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jeudi 6 août 2015

XXe siècle ou le « Siècle de la Femme » : pour quelle société ?


 
En 1928, Madeleine Brisson, qui signe régulièrement sous le nom de plume Yvonne Sarcey des articles au sein des Annales politiques et littéraires, revue que dirige son époux, analyse ce qu’elle désigne comme « le Siècle de la Femme », s’attardant notamment sur les conséquences d’une présence de plus en plus marquée de la gent féminine à de hautes fonctions sociales




Monsieur Henri Duvernois a autant d’esprit que de galanterie, écrit-elle. Un jour qu’on lui demandait le nom, l’épithète qui conviendrait à notre siècle agité, — n’avait-on pas eu le siècle de Périclès, le siècle de Louis XIV, le siècle du Romantisme, et d’autres honorables siècles ? — sans hésiter, l’auteur de Crapotte répliqua : « Le siècle de la femme ! Car, ajouta-t-il, seule la femme pourra apporter un peu de douceur et d’intelligente tendresse à tout le futurisme, dilettantisme, machinisme, babelisme, confusionnisme, nébulisme et convulsionnisme actuels... »

Ce qui revient à dire que, quand tout ça en isme fait du grabuge, la femme triomphe. Pourtant, si l’on jette un œil sur les journaux, on aperçoit, en grosses manchettes : « Crise du Mariage... Crise des Domestiques... Crise de l’Enfant... Crise de la Culture... Crise de l’Education... Crise de la Famille... » Alors, quand il y a pagaille partout, on s’écrie : « — Vive la femme ! Voilà son siècle ! »

Peut-être trouverait-on un peu de contradiction dans cette logique-là ; mais si on mesure la puissance d’Eve au bruit qu’elle fait aujourd’hui dans le monde, on peut reconnaître, avec M. Duvernois, que le siècle lui appartient, poursuit Madeleine Brisson... Il est vrai que c’est aussi le siècle de la Victoire... Passons ce détail, le Poilu est galant, il ne protestera pas... Pourquoi faut-il qu’au moment où la femme, libre d’elle-même, dirige exclusivement son destin, on voie plus de divorces que jamais ?... Passons encore sur ce mystère.

En revanche, une conseillère municipale, miss Isabel Mac Donald, vient d’être élue à Londres. A Paris, égal triomphe. M. Aristide Briand, avec autant de courtoisie que de prudente diplomatie, ouvre, à petits battants, les portes du Quai d’Orsay aux futures attachées d’ambassade... Et ce n’est pas tout. M. Chiappe, qui ne veut pas être en reste de modernisme, songe à confier aux femmes certains rôles dans la police. Pour semer la justice parmi les nommes, sans doute leur octroiera-t-il un joli bâton rose, peut-être même un tricorne bleu.

Et ne croyez pas que je me moque... Ces avantages réels, ces conquêtes successives ont demandé une somme de courage, d’ardeur, de volonté, qui font le plus grand honneur à la femme. Depuis qu’elle est sortie de l’ombre, on la voit hardiment grimper au mur des réalités et chercher le soleil. Arrivée au faîte, tout éblouie, elle regarde les hôtes de la forêt : les hommes au mode mineur, les demi-hommes, les hulpul-hulplas et les cloportes... Et de là-haut, elle rit ou fait semblant. Si Rabelais la contemplait en tel exercice et hasardeuses ascensions, acrobaties et tourne-têtes, il en serait tout pantois.

« Quand je dy femme, je dy un sexe tout fragile, tout variable, tout muable », écrivait-il au temps de Gargantua.

Aujourd’hui, le sexe tout fragile, tout muable a du muscle, une résistance d’acier, des poings de boxeur, la tête farcie de cervelle, le sens des affaires, et... il fait le siècle. C’est évident, la femme marque de son sceau notre temps... Mais, si on en croit la rumeur, il y a crise partout, crise principalement au foyer, crise générale de la famille... Serait-ce donc que tout n’est pas encore pour le mieux dans le meilleur des mondes ? Pourquoi ?

Peut-être oserai-je risquer que, dans la bonne nature, il existe un ordre, une harmonie, un rythme qu’on ne bouscule pas sans jeter quelque trouble sur la symphonie. Depuis qu’elle est lion et dragon, la femme a franchi d’un bond si rude les mesures de défense qu’elle est tombée hors de l’orchestre. Ne cherchant que son émancipation, elle oublia l’enfant et s’offrit la fantaisie de mépriser l’homme. Voulant sa libre grâce, elle creusa le péril ; s’évadant de la médiocrité vers je ne sais quel absolu, elle enjamba la raison. Et des cacophonies éclatèrent, bruyantes et désolées.
Aujourd’hui, la femme a pris des ailes, c’est un fait. Elle essaie son Atlantique, et la traversée ne va pas sans quelque naufrage. Faut-il regretter ses conquêtes ? Hé ! non !... Elle apprend son métier, et déjà elle pilote à miracle. Il ne lui manque plus que de redevenir femme. Alors, elle sera digne de donner son nom au siècle. « Elle flotte, elle hésite ; en un mot, elle est femme », disait Racine... Pauvre Racine ! Pauvre siècle de Louis XIV !... Comme tout est changé !

Mais, après tout..., souvenez-vous, il y avait déjà des femmes très bien, à cette époque : instruites, parlant latin, écrivant les plus jolies lettres du monde, lisant les philosophes, s’occupant d’éducation et menant, sans avoir l’air d’y toucher, la politique, les intrigues et les affaires... Au siècle des Encyclopédistes, que d’animatrices ! Par les enchantements de l’amour et de l’esprit, déjà elles gouvernaient les hommes. Et au siècle du Romantisme !... Depuis la dame au turban, qui en savait des choses et des choses, jusqu’à la dame à la pipe qui, la nuit, écrivait à perdre haleine, sa tasse de café sous la lampe, que de petites révolutions, que de scandales, que de talent dépensé !

En somme, déjà dans ce temps-là, il y avait des femmes qui arrivaient, quoiqu’on ne les y aidât pas... La grande erreur de notre siècle — Le Siècle de la Femme — fut de croire que toutes peuvent prétendre aux sommets, que toutes, grâce au travail, sont en droit de régenter les ambassades, l’Académie, les Facultés, les honneurs...

Quelques-unes, oui, animées d’un feu sacré particulier, arrivent aux premières places ; elles ont, aujourd’hui, pour les atteindre, les commodités morales et pratiques qui leur facilitent la chose, comme l’eau chaude, l’eau froide, la salle de bains facilitent la propreté qu’elles croient aussi avoir inventée. Leur grand mérite fut de généraliser un effort qui semblait trop grand pour elles, et d’avoir en bloc montré que la femme était capable de poursuivre un but et de mériter sa liberté.

Elle l’a, aujourd’hui, sa liberté. La société fait des lois pour lui assurer la dignité de son travail, l’indépendance de ses gains et sa personnalité. Tout cela est fort bon... Mais il y a crise dans la maison du bonheur... Je ne croirai à la toute-puissance réelle et définitive de nos filles qu’au jour où elles auront résolu cette crise-là.

(D’après « Les Annales politiques et littéraires », paru en 1928)


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