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vendredi 10 avril 2015

Découvertes chez les Samos

 sur le masculin-féminin, façonneront votre carrière…


La structure de leur système de parenté avait déjà été décrite chez des Indiens d’Amérique du Nord, les Omahas. Dans un système omaha, on appelle « frères » et « sœurs » les enfants nés des frères de son père et des sœurs de sa mère. « Neveux » et « nièces » les enfants des sœurs de son père, comme s’ils étaient d’une génération en-dessous. « Mon oncle » et « ma mère » les enfants du frère de sa mère. Il s’ensuit qu’un homme appelle « neveux » et « nièces » les enfants de ses sœurs, mais aussi des sœurs de son père et de celles de son grand-père paternel, comme si toutes ces femmes étaient d’une génération inférieure à la sienne. Ce fut le début de mon interrogation.
Pour la jeune ethnologue que j’étais, ce système posait des questions cruciales sur le choix du conjoint : il impose tant d’interdictions que ce choix semble sans cesse repoussé ailleurs, plus loin. Vous ne pouvez épouser personne dans des pans entiers des lignées qui vous ont précédé, et je me demandais comment il était encore possible de se marier dans ces conditions. J’ai donc mené des enquêtes généalogiques approfondies, sur trois villages, que j’ai ensuite traitées par informatique. C’était la première fois qu’on faisait ça : il s’agissait d’ordinateurs gigantesques et primitifs, à Orsay, où un ingénieur traduisait mes données en langage Fortran. Mais ça a marché et cette recherche, qui a duré pas moins de vingt ans, m’a valu une médaille d’argent au CNRS.
La pensée humaine, dites-vous, est entièrement fondée sur le fait qu’il y a deux sexes…
C’est une idée désormais admise en anthropologie : à l’origine de l’humanité, il y a des centaines de milliers d’années, notre pensée a émergé de l’observation de la différence sexuée. Nos ancêtres étaient en effet confrontés à une énigme : pourquoi les hommes n’ont pas la capacité de se reproduire à l’identique, alors que les femmes enfantent des filles, mais aussi des garçons ? Cet immense mystère a pris fin au xviiie siècle, quand on a découvert les ovules et les spermatozoïdes et qu’il a fallu en conclure à la coresponsabilité. Jusque-là, toutes les théories du monde expliquaient l’enfantement comme une « cuisson » : l’homme enfournait dans la femme une graine d’humain, l’utérus servant uniquement de « marmite » où le nouvel être « cuisait » pendant le temps de la grossesse.
Et ce mystère-là a été plus déterminant pour notre psyché que tous les autres qui assaillaient les humains ?
Oui, parce que se reproduire était vital. Il fallait s’approprier des femmes pour avoir des enfants. Ce sont toujours les femmes qui ont été échangées entre hommes ; nulle part les femmes n’échangent des hommes entre elles. Il s’agit de la conséquence sociale d’un système cognitif.
Beaucoup pensent pourtant qu’une humanité matriarcale a précédé notre actuelle humanité patriarcale.
Cette idée complètement fausse est partie, au xixe siècle, d’un raisonnement du sociologue suisse Johann Bachofen : il trouvait logique qu’à l’origine on ait vénéré les femmes, puisque c’étaient elles qui enfantaient. Il imaginait qu’ensuite, vers le Néolithique, il y a dix mille ans, le pouvoir masculin avait renversé l’ordre des choses. En réalité, les humains, hommes et femmes réunis, ont dès le départ considéré que les hommes semaient les enfants dans les femmes – avec sans doute l’aide des dieux, des génies ou des ancêtres. Sous toutes les latitudes, la culture transmise a ainsi réduit les femmes à l’état de simples réceptacles qu’il fallait s’approprier.
Vous écrivez quelque part : « La valence différentielle des sexes pourrait être désespérante, mais elle ne l’est pas vraiment. » Qu’est-ce que ça veut dire ?
