille, pour les filles, quand nous avions nos règles, nous avions droit à un cadeau de notre choix, que nous allions acheter avec les parents. J’ai choisi une large ceinture avec un beau médaillon. »  Dans un monde où nous avons perdu l’usage des rituels de passage pour célébrer l’avènement, voilà comment propulser sa fille dans un avenir adulte.
Il est important que les jeunes filles soient prévenues de l’arrivée de leurs règles, non seulement qu’elles sachent ce qui va leur arriver physiquement, mais aussi ce que représente et implique cette nouvelle situation. Physiquement, elles vont saigner tous les mois par leur sexe, le sang vient de l’utérus et s’écoule par le vagin. Il n’y a pas à en être gênée ou honteuse : c’est le fonctionnement physiologique du corps de la femme pendant sa période de fécondité quand elle n’est pas enceinte. Ce n’est pas du « vieux sang », sale et dégoûtant ; c’est une muqueuse gorgée de sang précieux, puisque c’est lui qui nourrit la vie de l’oeuf fécondé avant que le placenta soit organisé  et qui s’expulse lorsqu’il n’y a pas eu de fécondation. Il faut bien sûr être préparée à cette émission de sang. De nos jours, il y a effectivement tout ce qu’il faut pour se « protéger », ce dont les médias nous informe largement. L’essentiel pour cette jeune fille n’étant toutefois pas de faire face aux saignements, mais de réaliser qu’elle passe dans un nouveau fonctionnement.
À l’arrivée des règles, les jeunes filles devraient être honorées et accompagnées sobrement par leur mère. Ces dernières devraient « marquer le coup » et leur souhaiter une vie de femme heureuse. Il n’y a ni à cacher l’événement, ni à ameuter la terre entière, mais c’est l’occasion de raconter, comment cela s’est passé pour elle-même et les autres femmes de la famille. Les mères devraient cesser d’ignorer que leurs filles ont besoin de savoir ce qu’a été la vie sexuelle des femmes qui les ont précédées. L’arrivée des règles offre ainsi l’occasion à la mère de raconter à sa fille sa propre vie de femme. Or lorsqu’elles ont elles-mêmes été traumatisées par l’arrivée de leurs règles, les mères ne savent pas dire simplement à leurs filles qu’elles grandissent et qu’elles auront à les quitter pour devenir des femmes. Ce n’est pas qu’elles veuillent brimer la sexualité de leur fille, c’est qu’elles ne savent pas parler simplement de leur propre sexualité, car la sexualité n’a pas été simple pour elles. Elles ne savent donc pas dire à leurs filles qu’elles sont elles-mêmes des femmes. Et lorsqu’elles ont été malheureuses dans leur vie de femme ou de mère, elles n’ont même pas l’idée de lui souhaiter d’y arriver mieux qu’elles. C’est pourtant la seule façon de permettre à la fille de gagner du temps et d’oser dépasser les difficultés de sa mère.
Sans la moindre parole maternelle, les filles se retrouvent automatiquement prises dans les filets ancestraux d’écueils insaisissables qui les dépassent et les immobilisent. Il est très difficile pour une fille d’arriver à faire mieux que sa mère si celle-ci ne lui en donne pas l’autorisation. Il faut toutefois que cette autorisation soit réelle, ressentie, que ce soit une parole qui raconte, une parole du cœur, une parole affective dans laquelle la mère dise sa vérité. Car si cette parole est vraie, elle renforce la sécurité de base de la fille. À l’image des fondations d’une maison qui permettent d’élever sa structure, ces informations participent à la consolidation des fondations de la fille. Elles s’intègrent en elle et consolident son socle de future femme. Elles s’impriment dans les cellules de son corps et de son sexe, et la fille, ainsi au courant de son histoire singulière, peut aborder sa vie future.
Lorsque les mères se comportent ainsi, cela a un autre avantage :c’est de leur permettre d’intégrer que leur fille a grandi et qu’elles ne peuvent plus la considérer comme leur petite fille. Les mères ont aussi besoin de se séparer de leur fille, de pouvoir s’en détacher. Être heureuse qu’elle aille bien et grandisse est une chose, c’est le plaisir d’avoir accompli sa mission, sa fonction de mère ; se détacher d’elle et lui faire confiance, en sachant qu’elle n’a plus besoin d’assistance, est une autre chose. C’est cependant aussi la mission du statut maternel. Les mères ne doivent pas s’accrocher à leurs enfants. Cet accrochage ralentit leur croissance. Si elles sont malheureuses ou se sentent lâchées, les filles, pour les soutenir, restent fixées à leur mère et ne peuvent plus s’occuper de leur vie à elles. Les mères doivent apprendre à ne pas avoir besoin de leurs enfants pour vivre, elles doivent inventer autre chose pour se dynamiser. C’est une véritable conversion, ce n’est pas toujours aisé dans la mesure où la fonction maternelle étant d’assister, nourrir et soutenir l’enfant tant qu’il n’est pas capable de le faire seul, elles ont voué toute une tranche de leur vie à cette tâche nécessaire, sans avoir suffisamment prévu que cette période était transitoire et ne durerait pas toute la vie.
Il existe aussi des mères qui n’ont pas pu trouver la disponibilité totale qu’implique la fonction maternelle. Ayant, elles-mêmes, manqué soit de modèle, soit de forces maternelles, elles n’ont pas pu contenir et soutenir leur enfant dans ses nécessités. Trop agitées ou trop fragiles, ces « mères-enfants » ou ces « mères-absentes » se sont retrouvées phobiques de la fonction maternelle. Elles se sont lancées frénétiquement dans une autre activité et n’ont pas été présentes. Elles ont lâché trop tôt leurs filles qui, perdues, ont été obligées de faire face à ce manque de soutien, en inventant des systèmes de survie pour ne pas s’écrouler. Ayant manqué de sécurité de base, ces jeunes filles risqueront plus tard de manquer d’attention à l’autre, puisque elles-mêmes n’ont pas été considérées comme  elles en auraient eu besoin. Elles évoluent ainsi, sans arriver à savoir si elles existent vraiment. Ces jeunes femmes demanderont alors beaucoup à leurs hommes tout en les négligeant, comme s’il s’agissait pour elles de rattraper un manque.
Extrait de l’article de Danièle flaumenbaum

Ouvrages références :
1.  crypte : L’écorce et le noyau. Nicolas Abraham et Maria Torok qui les premiers ont nommé la notion de fantôme
2.  Des mots pour le dire : Marie Cardinale.

3.  Nicolas Abraham, L’écorce et le noyau, Aubier-Flammarion, Paris, 1978.

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