« Valence » est un mot-valise que j’ai emprunté à la chimie pour exprimer la double idée de valeur et de balance. Cela veut dire que les cultures humaines ont toujours considéré les valeurs attachées au masculin comme supérieures aux valeurs attachées au féminin. A partir d’une conception erronée de l’engendrement, nous avons bâti des systèmes qui se sont transmis. Mais depuis deux siècles, nous savons que ce ne sont pas les hommes qui mettent les enfants dans les femmes, même si on continue à le suggérer, en parlant de la « petite graine que papa met dans le ventre de maman » – maman a aussi une petite graine qui se mélange avec celle de papa ! Si je ne trouve pas cela désespérant, c’est qu’il s’agit d’une construction humaine que nous pouvons donc démonter et remplacer. Tout ce qui a été créé par l’esprit peut être changé par l’esprit. Mais deux siècles, c’est court. Les soubassements de nos mentalités évoluent très lentement.
Que penser des théories du genre, pour qui cette « erreur initiale de jugement » a déterminé jusqu’aux différences physiques entre hommes et femmes, qui ne seraient en fait que le fruit d’une sélection culturelle ?
Nos apparences morphologiques sont naturelles, mais jusqu’à un certain point. Il est exact qu’on a mieux nourri les hommes que les femmes, de la préhistoire à nos jours, et que cela a modelé nos corps. C’est un phénomène à considérer sur 250 000 ans. Dans certaines régions, les femmes sont privées des nourritures les plus « échauffantes », riches en protéines, quand elles sont enceintes, car cet excès de chaleur porterait préjudice aux enfants qui doivent « cuire à feu doux » dans leur chaudron utérin. En Afrique, on dit que si l’enfant est porté à feu trop fort, il naît albinos ! Et cela continue, même en France. Pendant des années, des jeunes femmes m’ont dit : « Je croyais bien faire en donnant plus de viande à mon fils qu’à ma fille. » Quand j’étais petite, en Auvergne, mes grands-tantes ne s’asseyaient jamais à table et elles mangeaient ce que les hommes leur laissaient.
Ces traitements ont progressivement conduit, non pas à des morphologies différentes, mais à des amplitudes de taille et de poids plus favorables aux hommes. On en est arrivé à penser qu’il était préférable qu’une femme soit plus petite que son mari. Il est donc vrai que les cultures ont fabriqué nos corps, et cela de façon d’autant plus regrettable que plus les femmes sont menues, plus elles accouchent difficilement : beaucoup y ont laissé leur vie et leurs enfants en ont pâti. Cela s’est donc fait au détriment de toute l’espèce.
Aujourd’hui, je trouve dommageable la peur de ceux qui s’imaginent qu’on va enseigner à l’école que les garçons et les filles sont semblables. Il faut simplement comprendre que la cognition a eu sur notre espèce un impact social beaucoup plus fort que ce que nous croyons. Que nous soyons différents ne veut pas dire que nous sommes inégaux, ni que les uns sont supérieurs aux autres.
Dans un monde idéal, l’enfantement ne devrait-il pas faire des femmes des êtres « supérieurs » ?
Non : dans un monde idéal, tel que le rêvaient sans doute les humains des origines, les femmes enfanteraient des filles et les hommes des garçons. Des mythes africains racontent d’ailleurs que Dieu a créé deux espèces différentes, les hommes et les femmes. Mais un jour, ils se sont rencontrés, ont eu des rapports sexuels. Cela a fort déplu à Dieu qui les a contraints à vivre ensemble et, comme c’étaient les hommes qui avaient suscité la rébellion, leur aptitude à enfanter leur a été retirée.
Pensez-vous que le XXIe siècle sera celui des femmes ?
C’est aller un peu vite en besogne. Les choses bougent, mais cela prendra plus de temps. En 1995, le Bureau international du travail avait calculé qu’au rythme où les choses évoluent depuis le début de l’ère industrielle, la parité professionnelle parfaite serait atteinte au bout de 475 ans. Vingt ans plus tard, il nous reste 455 ans à tirer – ou plutôt à lutter ! Mais nous sommes sur la bonne voie. De plus en plus d’hommes estiment que, pour que la société fonctionne, il leur faut rejoindre la pensée féministe. Pour d’autres, ce mot est cependant presque devenu une insulte. Pour moi, non. Il prend juste en compte la moitié de l’humanité ! Et cette marche conjointe, de femmes et d’hommes main dans la main, pour atteindre l’égalité, me paraît évidemment bonne. Ce qui me paraît regrettable, c’est qu’aujourd’hui on laisse croire aux jeunes filles que tout est réglé : l’obligation politique de parité, le droit de vote, celui de travailler, de prendre la pilule ou d’avorter… il n’y aurait plus rien à faire. C’est seulement quand elles entrent dans la vie active et la maternité, que les femmes se rendent compte de la réalité des barrages qui leur sont opposés. Le degré de motivation et de mobilisation féministe suit donc une courbe qui, très basse chez les jeunes filles, monte brusquement vers la trentaine.
Aujourd’hui, le mouvement d’émancipation connaît des reculs, par exemple en Espagne…
Même si des lois anti-IVG sont votées, je pense que le mouvement est irréversible et que, tôt ou tard, d’autres lois viendront effacer ces reculs momentanés. Il faut regarder le cheminement au long cours, sans trop s’affoler des péripéties en dents de scie.
Ces derniers temps, la cause féministe a retrouvé des accents post-68, avec les Pussy Riots et les Femen. Que pensez-vous de ces activistes venues de l’Est ?
Elle sont remuantes mais utiles pour faire prendre conscience, à leur manière, de l’absence d’égalité dans le monde. J’apprécie qu’elles renouent, intuitivement, avec des traditions que j’ai rencontrées dans des ethnies africaines où, pour faire honte à des hommes (leurs maris ou leurs fils), les femmes ouvrent publiquement leur pagne devant eux, pour leur rappeler d’où ils sont sortis.
Jusqu’où peut-on espérer la vraie égalité ?
Il faut s’entendre. On peut finir par obtenir une égalité structurale, c’est-à-dire admettre que différence ne signifie pas hiérarchie. Mais supprimer la notion de hiérarchie est une autre histoire. Car nous, humains, avons une spécificité par rapport aux autres mammifères : la néoténie, autrement dit le fait que nous naissons prématurés et demeurons longtemps dépendants de nos parents – et même de plus en plus longtemps de nos jours.
C’est le « syndrome Tanguy »...
Cela veut dire que pendant leurs 15 à 20 premières années, les petits humains connaîtront toujours l’autorité et la dépendance, affective et nourricière. Nous avons donc, gravée en nous, l’idée même de hiérarchie – celle qui fait que les parents sont « supérieurs » aux enfants. Dans la « valence différentielle des sexes », tout se passe comme si les hommes naissaient avant les femmes : Adam, par exemple, apparaît toujours avant Eve ! Je crois qu’on arrivera un jour à l’égalité homme-femme, mais on ne supprimera pas notre attachement à la hiérarchie. A cause de la néoténie.
Mais cette néoténie, en rendant le petit humain longtemps malléable, est ce qui rend possible la culture et la transmission !
Exact, mais en même temps, elle grave en nous la propension à l’obéissance. Il est donc vraisemblable que de nouvelles hiérarchies vont apparaître, fondées sur d’autres choses que le sexe.
Selon vous, la hiérarchie serait donc un obstacle à la suite de notre évolution ?
Oui. Les seuls qu’elle ne bloque pas dans leur épanouissement sont les créateurs, ceux qui arrivent à voler de leurs propres ailes, immergés dans leurs idées neuves, échappant à toutes les tutelles, qu’il s’agisse des parents, des maîtres, des gouvernants ou des patrons. Souhaitons donc que nos descendants soient de plus en plus créateurs !

Extrait de l’interview de Françoise Héritier paru sur CLES.

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